Yves Henry décrypte les valses de Chopin, l’intégrale
Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Comment analyser, comprendre et expliquer le succès jamais démenti des valses de Frédéric Chopin ? À l’heure de la crise du disque et de la remise en cause des projets les plus ambitieux, Yves Henry renverse la table et propose une double intégrale du corpus que l’on peut acquérir par ex. ici. Il était donc l’interlocuteur idéal pour
- nous exposer la spécificité de ces pièces,
- nous aider à en décrypter la pérennité,
- nous guider dans l’art d’exécuter ces valses aujourd’hui et
- stimuler notre réflexion sur ce que ces miniatures et l’écho qu’elles rencontrent disent de nous autres, humains.
Tel est l’objet de l’entretien-fleuve qu’il nous a accordé le 10 mai 2023. Après la publication en feuilleton, en voici la publication intégrale !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour écouter l’intégrale des valses par Yves Henry, c’est par exemple là.
Yves Henry, vous n’avez pas peur du paradoxe. Vous publiez une double intégrale des valses de Chopin en commençant par reconnaître que les valses, ça n’était pas la passion du compositeur. Vous les opposez aux mazurkas, symbole d’un nationalisme intérieur, aux polonaises, représentantes d’un nationalisme extérieur, aux études, sorte d’exploration des possibles offerts par la virtuosité, etc. En revanche, les valses…
Pour les valses, mon sentiment est que leur nature est différente. Par exemple, j’ai enregistré les mazurkas, donc j’ai étudié les écrits de Chopin et j’ai vu combien, à ses yeux, ces pièces-là étaient importantes, dans le contexte de l’époque, afin d’améliorer la connaissance que pouvaient avoir les gens de la musique polonaise.
Selon Chopin, elle avait été travestie par ses prédécesseurs.
Oui, d’autres compositeurs polonais s’étaient installés à Paris avant lui mais, à l’en croire, ils n’avaient pas suffisamment de compétences musicales pour rendre raison de cette tradition. Aussi avaient-ils donné une image réduite et réductrice de ce répertoire ; lui a voulu corriger le tir. Il le dit avec une immodestie assumée mais, vu le résultat, on peut conclure que son immodestie était aussi du réalisme !
Va donc pour des mazurkas. Avec les valses, on change de projet : si les unes étaient un hommage à la Pologne, les autres témoignent davantage du goût du jour parisien.
En effet, les valses n’ont pas du tout la même destination que les mazurkas. Elles naissent des circonstances culturelles dans lesquelles Chopin évolue, en l’espèce : le salon. Dans sa vie parisienne nocturne, il y a le salon où il se produit et rencontre des gens, le concert où il se produit très rarement, et le concert (ou l’opéra) où il va en tant que spectateur. Le salon exige de jouer en général des pièces assez courtes visant à faire plaisir aux auditeurs. S’il y joue quelques préludes et une mazurka ou deux, Chopin veut d’abord jouer des œuvres que les gens puissent comprendre, donc des œuvres sans complication ou sophistication extrême. Des pièces que chacun puisse aimer spontanément.
« Un chef-d’œuvre peut être simple »
Vous vous référez à une dichotomie qui oppose, dans une certaine mythologie de la musique savante, la musique de qualité à la musique qui « fait plaisir », celle que l’on peut comprendre sans se prendre la tête et que l’on peut apprécier comme on goûterait aujourd’hui de la popinette ou de l’easy listening.
En tout cas, il y a cette idée que, s’il s’agit de jouer une musique divertissante, la valse est idéale dans le cadre du salon. Puisque c’est ce qu’attendent les gens qui fréquentent les cénacles où se produit l’artiste, pourquoi leur refuser ce plaisir ?
Est-ce à dire que l’intérêt des valses de Chopin sourd de cette tension entre, d’une part, l’obligation de jouer une miniature qui corresponde en tout point aux goûts d’une époque et, d’autre part, l’aspiration du compositeur à écrire sa musique – aspiration dont on trouve trace même dans ces séquences ?
Cette tension existe, mais pas seulement dans les valses ! L’exemple le plus connu est sans doute le nocturne posthume en ut dièse mineur. C’est l’un des plus simples qui soit. Tous les amateurs peuvent le jouer. Il est constitué d’une mélodie à la main droite, toute simple, avec un accompagnement tout aussi simple constitué d’accords eux-mêmes hyper simples. La pièce était destinée par le compositeur à sa sœur, même si on la joue encore aujourd’hui, y compris en concert. Ce nocturne est très différent des nocturnes ultra polyphoniques et recherchés qui ont contribué à la renommé du corpus. Pourtant, il touche ses auditeurs au plus profond d’eux-mêmes. Il ne s’agit donc pas d’une sous-œuvre. Ce n’est pas parce qu’une partition est accessible techniquement qu’elle n’est pas un chef-d’œuvre.
À présent, voilà que vous démontez un autre topos de la musique savante : en sus du « si c’est pas au moins un peu ennuyeux et bizarre, c’est pas de la grande musique », il y a le « si c’est pas compliqué à jouer, c’est pas terrible »…
Le nocturne posthume en Ut dièse mineur en est la preuve irréfutable : il est simple, et c’est un chef-d’œuvre.
« La pérennité du plaisir est un signe de génie »
À l’instar de ce nocturne, vous sous-entendez – et c’est logique pour qui publie une double intégrale des valses ! – que ce n’est pas parce que toutes les valses ne sont pas tarabiscotées, difficiles à jouer et réservées aux experts musicologues qu’elles ne sont pas des œuvres dignes d’intérêt.
Je ne le sous-entends pas, je l’affirme ! Les valses remettent en cause un critère d’évaluation de la musique très répandu : la sophistication. Plus une œuvre serait sophistiquée, plus elle serait digne d’intérêt. Alors, posons la question : toutes les valses sont-elles d’une grrrande sophistication ? Non. Mais une partie du miracle se niche dans cette non-sophistication ! Malgré elle, ou derrière elle, ou grâce à elle, il reste toujours, dans chaque valse, la patte de Chopin, son inspiration géniale, cette spécificité qui fait que, même quand une valse est très simple et, je veux insister sur ce point, très facile à comprendre par le public, elle peut toucher l’audience, donc accrocher l’intérêt de chacun.
Vous décrivez le processus de composition chez Chopin comme un équilibre modulable entre une geste personnelle, fondamentale, et une conscience du public, plus ou moins ancrée dans les pièces, qui nécessite de lui offrir quelque chose (une mélodie, une harmonisation, un rythme familier…) afin de faire passer, en quelque sorte, le projet plus intime présidant à l’écriture.
Nul ne contestera que Chopin avait conscience de son public. Il offrait des valses à telle ou telle de ses connaissances, au point que de nombreuses pièces sont restées à l’état de feuillets d’album sans jamais être éditées et ne sont apparues qu’au fil du temps.
Au reste, elles sont peu nombreuses à avoir été éditées du vivant du compositeur.
Cela constitue une partie de leur spécificité. Les valses émergent de la nécessité de produire au salon quelque chose qui soit facile à appréhender du public lequel, lors de ces moments mondains, n’est pas une assistance sophistiquée venue spécifiquement écouter un concert. Pour autant, elles ne sont pas écrites avec négligence. D’ailleurs, on le voit bien : ces œuvres qui sont écrites pour plaire, on a beau les connaître sous toutes les coutures, elles nous plaisent toujours quand nous les entendons. Nous ne nous en lassons pas. La pérennité du plaisir démontre que chaque valse cèle quelque chose de profond et de génial.
Même si Claude Debussy écrivait que « la musique est là, d’abord, pour faire plaisir », vous rappelez que cette idée de « plaisir » est à la fois relative et éphémère. Le plaisir musical change selon les époques. Cela justifie même, pour certains compositeurs, de se moquer totalement de plaire à leurs auditeurs… voire de faire du déplaisir un critère de qualité ou de génie ! Est-ce ainsi qu’il faut penser aux valses de Chopin : des pièces « pour faire plaisir mais pas que » ?
Il faut assumer l’évidence, Chopin a écrit ces valses pour satisfaire son public. Toutefois, beaucoup d’autres œuvres que les valses, de beaucoup d’autres compositeurs que Chopin, ont beaucoup plu à leur auditoire à une certaine époque mais, si on les joue aujourd’hui, le temps a passé, le goût a changé, de sorte qu’elles nous paraissent, disons-le poliment, dénuées d’intérêt.
« La simplicité, c’est réjouissant ! »
Pourquoi, d’après vous, les valses de Chopin ont résisté à l’épreuve du temps ?
Pour une raison à la fois insondable et très simple : Chopin combine un trait de génie (qui, souvent, peut sembler lié à une idée musicale) et une structure quasi immuable, très claire, immédiatement perceptible. En effet, les valses, comme les mazurkas, respectent une carrure très précise, très régulière, avec des éléments récurrents qui facilitent aussi l’accueil du public.
À vous écouter, on a presque l’impression que, tel que l’investit Chopin, le genre de la valse, grâce au refrain, au leitmotiv et à la clarté de la structure, offre paradoxalement la quintessence de l’art du compositeur ou, formulé de manière moins provocante, met à nu la spécificité de sa musique, débarrassée de ce que vous appelez avec admiration sa « sophistication » ?
Une chose est sûre, dans ses valses, Chopin ne laisse pas sa musique étouffer sous les conventions. Néanmoins, on aurait pu imaginer que, pour parvenir à cet exploit, il écrive des pièces ultrasophistiquées pour contrebalancer l’aspect convenu du genre. Or, pas du tout : Chopin écrit bien des valses pour plaire, il ne triche pas, ne déroge pas au projet de plaisir consubstantiel à ce type de musique et, pour autant, il ne sophistique pas à outrance.
Pouvez-vous donner un exemple de cette (relative) simplicité ?
Songez qu’il n’y a pas d’indication très précise de pédalisation. Les rares qui sont présentes sont beaucoup moins complexes que celles que l’on trouve dans les mazurkas, pour nous en tenir à ce parallèle. De même, la polyphonie est beaucoup moins déployée dans les valses que dans les mazurkas. Si bien que les valses sont plus simples, plus basiques, pour l’interprète comme pour ses auditeurs… et c’est réjouissant !
Un compositeur au service de son public, c’était fréquent, à l’époque de Chopin ; un compositeur au service de son public qui reste immensément connu 174 ans après sa mort, c’est presque une curiosité…
Peut-être parce que Chopin avait les deux : le génie intérieur et la conscience de son auditoire. Grâce au salon et à ses élèves, Chopin a pu constater de manière très fine l’état de son public. N’oublions pas que c’est le seul musicien de son époque qui soit à la fois compositeur, pianiste (quoique donnant peu de concerts) et surtout professeur. Autrement dit, il est confronté toute la journée, car il donne des cours toute la journée, à des gens issus de milieux élevés, ces mêmes milieux qu’il fréquente au salon, et il voit bien chez ses élèves les connaissances donc les ignorances musicales dudit milieu.
« Une partition peut être une photographie sociologique d’une époque »
En somme, alors même que la musique avait une place importante dans la sociabilité des riches, le niveau de culture musicale des élèves de Chopin n’était, à ses yeux, pas très élevé…
On pourrait le dire de façon encore moins amène sans déformer la vérité ! Cet effarement du professeur a contribué, me semble-t-il, à conduire le compositeur à être quasi maniaque, obsessionnel, ultra pointilleux dans les indications dont il a inondé nombre de ses partitions : pédales, nuances de chaque main, annotations… Il paraît vouloir tout expliquer, comme si, finalement, ceux qui devaient jouer sa musique étaient incapables de deviner le sens de ce qu’il a écrit.
Les valses, elles, ne sont pas souvent fournies avec leur mode d’emploi. Pourquoi ? Parce que Chopin était le seul à les jouer ? ou parce que, ce type de musique étant (parfois) plus simple et bien référencé dans l’oreille des auditeurs-interprètes, les précisions étaient moins utiles ?
Pour une raison pratique que nous avons évoquée rapidement. Songez que Chopin n’a édité que sept valses. Or, c’est quand il édite quelque chose qu’il pousse le manuscrit au maximum de ses possibilités, afin que le futur lecteur de la partition puisse ou doive tout comprendre. La plupart de ses valses, Chopin les joue lui-même et ne les destine pas à la publication. Donc il ne consent pas cet effort, important, de minutie et d’explicitation. J’y ai beaucoup réfléchi, depuis que je pratique Chopin donc depuis un p’tit moment ! Selon moi, ce rôle des indications est une photographie sociologique de ses élèves dont très peu étaient réellement formés ; et leur nombre limité sur l’ensemble des valses traduit aussi leur usage dans la pratique de compositeur et d’interprète de Chopin.
Donc les valses sont à la fois façonnées par les goûts parisiens de l’époque et construites, dans leur écriture même, par la connaissance humaine et pédagogique que Chopin avait de son public. Pouvez-vous nous expliquer ce que nous révèlent ces mêmes valses à travers l’appétence de nos contemporains qu’elles suscitent encore et encore ?
C’est difficile de comparer car il nous faut imaginer ce qu’il en était à l’époque du compositeur. Toutefois, il est très probable que ce qui motive le goût pour les valses de Chopin tel que nous connaissons aujourd’hui était déjà valable à l’époque.
C’est-à-dire ?
Avoir une mélodie séduisante à la main droite et un accompagnement assez sobre (une basse, deux accords, quelque fois avec une ligne à l’intérieur mais qui n’est pas compliquée à jouer), cela crée les conditions nécessaires pour jouer une œuvre avec un résultat quasi immédiat susceptible de charmer quiconque y a accès. Or, Chopin avait à la fois l’art de la mélodie très inspirée – c’est le moins que l’on puisse dire – et la science de l’harmonie. Il était autant harmoniste que mélodiste. Écoutez ces modulations, évidentes et efficaces ! Par conséquent, même quand les accords sont simples à jouer, ils sont très beaux et ne sont pas laissés au hasard comme chez d’autres compositeurs moins vétilleux. Les valses de Chopin prouvent que, avec très peu de moyens, il est loisible d’obtenir un résultat sonore à la fois satisfaisant, charmant et très agréable pour celui qui joue comme pour celui qui écoute. Ce qui n’entraîne pas que les valses soient dépourvues de profondeur !
« Une valse de Chopin, c’est du Chopin ! »
C’est ce que vous montrez dans le très riche livret de votre double intégrale, où vous soulignez que ces « mélodies simples » (parfois moins faciles à jouer que vous ne l’affirmez…) sont inspirées et porteuses de sens pour le compositeur. Vous y démontrez que, certes, Chopin s’est senti obligé d’écrire des valses pour plaire, mais le résultat ne se réduit pas à de la musique alimentaire.
Vous savez, j’enseigne l’écriture au CNSM de Paris. Dans ce cadre, comme le veut la tradition, nous faisons travailler les étudiants dans le style des compositeurs. Ils doivent écrire un quatuor dans le style de Schubert, un lied dans le style de Strauss, une mélodie dans le style de Debussy… Ainsi, on décortique comment fonctionnent ces grands compositeurs, quel est leur langage, comment ils l’utilisent, etc. Le but est d’entrer en profondeur dans la compréhension de leur matériau et de leurs outils. Dans tous les cas, on se rend compte que ce qui paraît le plus simple, le moins élaboré, par exemple parce qu’il n’y a pas de contrepoint compliqué, pas énormément de notes ou beaucoup d’harmonies, c’est le résultat soit d’un travail acharné, soit d’un génie. Prenez les lieder de Schubert : ce sont des chansons à la fois très simples et miraculeuses.
On en revient à l’idée que le chef-d’œuvre n’est pas dans la complexité.
Oui.
C’est pourquoi vous avez choisi d’enregistrer même des valses très simples.
Aucune de celles que j’ai enregistrées ne mérite pas de l’être. Chacune a son charme particulier.
Pour autant, toutes les valses au programme ne sont pas « faciles », du moins pour l’interprète.
Elles sont faciles parce qu’elles sont courtes, d’abord, et, pour la plupart, peu polyphoniques. Cela complique souvent l’interprétation, au piano, quand les voix commencent à s’entremêler. Donc, si, les valses sont toutes accessibles.
Néanmoins, vous distinguez les valses chantantes et les valses brillantes. Cette seconde catégorie ne s’appuie pas que sur la mélodie, l’harmonie et les modulations : il y a de la virtuosité dans l’air…
Certes, mais il est indispensable de tenir compte de ce qu’est une valse pour Chopin, de cette simplicité structurelle, pour ne pas sombrer dans la virtuosité pure.
Pourquoi ?
Ce serait hors sujet.
Pourquoi, « hors sujet » ? Les valses n’avaient-elles pas aussi cette fonction d’« effet waouh », presque circassienne, consubstantielle à une certaine musique de salon où l’on admirait l’interprète parce qu’il jouait très vite beaucoup de notes ?
Dans les valses brillantes, la virtuosité, ce n’est pas un problème, c’est une exigence. Le danger est de s’en contenter car même quand les valses sont virtuoses, elles ne sont pas que virtuoses. Si on se contente de cet aspect, on les transforme en exercice de virtuosité, genre pour lequel Chopin n’avait aucune inclination. On oublie que, quelque rutilante soit-elle, une valse de Chopin, c’est du Chopin. En se concentrant sur la technique et l’envie de susciter l’admiration à son endroit, on passe à côté de leur beauté.
« Avec une intégrale, soudain, apparaît l’évidence d’un œuvre »
Même si les valses de Chopin sont (plus ou moins) toutes de Chopin, en distinguant valses brillantes et valses chantantes, vous opérez une première fissure dans la notion de « valses de Chopin ». En réalité, cette appellation générique ne masque-t-elle pas – un peu comme les Sequenza de Berio ou les Colloques de Jean Guillou, même s’il ne s’agit pas de genres musicaux a priori – une diversité ontologique ?
Bien sûr. Certaines valses pourraient presque être réintitulées « Nocturne », si c’est ce que vous sous-entendez ! Donc, oui, par définition, il peut sembler un tantinet exagéré de les réunir comme un tout cohérent, mais cela a un avantage : c’est le format d’un enregistrement et d’un concert, pour lesquels la variété de style est un atout. L’intégrale dévoile un kaléidoscope de sentiments et de sollicitations du piano en tant que moyen d’expression d’une émotion, d’une pensée, de quelque chose qui reste très accessible au public.
Les valses seraient-elles les anti-Préludes, dans la mesure où les 24 préludes ont été publiés comme un ensemble mais n’ont jamais été envisagés comme devant être joués à la file, alors que les valses n’ont pas été publiées comme un ensemble mais ne souffrent pas d’être exposées en intégralité ?
Dans ce cas, il faudrait aussi citer les Études ! En réalité, quand on joue les préludes à la suite, il se produit quelque chose par la grâce de l’accumulation des tonalités, par la succession des atmosphères, par la confrontation des rythmes… Et ce quelque chose qui se produit, c’est l’apparition d’un œuvre.
Est-ce le cas aussi pour les valses ?
Les valses tirent leur unité de leur diversité. Dès lors, pourquoi forment-elles un tout, derrière leur proximité rythmique ? Parce qu’elles émaillent la vie de Chopin sur une large période et qu’elles sont marquées par ce qui se passait dans l’existence du compositeur au moment où il les couchait sur le papier. C’est une succession d’événements musicaux, une galerie de portraits sonores où les émotions s’entrechoquent. Ce qui pourrait passer pour un défaut (elles n’ont pas été conçues comme un ensemble) en constitue en réalité le prix et justifie largement l’exécution ou l’écoute intégrale de ce corpus.
« L’important, c’est de sentir la patte du génie »
Parlons donc de ce corpus qui n’est pas un œuvre même s’il fait œuvre quand on le joue intégralement… Sa composition, comme on dirait en gastronomie, est sujette à débat. On l’a dit, seules sept valses ont été publiées du vivant de l’artiste. Doit-on préférer celles-ci, parce qu’elles ont vraiment été peaufinées par le créateur, ou l’interprète se réjouit-il que les autres lui laissent une plus grande marge, dans la mesure où il lui faut imaginer les indications que Chopin aurait pu apposer s’il avait souhaité ou eu le temps de les faire imprimer ?
C’est exact, on ne peut pas mettre toutes les valses dans un même sac. Indiscutablement, les valses publiées sont spécifiques. Elles ont bénéficié d’une attention dans les détails, même dans l’organisation interne. Pour quelques-unes, on a retrouvé l’idée initiale ailleurs, dans des partitions antérieures, avant qu’elle ait été développée dans une valse, ce qui prouve qu’il s’agit bien d’une composition, pas d’une improvisation même si la part de l’improvisation dans l’impulsion liminaire ne doit pas être oubliée. D’autres valses sont beaucoup plus conjoncturelles.
Faire côtoyer différents types de valses est-il une gageure ou du pain bénit pour l’intégraliste ?
Les deux, sans doute, car, permettez-moi d’insister, les valses « plus conjoncturelles » ne manquent pas de charme ! Soit, elles ne sont pas chargées de nombreux motifs passionnants ; et cependant,
- par leur construction,
- par leur fraîcheur,
- par l’idée – fût-elle unique – qu’elles rendent présente,
- par leur spontanéité,
- par leur spécificité,
- par le contraste qu’elles apportent avec d’autres partitions plus élaborées,
elles sont plus qu’intéressantes. Par exemple, une des valses en La bémol est une sorte de petit tourniquet perpétuel au centre duquel se déploie un petit trio qui ressemble à un air de cornet à piston. Il faut la jouer comme une pirouette, une respiration, un autre éclairage sur le génie chopinien.
L’unité serait moins le rythme ternaire que la patte du compositeur ?
Le rythme est essentiel puisque la griffe de Chopin se reconnaît dans l’ensemble de ses œuvres ! Pour autant, la diversité d’écriture – presque de nature – des valses nous apprend quelque chose sur la manière dont Chopin composait pour le piano.
Comment ça ?
Prenez la valse en La bémol que j’ai placée en avant-dernière position. On dirait une berceuse. Est-ce de Chopin à 100 % ? C’est difficile à dire. Je sais que l’Institut Chopin de Varsovie, avec qui je suis évidemment en contact, réalise des études assez poussées sur le papier et l’encre utilisés, entre autres, pour savoir si chaque œuvre est vraiment authentique… sauf que même si c’est Chopin qui a couché la pièce sur le papier, rien ne prouve qu’elle soit complètement de lui. On soupçonne que, dans certains cas, il a aidé quelqu’un d’autre à finir ce qui n’était que commencé. Au fond, j’ai presque envie de dire : peu importe dès lors que l’on sent la patte du génie !
« J’ai écrit une mazurka de Chopin d’après une mélodie japonaise »
Justement, comment définiriez-vous cette « patte » ?
Pour être concis, je dirais que c’est l’absence de platitude. Dans aucune des valses que j’ai enregistrées vous ne trouverez un enchaînement qui ne soit pas calculé. Jamais rien ne vient détoner. Et, croyez-moi, c’est assez facile de détoner quand on écrit alla Chopin.
Vous parlez d’expérience…
Oh, oui ! En tant que professeur d’écriture, j’ai essayé d’écrire quelque chose dans le style de Chopin… qui, au passage, n’est pas un langage que l’on étudie dans les classes de composition, et c’est regrettable car il a initié beaucoup de choses, notamment dans le domaine des modulations. Bref, j’ai essayé et, pendant longtemps, je ne suis arrivé à strictement rien, et j’en étais très immodestement surpris. Je joue quand même beaucoup d’œuvres de Chopin, je sais comment ça fonctionne et, pourtant, tout ce que j’écrivais, c’était évident que ce n’était pas de Chopin. Par conséquent, j’ai décidé de prendre le problème à bras-le-corps. J’ai étudié à fond la question pour déterminer d’où venaient les caractéristiques saillantes du style de Chopin…
Révélez-nous ce secret !
En fait, ça vient très souvent des modulations, du type de rapport entre les tonalités à l’intérieur d’une pièce. Ce qui est intéressant dans la façon dont Chopin écrit la musique, c’est qu’il a étudié très sérieusement depuis sa tendre enfance avec des maîtres qui lui ont enseigné l’écriture de la façon la plus rigoureuse, avec toutes les règles classiques ; et, au long de sa vie, il a respecté strictement ce cadre… tout en le transgressant, un peu comme Ravel, d’ailleurs.
Malpeste, expliquez-nous ce nouveau paradoxe !
Il n’est pas nouveau, ce paradoxe, c’est le génie de Chopin : on reconnaît sa musique alors que ses bases respectent les règles. Simplement, il s’en affranchit un tout p’tit peu pour ce qui concerne les tonalités avant de retrouver le cadre qu’il s’est imposé. Autrement dit, il s’impose les mêmes règles que les autres, et il arrive à écrire d’une manière différente. C’est ça qui est assez prodigieux !
Avez-vous fini par être prodigieux à votre tour ?
J’ai du moins fini par écrire ma mazurka de Chopin !
L’avez-vous enregistrée ?
Pas encore, mais je la joue de temps en temps en bis, surtout au Japon parce que je l’ai écrite en m’inspirant d’une chanson japonaise. L’exercice consistait donc à écrire une partition de Chopin à partir d’un thème nippon. Je l’ai intitulée Sakura mazurka, du nom du thème original. Je me suis beaucoup amusé à faire ça ; et je suis très heureux quand je la joue et que des gens viennent me voir après le concert pour me dire qu’ils ne connaissaient pas cette mazurka et qu’ils la trouvent très belle. C’est bien car le résultat m’a demandé énormément d’efforts : Chopin a ce côté tellement évident, dans sa musique, tellement normal en apparence, que saisir sa spécificité est un défi colossal.
Sera-ce le paradoxe de Dalí, qui disait : « J’ai des moustaches ostentatoires pour passer incognito car, quand on me voit, on ne voit que mes moustaches, on ne me voit pas derrière » ?
Peut-être. Chopin, c’est une musique que vous reconnaissez tout de suite (des moustaches de Dalí, si vous voulez) et, pourtant, quand vous l’écoutez, rien ne vous semble ni dérangeant, ni incongru. Pas seulement au public en général : même les mélomanes les plus pointus, même quand vous connaissez la façon dont il procède, vous avez beau savoir comment il réalise son tour de magie, vous êtes attrapé à chaque fois. Quel génie !
Cette magie est sans doute l’un des intérêts d’une intégrale, qui permet d’être attrapé à chaque valse. Vous avez aussi esquissé deux types de raisons à cette complétude : d’une part, ces danses ont jalonné la vie de Chopin, c’est donc une sorte de parcours biographique du compositeur que l’intégrale dessine ; d’autre part, elles sont très variées et permettent de proposer un récital « 100 % valse » mais pas étale…
Il y a une quatrième raison, si vous le permettez : fût-ce malgré elles, puisqu’elles n’ont pas été pensées de la sorte, les valses de Chopin forment un tout cohérent.
Toutes ont-elles leur place dans une intégrale ?
Évidemment. Les unes éclairent les autres.
« Nécessité du concert fait loi »
Sera-ce pas vous qui éclairez les unes avec les autres en optant pour un choix musical et non chronologique ?
J’ai opéré ce choix volontairement, afin de permettre de les écouter toutes à la suite.
Est-ce à dire que, de la sorte, on perd le côté fastidieux d’autres intégrales de pièces ressortissant d’un même genre qui, en dépit des beautés de chaque pièce, peuvent paraître un brin linéaires aux auditeurs même confits en dévotion ?
Je l’espère ! À ceci près que je ne dirais jamais qu’une exécution intégrale des préludes, par exemple, est fastidieuse. Cependant, objectivement, cet ensemble n’était pas conçu pour être écouté d’une traite. Grâce à la diversité des valses et par la liberté que j’ai prise de les agencer selon une certaine logique de récital, l’exhaustivité fonctionne parfaitement avec les valses. Nous, interprètes, devons rendre raison de ce kaléidoscope qui ponctue – irrégulièrement, certes, mais qui ponctue quand même – tant d’événements de la vie de Chopin jusqu’à la fin.
Comme les mazurkas, que vous avez aussi enregistrées ?
Avec une nuance cependant : les mazurkas sont peu ou prou trois fois plus nombreuses.
Comment avez-vous pensé l’architecture de cette intégrale des valses ?
Je joue les valses dans un ordre qui n’est pas chronologique, comme je l’ai fait pour les mazurkas…
Dans les mazurkas, vous lisiez une sorte de journal intime que le compositeur aurait tenu au long de son existence. Cette fois, foin de journal intime ?
Nécessité du concert fait loi. Cette intégrale est pensée comme un récital ; or, tout récital articule des changements de climats, d’atmosphères et de caractères. L’objectif est de ne jamais lasser l’auditeur, voire de le surprendre. Il ne faut pas que l’on ait l’impression que la valse que l’on entend est bien meilleure que celle qui l’a précédée, ou inversement. Aussi ai-je placé les trois plus développées et les trois plus virtuoses au début, au milieu et à la fin parce que, si on les place dans l’ordre chronologique, elles se retrouvent assez proches les unes des autres, et ça ne fonctionne pas dans un récital.
« Souvent, Chopin était drôle »
Vous préférez privilégier la diversité à une approche plus encyclopédique, plus rigoureuse, peut-être plus guindée…
Je n’ai pas décidé de cela. La nature des valses m’a poussé dans cette voie. Certaines sont extraverties, échevelées, foisonnantes, on l’a dit. Certaines sont très nostalgiques, très profondes, et vous emmènent ailleurs sans aucun exercice de virtuosité. Certaines sont simplement, si j’ose dire, élégantes et fonctionnent comme une respiration. Certaines sont presque humoristiques et s’apparentent à une caricature d’un public dont Chopin n’a pas peur de se moquer. Il en avait besoin, de ce public, mais il ne l’estimait guère pour autant. Lui, dans la vie mondaine, ne donne jamais son avis sur rien ; en revanche, quand il est avec ses amis ou quand il écrit, là, il y va franchement.
Les valses sont-elles aussi l’occasion de dépasser le cliché qui fait de Chopin un éternel ténébreux torturé ?
Il ne s’agit pas de prétendre que le drame, ressenti au plus intime, est étranger à l’âme de Chopin, ce serait une provocation grotesque ! Néanmoins, on sait que, dans l’intimité, le compositeur était souvent drôle. Il excellait dans l’imitation de personnages. Il avait, a-t-on écrit, un vrai talent pour cela. Ses lettres aussi, quand elles s’adressent à quelqu’un de très proche, montrent un homme qui se livre complètement et tombe carrément la redingote.
En somme, pour vous, la diversité des valses traduit la diversité des facettes de Chopin ?
En quelque sorte. Il ne faut pas imaginer ce génie toujours planté à son piano en train de composer. À Paris, la journée, il donnait des cours ; le soir, il fréquentait l’opéra et les salons. Par exemple, une fois, il était invité chez le marquis de Custine, qui tenait château à Saint-Gratien. Aujourd’hui, c’est à un quart d’heure de Paris, quand ça roule ; croyez-moi, à l’époque, les distances n’étaient pas les mêmes ! Or, ce soir de salon, Chopin est d’abord allé à l’opéra, puis il a mangé avec ses amis intimes polonais et seulement après, il a dû se dire : « Bon, faut peut-être que j’y aille »… d’autant que, à cette soirée, étaient aussi invités Victor Hugo et Eugène Delacroix. Tout le monde était là et attendait Chopin qui, conscient de sa valeur, savait se faire attendre !
« La musique de Chopin est une musique qui raconte »
Donc la diversité des valses ne serait pas seulement conjoncturelle, dans la mesure où elles désignent des œuvres composées dans des circonstances très différentes. Elle serait aussi structurelle, au sens où elle reflète la polymorphie du compositeur.
Elle dresse un portrait du personnage, formant comme un puzzle dont je propose une organisation dans la perspective d’un concert. Quand je pense à l’ensemble du corpus des valses, ce que j’entends et que j’essaye de donner à entendre, c’est le mélange de personnalités, de caractères, d’humeurs, de circonstances, ce maelström que Chopin vivait, mettait en musique, jouait et magnifiait. J’entends la personne extrêmement réservée en public, mais aussi une personnalité infiniment plus complexe et plus riche – personnalité que la lecture des souvenirs des amis, des connaissances, des élèves nous restitue. Dont ce côté moqueur qui, à mon sens, a inspiré certaines valses.
Admettons donc la justification d’une intégrale par son côté kaléidoscopique. Ce nonobstant, creusons la notion d’intégrale car celle des valses de Chopin n’est pas très bien définie : certaines propositions en rassemblent quatorze, d’autres dix-sept, la vôtre dix-neuf… Bientôt vingt-deux ou vingt-cinq, peut-être ?
Je n’en suis pas sûr. Vous savez, ça fait un p’tit moment que je joue ce répertoire, j’ai donc bien regardé, enquêté et fouillé. Celles qui n’ont pas été éditées mais sont disponibles me laissent dubitatif. Nous n’avons aucune certitude que ces valses de Chopin soient de Chopin et, quand je les ai lues, mes doutes se sont confirmés. Cela dit, il faut aussi évoquer les esquisses qui, elles, sont de Chopin mais ne sont que des esquisses…
On ne les trouve pas sur ce disque alors que, à la fin de l’intégrale des mazurkas, vous aviez ajouté quelques variantes.
Oui, j’avais ajouté la bourrée que Chopin avait notée dans le Berry, ainsi qu’un air de mazurka ou de polonaise que Chopin avait noté sur quatre mesures. Je les ai intégrées à l’intégrale parce que ces partitions sont authentiques. Elles parlent. Elles nous racontent quelque chose. Une musique qui commence à ne plus trop raconter quelque chose, ce n’est pas compatible avec Chopin.
Cette narrativité que vous invoquez contribue-t-elle à expliquer le choix d’une intégrale ? En effet, sauf votre respect, on peut se demander si l’écoute intégrale des dix-neuf valses est compatible avec la capacité d’un auditeur qui vient vous voir en concert, achète ou écoute votre disque. Ce nonobstant, faites-vous une différence entre ces deux réceptions auxquelles votre double disque fait écho, l’une ayant été enregistrée en public, l’autre en studio ?
Permettez-moi de préciser une chose : la version piano moderne a été enregistrée sans public ; la version sur piano ancien a été enregistrée, elle, avec public au Salon romantique du château Chanorier, à Croissy, mais pas en concert. C’était comme en studio mais avec un public dont certains membres découvrent, chemin faisant, qu’un enregistrement, c’est pas tout à fait pareil qu’un concert !
Pour vous, contrairement à ce qu’édictait Diapason dont le critique Jérôme Bastianelli qui, dans sa fatuité, jugeait qu’il était pertinent de « regretter que les versions ne s’enchaînent pas valse par valse, ce qui aurait facilité la perception de leurs différences »… avant de vous accorder sa grande récompense (cinq diapasons, mazette !), il faut écouter les deux disques intégralement, à commencer par celui sur piano ancien ancien que vous avez placé en premier.
« Il faut », comme vous y allez ! En tout cas, c’est conçu pour cela, et c’est vivement conseillé pour la version sur le Pleyel 1837. Elle nécessite de s’accoutumer à sa sonorité très particulière pour qui a dans l’oreille les pianos de concert contemporains. En 1 h 10, on a le temps de s’habituer.
Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez pas choisi d’alterner, dans une perspective peut-être plus didactique voire bastianellique que musicale, chaque valse en version ancienne et moderne ?
C’est l’une des raisons. Une autre est que cela aurait dérangé la fluidité du récital. Mais il est certain que, en alternant les pianos à chaque valse, cela aurait rendu agressive la différence entre les deux sonorités. Cela aurait annihilé la cohérence que j’ai cherchée. Quand on change de piano, on change de diapason, cela surprend. Je crois que l’on a besoin de s’immerger dans chaque esthétique. Voilà pourquoi, pour ce projet spécifique, j’ai estimé qu’il valait mieux adopter la même approche au disque qu’au concert… avec cette nuance que, lors d’un récital, je garde l’ordre mais je ménage des pauses entre chaque série de valses pour expliquer deux-trois choses.
« J’ai à cœur de donner des clefs »
Vous l’avouerai-je, Yves Henry ? Une inquiétude terrrrible me saisit. Ne serions-nous point en train de parler de sujets passéistes voire, pire : passés ? À en croire certaines gazettes, certains responsables politiques donc certains dignitaires culturels institutionnels, aller écouter un concert de musique savante est un loisir pratiqué par très, très peu de gens ; quant à écouter un disque, l’idée fleure la naphtaline ! Comment vivez-vous, en tant que musicien appelé à enregistrer des disques et à jouer en concert, l’idée que, officiellement, vous ne vous adressez plus à personne ?
Parlons d’abord du disque, pour être concret. Si je fais abstraction du support, physique ou dématérialisé, on peut écouter le disque chez soi comme je l’ai imaginé. Combien de gens le font encore, je n’en sais rien, mais l’important est que ceux qui veulent le faire peuvent le faire. Un interprète n’est pas là pour imposer à des malheureux de l’écouter mais pour susciter l’envie et le plaisir des mélomanes chevronnés ou occasionnels.
Qu’en est-il du concert ? Dans The Great Transformation of musical Taste (Cambridge University Press, 2008), William Weber a montré combien ce rituel qui tend à sembler immuable est en réalité le reflet de mutations perpétuelles et de tensions propres à la vie politique et culturelle de son temps – par exemple entre les tenants d’une « musique classique classique » censément universelle, les férus de musique populaire en quête d’une justification intellectuelle, les tenants d’une musique avant-gardiste pour qui le critère n’est plus le plaisir mais, au contraire, la foi dans une inaccessibilité de la geste créatrice justifiée par la mathématique ou le génie du compositeur… et nous ne parlons là que du contenu des programmes, alors que la forme elle-même ne cesse, discrètement ou non, de muter.
Pour ma part, je suis convaincu que le concert est quelque chose qui évolue en permanence. Par exemple, je pratique depuis très longtemps le concert parlé, au sens où je n’envisage plus tellement un concert au cours duquel je ne dirais pas un mot.
Cela peut déranger certains spectateurs…
Je le concède. Reste que, pour la majorité des gens, c’est quelque chose qui, d’un coup, change la manière dont ils envisagent la musique. Aujourd’hui, beaucoup de gens viennent au concert sans être des habitués. Des amis les y amènent, l’occasion se présente, que sais-je… En tout cas, ce ne sont pas des connaisseurs. Ce sont plutôt des gens qui veulent passer un moment original, peut-être étrange, pas ennuyeux et si possible plaisant. Il ne faut évidemment pas les considérer avec condescendance ou inquiétude : ils ont une attitude moins courageuse que positive puisqu’ils sont venus – quel a priori plus favorable espérer ? Alors, à eux comme aux autres, j’ai à cœur de donner quelques clefs. Oh, sans elles, on peut apprécier la musique ; mais, avec, elle est encore plus belle parce que l’on sait mieux comment l’écouter ou parce que l’on se sent en résonance avec le compositeur…
… au risque du concert pédagogique…
C’est un écueil caricatural. Il ne s’agit pas d’expliquer chaque chose ! Il s’agit de recontextualiser ou d’aider l’auditeur à se focaliser sur un détail essentiel. Tous les spectateurs avec qui j’ai pu parler après mes concerts m’ont remercié de les avoir aidés à mieux écouter.
« Il faut amener les spectateurs au concert »
Cette stratégie de la pédagogie perlée semble se répandre. Parmi les habitués de ce site, des pianistes comme Jean-Nicolas Diatkine et Vittorio Forte sont incapables de faire un concert sans parler – ne parlons pas de Cyprien Katsaris, c’est encore un cran au-dessus…
… et heureusement !
Comme une valse de Chopin sur piano ancien ou moderne, cette injection de paroles dans les notes peut être interprétée de deux façons : est-ce que les artistes ont pris conscience du niveau modérément éduqué d’une partie de leur public, un peu alla Chopin ? ou est-ce que le public a muté et est devenu incapable de supporter une heure un quart de musique sans making of ou sous-titre ? et est-ce que cette éventuelle mutation serait finalement pour partie bon signe puisqu’elle prouverait qu’il n’est pas indispensable d’être ou d’avoir été étudiant au CNSM pour apprécier un concert de musique savante ?
Ha, vous savez, j’ai été directeur de conservatoire pendant cinq ou six ans. Pour que les élèves et leurs parents aillent au concert, c’est beaucoup plus compliqué que ce que vous avez l’air d’imaginer. Par exemple, il ne faut pas croire que, parce que les profs donnent un concert, les élèves vont venir. Mais pas du tout ! En général, les élèves du conservatoire ont beaucoup de travail, donc ils ne vont pas si souvent que ça au concert. La démarche d’aller au concert doit souvent se doubler d’une démarche pour amener le concert.
Comment amène-t-on au concert ?
Ce n’est pas qu’une question de prix des billets, loin de là. L’enjeu premier est de faire prendre conscience qu’aller au concert n’est pas quelque chose qui exige une démarche très compliquée et très exclusive qui obligerait, par exemple, à se rendre dans une salle où certains ne sont jamais allés. La nouveauté du lieu et certaines caricatures, pas toujours infondées, sur « comment ça se passe, un concert ? » et « quels sont les codes à respecter ? » peuvent susciter une forme d’anxiété paralysante que chaque acteur de la musique doit avoir à cœur de dissiper avant le concert, pour susciter la curiosité et inciter les curieux à venir, et pendant le concert, pour susciter du plaisir et inciter les auditeurs à revenir.
Certains festivals n’ont-ils pas évangélisé pour votre paroisse et contrebalancé, à leur mesure, cette idée « exclusiviste » de la musique savante en rapprochant physiquement le concert de la population, sans distinction préalable de culture ?
C’est un fait, les festivals ont beaucoup démocratisé le concert en le rendant beaucoup plus accessible. Quand vous êtes sur votre lieu de vacances et que, tout à coup, vous apprenez qu’est donné un récital dans la p’tite église du village sans l’ambiance guindée des grrrrandes salles, vous pouvez prendre plus facilement le risque d’aller voir comment ça se passe. Partant, je pense que ce type d’événement est très favorable à l’évolution du concert et des concertistes.
« Ouvrons des espaces à la pratique instrumentale »
À l’époque de Chopin, trouvait-on ces mêmes problématiques presque de classe, presque au sens marxiste du terme, dissociant le public chic qui doit aller au concert parce que, à un certain niveau socioculturel, « ça se fait », et le peuple qui s’interdirait d’y aller parce que ce n’est pas pour lui ?
Il est difficile de comparer les deux époques. Toutefois, on peut dire que, dans la société parisienne, à l’époque de Chopin, il y a énormément de gens qui ont des instruments chez eux. Le succès de Pleyel est phénoménal. La pratique des amateurs est énorme. C’est ce qui a sans doute le plus changé aujourd’hui. La pratique des amateurs est beaucoup moins courante. Pensez que, dans les années soixante, ma mère, musicienne amateur, était membre de l’orchestre du théâtre de Dijon. À cette époque, dans chaque pupitre de l’orchestre, vous aviez les professeurs du conservatoire, les grands élèves et les grands amateurs. Tous ensemble, ils formaient un orchestre qui ne sonnait pas si mal ! Aujourd’hui, on aurait bien du mal à trouver les amateurs en question, je pense…
Vous regrettez cette régression.
Il ne faut pas se contenter de regretter, il faut changer ça.
Comment ?
Ouvrons des espaces à la pratique instrumentale ! On crée plein de plateformes pour tout et pour n’importe quoi. Pourquoi ne pas créer une plateforme pour que les amateurs puissent jouer ensemble ? Je suis sûr que ça marcherait !
Espérer une pratique donc une fréquentation plus grande de la musique savante ne doit pas nous distraire du décryptage de votre dernier opus en date, qui ose une originalité majeure : il ne s’agit pas d’une intégrale des valses de Chopin mais d’une double intégrale, une sur piano ancien et une sur piano moderne. Cette coexistence de deux pianos aux sonorités très différentes, vous la pratiquez depuis longtemps au concert – je me souviens par exemple de votre récital de mars 2017 à l’institut Goethe…
Oui, j’avais proposé cette expérience pour montrer l’évolution du piano, mais c’est un exercice que je pratique régulièrement.
En montrant la continuité et les ruptures entre les spécimens d’un même instrument, vous proposiez sinon une réconciliation du moins un pont entre un Pleyel de 1839 et le Blüthner un peu particulier de cet auditorium.
À mon sens, il n’y a pas d’opposition. Tenez, là, je reviens du Japon où j’ai joué un Bechstein d’aujourd’hui et un Bechstein de 1860. J’ai proposé une sorte de démonstration sur l’évolution du répertoire, notamment à l’époque de Liszt. Hans von Bülow [1830-1894] a créé la sonate de Liszt sur un Bechstein. C’était l’un des premiers pianos modernes, avec Steinway. L’idée était donc d’utiliser un piano de l’époque romantique et un piano d’après 1850, donc un instrument moderne avec son cadre en fonte, qui a été rendu nécessaire par le récital tel que l’a conçu Liszt et par tout un répertoire qui est né après.
« Ce qui m’intéressait, c’était la précision de la notation »
Pour vous, piano ancien et piano moderne sont plus que complémentaires : interdépendants, dans la mesure où il existe un continuum entre œuvres et instruments. Je veux dire par là que l’évolution des œuvres influe sur l’évolution des instruments qui, à leur tour, ouvrent de nouvelles perspectives aux compositeurs…
Les exigences de certains compositeurs ont contribué à faire évoluer le piano, c’est un fait. L’un des grands tournants est l’arrivée de la transcription d’orchestre pour piano, genre dont Liszt est aussi l’inventeur. Je ne dirais pas que piano ancien et piano moderne sont interdépendants, mais l’évolution du piano est évidemment liée à l’évolution de l’instrument et du concert.
Avez-vous pensé cette double intégrale comme la démonstration que l’interprétation est influencée par le type d’instrument sur lequel est jouée telle ou telle œuvre ?
Non, je n’ai pas voulu démontrer une hypothèse personnelle mais prendre en compte une spécificité de Chopin. Ce qui a justifié que je m’intéresse à cette complémentarité, c’est la complexité de sa notation. Elle est fascinante, surtout si on la met en parallèle avec le fait qu’il n’a jamais utilisé qu’un seul type d’instrument à Paris. En clair, pour les deux tiers de ses compositions, il n’utilise que le piano de Pleyel. Or, ce piano a des caractéristiques trrrrrrès particulières qui font que Chopin a décrit de façon extrêmement précise l’utilisation de la pédale, au demi-temps près. Quand vous expérimentez sur le Pleyel l’interprétation en respectant les indications ou en ne les respectant pas, vous entendez nettement les différences. Sur un piano moderne, non.
Comment l’expliquer ?
L’instrument de 1830 a une résonance naturelle qui n’a rien à voir avec celle d’un piano moderne.
Quelles conséquences sur votre jeu ?
Il est indispensable de décrypter les indications incluses dans la partition de Chopin par rapport au Pleyel ancien afin de comprendre un certain nombre de choses et reproduire cet univers spécifique sur le piano d’aujourd’hui.
« Nous avons perdu l’approche sonore qui aurait dû nous guider »
Si je vous entends bien, sur un piano moderne, respecter à la lettre les indications de Chopin est une absurdité. Il faut trahir la partition !
Non, pas « trahir la partition » mais comprendre ce que Chopin voulait comme son quand il écrivait telle ou telle indication. Et ça, c’est fondamental pour moi parce que, mon but, c’est aussi de jouer le piano d’aujourd’hui, d’autant que des pianos Pleyel, y en a pas tant que ça ! Par conséquent, je veux comprendre ce que Chopin souhaitait entendre pour le restituer sur les deux types d’instrument.
Vous prouvez donc par l’exemple que l’on peut jouer Chopin sur piano historique tout en l’imaginant sur piano moderne.
Mais bien sûr ! Le piano moderne a d’énormes avantages. Sa mécanique est, en quelque sorte, plus souple à manipuler que la mécanique d’antan, même si elle n’est pas sans pièges.
Et puis jouer un instrument ancien n’est pas donné à tout pianiste d’aujourd’hui…
Disons que n’importe quel pianiste peut essayer de jouer un instrument ancien. Néanmoins, au bout de cinq minutes, il va en conclure qu’on ne peut pas faire grand-chose sur cette casserole ! Pourquoi ? Parce qu’il faut un certain temps pour comprendre comment ça marche ; et c’est là que le défi devient intéressant.
Au fond, auditeur ou artiste, l’adaptation au son (et à l’instrument, pour le musicien) est une exigence, non un donné.
Il faut y réfléchir, incontestablement. Les valses de Chopin peuvent tout à fait être jouées intelligemment sur piano moderne à condition d’avoir compris ce qu’elles donnent sur piano ancien.
Cette dichotomie entre ancien et moderne a-t-elle toujours existé ?
Le problème était moindre au début du xxe siècle puisque ceux qui jouaient à cette époque-là avaient eu des professeurs formés à ces instruments. Ainsi s’était constituée une sorte de transmission orale du son. Quand Debussy jouait, tous louaient le son moelleux qu’il tirait de son piano. Or, Debussy était un fou de Chopin. Au départ, il a travaillé avec une élève de Chopin. Hélas, le temps a un peu dissipé cette tradition de transmission orale. Le piano moderne s’est beaucoup standardisé, le concert a évolué, et nous avons perdu l’approche sonore qui aurait dû nous guider.
« Le piano ancien ouvre de nouveaux univers à mes étudiants »
Vous-même, comment êtes-vous tombé dans la marmite du son juste, du son vrai ?
Personnellement, je n’en avais aucune idée avant 1995. J’ai redécouvert Chopin à travers Nohant et les instruments d’époque que j’ai pratiqués. Mais, j’insiste, ça n’a rien d’évident, rien d’immédiat. Il m’a fallu beaucoup de temps avant de comprendre, a minima, où se situait l’enjeu. Et c’est tellement passionnant que, aujourd’hui, quand je vois un Pleyel de l’époque de Chopin, je suis toujours très intéressé car aucun n’est identique à un autre. Ils faisaient des séries minuscules de six instruments, en gros. Eux avaient le même plan. Mais la série suivante n’était plus tout à fait pareille. La mécanique d’une série n’aurait pas convenu à l’autre. Donc on changeait beaucoup de choses qui ne se voyaient pas. C’est très surprenant.
Quelles sont les conséquences concrètes pour l’interprétation ?
Avant d’en tirer les conséquences, il faut poser un constat, en l’espèce découvrir comment fonctionnent ces instruments. Cela permet de gérer le premier problème qu’ils posent : le niveau sonore est beaucoup plus faible que le piano moderne. Dès lors, toutes les indications de nuances deviennent plus fines. En effet, entre un pianissimo de Pleyel et un forte de Pleyel, l’ambitus est nettement moindre qu’entre ces deux nuances jouées par un grand piano de concert. De plus, si le son est moins puissant, il dure beaucoup plus longtemps, proportionnellement. Aujourd’hui, une note de piano attaque très fort, a un pic très haut et retombe très vite. Cela induit, quand on est habitué aux pianos modernes, un enchaînement un peu plus rapide. Faute de quoi, le côté percussif apparaît très vite, et le legato comme le cantando auquel Chopin aspirait est très difficile à obtenir. Sur un piano ancien, c’est beaucoup plus facile. Le chant est quasiment naturel, il n’y a qu’à laisser faire le piano.
Pour vos étudiants, ça ne doit pas être simple d’apprivoiser ce changement de paradigme…
Ce n’est simple pour aucun pianiste ! Mais il est vrai que je donne beaucoup de masterclasses pour essayer de faire comprendre le mécanisme et ses enjeux.
Quel est le premier conseil que vous donnez à vos étudiants ?
Là encore, avant de conseiller, je constate. Et le diagnostic est formel : ils tâchent souvent d’obtenir, avec un piano ancien, le son d’un piano moderne. Or, c’est absolument impossible ! Une fois qu’ils ont admis cette impossibilité, ils entrent dans une seconde phase de travail et cherchent comment tirer parti de l’instrument ; et un nouvel univers s’ouvre à eux.
« Le piano ancien oblige de relier le doigt à l’oreille »
D’où la complémentarité, selon vous, des deux types de piano : ils ressortissent de deux poétiques différentes, et l’historicité de l’une ne désamorce pas pour autant l’intérêt de l’autre.
Non, à une condition : que la perspective ancienne et la perspective moderne soient envisagées dans leur spécificité. Regardez la mécanique : celle du piano moderne est plus précise, je vous l’ai dit et c’est incontestable ; toutefois, elle a de grands inconvénients. Par exemple, les touches étant extrêmement longues, elle a des bras de levier extrêmement longs aussi. En outre, il y a énormément de ressorts à droite à gauche. De sorte que ce que vous commandez à la touche en l’appuyant, ce n’est pas tout à fait ce que vous obtenez. Il y a une espèce de distorsion qu’il faut maîtriser.
Le piano de l’époque de Chopin n’avait pas cet inconvénient ?
Non, notamment les Pleyel. C’est ça qu’aimait Chopin, le côté mécanique viennoise d’un piano où le son est complètement direct. Ce que vous transmettez sur la touche est exactement ce qui arrive sur la corde. Ça, ça vous oblige à revoir beaucoup de choses quand vous êtes habitué au piano moderne. La première fois que vous abordez un piano ancien – et pas que la première fois… –, vous avez l’impression que vous ne contrôlez rien. Vous devez adopter un toucher beaucoup plus sensible. Ce n’est plus la même approche. Pédagogiquement et artistiquement, c’est très intéressant car cela oblige de relier le doigt à l’oreille. La sensation digitale et la perception du son deviennent beaucoup plus dépendantes l’une de l’autre. Le toucher s’adapte.
En somme, jouer des pianos anciens contribue à mieux jouer sur des pianos modernes ?
Oui car, après que vous avez saisi cette particularité, votre ouïe devient plus sensible au rapport entre le doigt et le son. Le résultat est très concret : vous vous adaptez dix fois plus vite quand vous jouez des pianos modernes aux touchers très différents les uns des autres. Lorsque je donne des récitals sur piano moderne et que l’on me demande si le piano est bien réglé ou s’il est trop lourd, je réponds que ça m’est complètement égal. Ce qui compte, c’est que je reproduise ce que je veux entendre ; et ça, ce n’est pas le problème du piano, c’est le mien !
Alors attardons-nous un moment, si vous l’acceptez, sur une question que je me pose : en quoi la pratique des valses sur deux types d’instruments oriente votre interprétation ? Pour schématiser, j’ai cru comprendre que, comme un musicien « historiquement informé », vous cherchez à reproduire sur instrument moderne ce que vous parvenez à obtenir d’un instrument ancien ; mais on aurait pu imaginer tout le contraire, par exemple un éloge des particularités du piano moderne dont il s’agirait de jouir pour colorier différemment les valses !
Vous avez raison sur un point : chacun des instruments offre des capacités différentes. Il serait envisageable de jouer simplement sur les capacités de l’instrument tels que la sonorité réduite mais chantante sur piano ancien ou, sur piano moderne, les tempi différents pour s’adapter aux capacités de vélocité et de dynamique, etc. Mais ça, ce serait dénaturer l’idée de Chopin. Vous savez, j’ai été l’élève d’Aldo Ciccolini pour qui il n’y avait que quatre choses importantes, dans l’interprétation : le texte, le texte, le texte et le texte. Je crois que Clara Schumann aussi disait que la seule chose qui compte, c’est le respect de l’œuvre. Ça embrasse plus large que la seule notion de texte, volontairement limitative ; et c’est ça qui m’intéresse.
« Chaque voix a une couleur et une intensité différentes »
Comment rendre raison d’un même texte et d’une même œuvre avec deux sonorités différentes ?
Quel que soit l’instrument que j’utilise, je cherche la façon de mettre en valeur ce que j’ai compris de ce que voulait le compositeur. Mon but n’est pas de graver deux fois le même disque mais de proposer deux sonorités différentes fondées sur la même conception de l’œuvre.
De fait, les différences entre les deux versions sont évidentes, assumées et, pour certaines, explicitées dans le passionnant livret que vous signez.
Oui, il y a de grandes différences, ne serait-ce que dans le timing !
Ces différences elles-mêmes ne sont pas toujours similaires : en général, une valse de 7’ sur Pleyel est jouée en 5’30 sur le Bechstein, mais la dernière, l’op. 34 n°1, dure 5’18 sur piano ancien et 5’27 sur piano moderne…
Tout joue. L’acoustique, le moment de l’enregistrement et, bien sûr, le piano. Le son décide s’il faut plus d’attente ou moins. C’est pourquoi, dans le livret, j’attire l’attention sur les différences entre les deux instruments donc les deux versions.
Vous y évoquez notamment
- la mécanique (notamment la question du double-échappement) et le mécanisme,
- l’équilibre des registres,
- l’attention au chant,
- l’influence de la pédalisation,
- le rôle du diapason,
- l’exigence du toucher,
- l’opposition entre « beau son » et « son vrai », ainsi que la grandeur des faiblesses (intimité du piano ancien versus extraversion du piano moderne)…
Je voudrais insister sur l’une des spécificités et des difficultés du piano ancien : avec ce type d’instrument, la lisibilité du message est beaucoup plus grande parce que les registres n’ont pas tout à fait le même son. Cela éclaire largement la polyphonie car, chaque voix ayant une couleur et une intensité différentes, on peut les suivre très, très bien !
« Avec Chopin, la résonance nous enveloppe »
Pourtant, la polyphonie n’est pas la caractéristique première de toutes les valses.
Certes, il y a moins de polyphonie dans chaque valse que dans les mazurkas ou dans d’autres œuvres, mais il y en a tout de même. Or, quand vous jouez les valses sur piano moderne, la polyphonie est relativement noyée sauf si vous êtes très attentif à la pédale. La pédale a été notée par Chopin sur le piano Pleyel. Si vous l’utilisez telle quelle sur le piano moderne, ça ne fonctionne strictement pas.
Pourquoi ?
Entre les deux types d’instruments, la résonance est complètement différente. Le piano moderne est propice à la confusion. Donc, si vous rajoutez une pédale notée pour un piano où il n’y avait pas cette confusion, la confusion va augmenter. Il incombe aux interprètes de faire preuve de subtilité afin de retrouver le même esprit, la même lisibilité sonore et le même équilibre.
Autrement dit, la réflexion sur l’instrument est une réflexion sur l’œuvre…
L’œuvre et l’instrument sont intriqués dans la question de l’interprétation. Il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures : interpréter, c’est chercher à rendre ce que le compositeur avait en tête quand il a écrit sa pièce.
Ha ! Si les metteurs en scène d’opéra ne pensaient pas qu’interpréter, c’est remplacer la poétique de l’œuvre par l’exposition de ses bêtes fantasmes ! Mais comment définir ce que Chopin « avait en tête » quand il a écrit ses valses ?
Quand on étudie son œuvre et le reste du corpus pianistique, on comprend que Chopin a renouvelé l’écriture du piano en utilisant les phénomènes de résonance qu’il a particulièrement bien compris. Grâce à eux, il a transformé le piano non en un instrument capable de délivrer un message global, comme le fait remarquablement une « Romance sans parole », par exemple ; non en un instrument capable d’orchestrer la musique soliste, comme l’a proposé Liszt avec son talent fou ; mais en un instrument qui produit du son en trois dimensions. Avec Chopin, la résonance nous enveloppe.
« Chopin était un alchimiste du son »
Comment expliquer ce phénomène ?
Expliquer la résonance, c’est le travail des scientifiques ; en avoir conscience devrait être celui des interprètes. Par exemple, on sait que, quand vous jouez une note à la main droite et une autre, très doucement, à distance de quinte, vous entendez que, tout à coup, la note de droite rebondit. Cela implique que, pour que la mélodie sonne correctement, l’interprète ne doit pas seulement jouer la mélodie et l’accompagnement : il doit trouver le seul équilibre sonore capable d’enrichir le résultat.
Sans quoi, le résultat serait plat ?
Pire : même si les notes sont les bonnes, il trahirait la partition et la pensée du compositeur. Par exemple, si vous vous gobergez de la basse, que vous la mettez en avant pour amplifier le volume de manière artificielle, ce sera sans doute très ronflant, plus spectaculaire, mais vous n’obtiendrez pas ce que permet l’écriture de Chopin : un piano rayonnant, qu’il soit ancien ou moderne. Rayonnant, pas claironnant. Pour cela, il n’y a pas trente-six solutions : il faut se demander si les équilibres sonores mis en place permettent d’optimiser les phénomènes de résonance sous-tendus par la partition.
Ce que vous dites de Chopin vaudrait-il pas pour à peu près tous les compositeurs ?
Oui et non. Non, parce que la particularité de Chopin, c’est qu’il utilise sciemment la résonance, et c’est quelque chose que ses prédécesseurs, quel que soit leur génie, n’ont pas particulièrement exploité. Mais oui, d’autres compositeurs ont saisi l’importance de ce que Chopin a développé. L’exemple le plus notoire est Debussy. Lui va utiliser tout le temps ce phénomène de résonance dans sa musique de piano en élargissant le champ des possibles. Souvent, il pose une basse très, très loin sur le clavier, beaucoup plus loin que d’habitude ; un accord au milieu ; quelque chose au-dessus ; et, encore au-dessus, quelque chose d’autre. Or, tout ça ne fonctionne que grâce à la pédale. Avec vos dix doigts seuls, vous ne pouvez pas jouer ce qui est écrit. Ravel aussi creusera cette voie.
La voie d’un piano augmenté par lui-même ?
La voie d’une écriture pianistique qui va au-delà du piano. Et pourquoi ? Parce qu’un musicien, qu’il soit compositeur ou interprète, c’est un créateur d’univers sonore, un alchimiste du son. Or, le parangon de l’alchimiste sonore, c’est Chopin. Il a passé sa courte vie à n’écrire que pour le piano, et même que pour un piano. Si quelqu’un maîtrise le sujet, c’est lui ! À nous d’essayer de continuer à faire résonner sa musique comme il l’avait imaginé.
L’une des astuces passionnantes de votre double intégrale est en effet de jouer à la fois sur le plaisir d’écoute et sur la pédagogie. Sur votre site, vous proposez cinq valses en comparaison (donc comme vous ne voulez pas qu’on les écoute…) ; sur votre livret, vous présentez chaque œuvre et, pour chaque valse, comment vous avez travaillé la pièce sur piano moderne et sur piano ancien. Comment équilibrez-vous votre projet artistique et cette envie d’aider vos auditeurs à mieux écouter ?
Hum, je ne sais pas comment expliquer cela, mais essayons ! Quand j’ai commencé la musique, j’avais quatre ans. À onze ans, j’étais au conservatoire. À douze ans, je jouais un concerto de Beethoven. Je ne dis pas cela pour fanfaronner, évidemment, mais pour expliquer que j’ai été propulsé assez vite sur les scènes. Pour la petite histoire, quand j’étais au conservatoire de la rue de Madrid, dans la classe de Pierre Sancan, j’ai joué à Pleyel le final du Premier concerto de Beethoven. Plus tard, il me demande si ça m’intéresserait de jouer encore avec orchestre ; comme mes yeux brillent, il me demande si j’aimerais rejouer le Premier de Beethoven ; et comme je suis sur le point d’exploser de joie, il précise : « Attends parce que, cette fois, il faudrait interpréter le concerto en entier ! » Je réponds : « Bien sûr ! » même si je ne connaissais que le finale. Puis il ajoute : « Ça te dirait de jouer à la Philharmonie de Berlin ? Oui ? Bon, il y a un problème, c’est que tu joues dans quinze jours. » Un problème ? Quel problème ? Quinze jours après, j’ai donc joué le Premier de Beethoven en entier.
« Un spectateur doit être plus qu’un consommateur »
Aujourd’hui, en faisant preuve de pédagogie dans vos récitals ou vos disques, vous souhaitez partager avec vos auditeurs ce que vous avez accumulé comme savoir à la fois dans les temps fulgurants et bousculés de vos études et sur le temps heureusement plus long de votre carrière…
Ce n’est pas seulement du savoir que j’essaye de partager : c’est aussi du mystère. Dans la musique, il y a une grande part de mystère qu’il ne faut pas négliger. Par exemple, monter le Premier de Beethoven en quinze jours et le jouer à la Philharmonie de Berlin, c’est un mystère. De même, beaucoup de ce qui nous éblouit dans la musique reste mystérieux. Seulement, une partie de ce mystère est explicable. Il ne s’agit pas de donner de grands cours de musicologie aux spectateurs. En revanche, je suis convaincu qu’il faut les intéresser et les rendre partie prenante du mystère. Je veux expliquer une partie du mystère pour rendre encore plus savoureux le mystère qui n’aura pas été dissipé. Présenter une œuvre, c’est permettre à chacun de ne pas se contenter de consommer la musique.
Il m’arrive d’aborder ce débat avec d’autres pianistes qui sous-titrent leur récital en parlant à leur public. Ce marche-pied vers une compréhension plus fine de la musique est-il pas aussi une manière de ne pas faire confiance à la musique (qui ne se suffirait pas à elle-même) ou au spectateur (qui est bien gentil de venir au concert mais n’a pas le niveau pour kiffer la vibe) ?
Ah, non ! Tenez, je vais vous prendre un exemple œnologique que j’utilise souvent car ma belle-famille est dans le vin. Il y a trente-cinq ans, j’ai créé le festival qui s’appelle « De Bach à Bacchus » à Meursault – il existe toujours et ma fille fait du vin là-bas. J’explique toujours qu’on peut ne pas connaître le vin et, soudain, tomber en extase lors d’une dégustation. C’est pareil en musique. Parfois, on entend un truc, on aime, et on ne connaît pas pour autant. Moi, j’essaye de profiter de ce moment favorable qu’est le concert pour piquer la curiosité des spectateurs, pour essayer de la développer et de donner envie de découvrir.
Cependant, comme en magie, la compréhension ne garantit pas que le plaisir du spectateur sera accru.
Peut-être mais, si je me sens de le faire, avec des mots et des idées choisis, c’est que je crois que le jeu vaut de prendre ce risque !
Est-ce un éloge du making of (puisque vous partagez quelques secrets de fabrication) ou un souci de renouveler votre public ?
C’est plutôt une façon de prendre en compte l’évolution du public. En musique, les gens ne sont plus tellement des amateurs en tant que tels. Longtemps, les spectateurs étaient capables de jouer de la musique eux-mêmes. Aujourd’hui, ils sont plus en situation de consommateurs. Je tâche de les inciter à entrer dans une démarche de plus grande curiosité en leur donnant quelques clefs afin d’aiguiser leurs oreilles. Par exemple, je joue très souvent avec deux pianos sur scène : un moderne, un ancien. Grâce à ce stratagème, les spectateurs repartent en ayant perçu des spécificités et des différences.
« Les jeunes pianistes s’emparent du piano ancien »
Cette politique « grand public », toutes proportions gardées, ne risque-t-elle pas de froisser le « petit public », celui qui sait ou croit savoir et veut préserver l’exclusivité de son savoir voire de sa capacité à avoir des préférences (« j’aime pas le piano ancien, ça sonne comme une casserole » versus « Chopin sur piano moderne, c’est une hérésie ») ?
En musique comme ailleurs, il y a toujours des chapelles et leurs petites cohortes de fidèles qui pensent que la musique doit être limitée à des diktats rigoureux et sclérosants – les leurs.
Vous n’êtes pas réputé pour votre absence de rigueur…
En effet, je suis le premier à dire qu’il faut être rigoureux, évidemment ! Un interprète doit se fonder sur des bases valables, vérifiées, étayées. Néanmoins, en tant qu’interprète, sans jamais renier cette exigence fondamentale, je dois adopter une démarche un p’tit peu plus généraliste. Il ne faut pas grand-chose, vous savez. Un signe, parfois, ça suffit. C’est grâce à ces petits gestes envers le grand public que nous ferons rayonner l’instrument.
Dès lors, constatez-vous un regain d’intérêt pour le piano ancien ?
Oui, le piano ancien se développe de façon très nette. Cette année a lieu la deuxième édition du concours Chopin sur instruments d’époque à Varsovie. En 2015, j’étais au jury pour les présélections du concours sur instruments modernes. À la fin des épreuves, dans un entretien, on m’a demandé : « D’après vous, quelle évolution serait bénéfique au concours ? » J’en ai profité pour militer en faveur d’une épreuve voire d’un concours sur piano d’époque. Je ne devais pas être le seul à y penser puisque ça s’est rapidement réalisé.
Comment expliquer que se développe le piano ancien, par-delà l’effet de mode ?
Vous croyez qu’il y a un effet de mode ? Je crois plutôt qu’une nouvelle génération d’interprètes est en train de s’emparer de ce type d’instrument. Il intéresse beaucoup les jeunes pianistes. Au CNSM de Paris, de nombreux étudiants sautent sur les possibilités qu’on leur offre de travailler sur ce type de piano. Petit à petit, cette appétence contribue à élargir certaines chapelles et à élargir le cercle du public.
« Aujourd’hui, Chopin est incontournable »
Vous n’avez jamais été enfermé dans de petits ou grands cercles. Comment expliquez-vous que vous ayez enjambé si facilement les clôtures ?
« Si facilement », c’est vous qui le dites ! Cependant, il est vrai que je suis un peu spécial parce que je ne m’intéresse au piano d’époque que par rapport à Chopin. Pour l’instant, seuls les pianos Pleyel me captivent. Je suis incapable de jouer les pianofortes viennois de l’époque de Beethoven ou de Schubert ou, pire encore, de Mozart !
Pour celui qui maîtrise piano ancien (au moins certains d’entre eux) et piano moderne, quelle est la difficulté ?
Le temps. Les pianos Pleyel, je les pratique depuis vingt-cinq ans. L’expérience m’a aidé à progresser doucement en investiguant beaucoup par moi-même. De temps en temps, je pose les mains sur les œuvres d’autres facteurs comme Streicher, qui est assez fascinant aussi. Pour autant, Streicher ne s’adapte pas si bien à Chopin que Pleyel. C’est là où l’on se rend compte qu’il y a une véritable cohérence entre ce que Chopin a noté et la façon dont cela sonne. En jouant sur Streicher comme sur Pleyel, je n’obtiens pas du tout le même résultat.
D’où la question qui se pose : pourquoi avez-vous aussi opté pour le piano moderne ? Et la sous-question que personne ne posera : est-ce parce que c’est plus impressionnant et plus conforme aux esgourdes d’aujourd’hui ? D’ailleurs, dans votre livret, vous l’écrivez : « Si je m’étais écouté, je n’aurais fait que Pleyel »…
Pour les valses, oui, cela aurait pu se justifier. Mais le piano moderne, c’est celui sur lequel on joue. C’est celui qui est partout. Il faut qu’on l’utilise car il a sa raison d’être. Il permet quand même de jouer tous les répertoires ! Donc je ne considère pas que l’un est meilleur que l’autre. En revanche, le piano ancien est le témoin d’une époque. Il a été utilisé pour composer les valses. Par conséquent, il donne des clefs. Le piano moderne, lui, permet de reproduire ce que l’on a pu comprendre. Jouer le même répertoire sur les deux types d’instrument, c’est concilier le meilleur des deux mondes.
L’enseignant que vous êtes constate-t-il que le discours que vous portez sur la complémentarité des deux factures paraît naturel ou incongru, voire mensonger selon la vieille mythologie qui veut que « ceux qui ont leur prix en pianoforte, c’est parce qu’ils n’avaient pas le niveau pour le piano moderne » ?
Oh, effectivement, ce genre de dichotomie ressortit du passé. Aujourd’hui, de jeunes étudiants sont capables de jouer formidablement bien sur piano moderne et voient dans le piano ancien une manière de compléter leur culture instrumentale. Cette connaissance nouvelle, à la fois intellectuelle et concrète, mécanique mais aussi sensorielle, les aide à ouvrir leurs oreilles, élargir leur champ de vision et renouveler par la pratique musicale – et non seulement par une étude musicologique théorique – leur approche de certaines œuvres. Et ce n’est pas inutile car, dans le monde musical contemporain des concours, Chopin est un incontournable, que ce soit par ses études, l’une de ses grandes sonates ou ses concerti.
« La musique, c’est vivant »
Ce nonobstant, la plupart du temps, il s’agit de l’interpréter sur des pianos modernes.
Mais justement ! Comme ces œuvres universelles et ultrapratiquées sont en général interprétées sur piano moderne, cela entraîne parfois, dans l’inconscient collectif, l’exigence d’un excès de virtuosité extravertie de l’interprète. Connaître le piano ancien permet de limiter le risque qui existe de mettre en valeur exclusivement la part des compositions dont Chopin était le moins friand : le brillant.
Vous sous-entendez que, quand on joue Chopin, on ne joue pas Liszt.
Il ne faut pas réduire l’un ou l’autre à sa caricature, mais il y a de ça. Au reste, les deux hommes se connaissaient très, très bien. Mieux : ils s’appréciaient – en tout cas au début. Ils ont fini par se brouiller quand Liszt a fait une blague à Chopin en faisant éteindre la lumière dans un salon et en imitant son confrère à la perfection. Et il y avait cette tendance de Liszt à jouer les œuvres de Chopin – notamment les études, où Chopin reconnaissait que Liszt était le seul interprète capable de rendre ce que lui y avait mis – en y ajoutant souvent quelques notes personnelles, ce qui rendait Chopin fou de rage.
Ce que vous semblez souligner, c’est la capacité de miroitement des œuvres de Chopin, qui scintillent différemment selon l’instrument et méritent donc d’être ouïes par le prisme des deux types de piano…
Écoutez, la musique, c’est vivant. On ne va pas s’enferme dans une seule manière d’interpréter. Chopin ne jouait jamais deux fois identiquement la même pièce. Donc quelqu’un qui joue Chopin sans se soucier de facture pianistique, sur le principe, pourquoi pas ? En revanche, je pense que s’y intéresser un minimum, quitte à proposer une autre interprétation après avoir compris ce que les Pleyel nous disent du son et de l’esprit que Chopin pouvait avoir envisagé, ça ne me paraît pas idiot.
Est-ce à dire que la pratique des pianos Pleyel donne de la chair au squelette que serait la partition ?
La musique, c’est une partition qui s’incarne. Quand on est devant une partition, on ne peut pas ne pas se demander comment elle a été écrite, c’est-à-dire qu’est-ce que le compositeur avait dans l’oreille en noircissant ses portées. Nous disposons d’un certain nombre de témoignages sur ce point. L’un, en particulier, de George Sand, révèle que Chopin s’enfermait dans sa chambre, à Nohant. C’était le début d’un calvaire permanent qui durait toute la journée car, d’après elle, il essayait de retrouver au piano ce qu’il avait imaginé en une seconde, autrement dit ce qu’il avait improvisé. À l’en croire, l’écriture passait par la répétition interminable d’idées qu’il avait eues pour revenir à la formulation liminaire. Je crois qu’elle se leurrait pour partie. Il est plus probable que Chopin cherchait comment arriver à noter au plus proche de ce qu’il voulait à partir du piano qu’il avait. Il travaillait à l’oreille et n’arrêtait pas de reprendre, de changer, non pour retrouver la musique elle-même mais pour fixer à destination des générations futures le type de son, d’esprit et d’interprétation qu’il voulait.
« Ravel, il faut que ce soit un peu dissonant »
Ne touche-t-on pas là une apparente contradiction dans votre propos ? D’un côté, vous posez qu’il existe une interprétation inscrite dans la partition que l’on peut retrouver en respectant scrupuleusement toutes les annotations inscrites par Chopin ; de l’autre, vous proposez une double intégrale suggérant qu’il n’y a pas qu’une interprétation musicalement informée possible…
Mais il n’y a pas qu’une interprétation possible des valses de Chopin, je n’ai jamais dit ça, au contraire ! Et le public n’est pas fou : il sait très bien qu’il peut aimer différentes interprétations d’une même œuvre, qu’elles soient fixées par le disque ou entendues en récital.
Il n’en demeure pas moins qu’il est rare qu’un pianiste propose deux intégrales simultanément du même œuvre.
Si vous l’interprétez comme une mise en acte de ma conviction – assez banale, en somme – qu’il n’existe pas une seule interprétation valable, vous n’avez pas tort. Je me souviens d’avoir entendu la dernière sonate de Schubert par Aldo Ciccolini à la salle Pleyel en 1978 ou 1979. Je l’ai réentendu à Nohant en 2014. C’était son avant-dernier récital. Il a joué la même sonate, mais ce n’était pas le même homme qui jouait. Il n’avait plus rien à prouver. Il jouait à l’endroit où il rêvait de jouer. Le magnifique de Pleyel n’avait rien à voir avec le magnifique de Nohant. Celui de Nohant était magistral. Ce n’était carrément plus humain. J’ai vécu une révélation un peu similaire avec feu Vlado Perlemuter.
Il n’a pas été votre maître, je crois…
Non, je n’ai jamais travaillé avec lui, mais je l’avais invité dans un festival, en Bourgogne. Il m’avait invité en retour à lui jouer quelque chose. J’avais choisi « Alborada del gracioso » de Maurice Ravel, je crois, et la barcarolle de Chopin. Après ma prestation, il s’était mis au piano et m’avait glissé, avec son zozotement caractéristique : « Vous êtes très, très muzizien, mais ze vais vous montrer quelque chose… » Il devait avoir 82 ans, à l’époque, et il m’a expliqué : « La barcarolle de Sopin, ça fait soixante-dix ans que z’la zoue, et z’y trouve touzours des soses nouvelles ! » Et c’est logique car, avec l’âge, on découvre en effet dans Chopin des subtilités que l’on n’avait pas vues, aussi minutieusement a-t-on étudié les partitions auparavant.
Que vous a révélé Vlado Perlemuter sur Ravel ?
Ha, quand il m’a parlé d’« Alborada », il s’est penché vers moi et m’a glissé : « Ravel m’a dit… » Bon, là, déjà, ça fait réfléchir ! Après, il s’est mis à jouer, et il avait un son qui n’avait rien à voir avec les debussysmes que l’on entend parfois. La netteté des contours valorisait les dissonances. Il m’a expliqué que Ravel jouait ainsi précisément pour que les dissonances ressortent. C’est un éclairage essentiel car, parfois, on entend Debussy chez Ravel. On valorise l’harmonie, l’élégance, la beauté esthétique. Ravel, non, il faut que ce soit un peu dissonant. On le sait grâce à des témoignages de première main comme celui de Perlemuter. Eh bien, c’est comme ça que j’ai pensé cette double intégrale : comme une proposition historiquement, musicalement et humainement informée, non pas au service d’une chapelle mais au service d’un compositeur et de son œuvre.
Résultat, vous avez publié la première double intégrale des valses de Chopin jamais enregistrée. D’ailleurs, claquer une première était-il un objectif pour faire résonner de manière singulière ce corpus ?
Non, l’objectif n’était pas de « claquer une première » mais de mener à bien un concept que je méditais depuis longtemps.
Vous l’avez sans doute constaté comme moi, de nombreux musiciens, quand ils sortent un disque, expliquent – parfois avec des trémolos grotesques – combien ce projet leur tenait à cœur, si bien qu’ils donnent parfois l’impression d’être au bout de leur vie. Ce n’est a priori pas votre cas puisque, au moment où nous parlons, votre agenda regorge de projets de récitals, de concerts avec orchestre, de cours et de masterclasses… Toutefois, cela m’incite à vous poser une question sur l’anticipation dans le travail de l’artiste. Étant donnée l’importance du temps de maturation et de l’investissement artistique que vous avez mis dans la double intégrale des valses de Chopin, l’avenir discographique, y avez-vous pensé avant ou vous laissez-vous le temps de retrouver votre inspiration ?
Laissez-moi vous rassurer : je ne risque jamais de manquer de projets. J’en ai toujours plein qui sont en attente, ou qui sont là depuis des lustres mais ont du mal à trouver un créneau dans mon emploi du temps.
« En musique, la précipitation n’a aucun sens »
Pouvez-vous nous en citer un qui vous tient particulièrement à cœur ?
Oh, ils me tiennent tous à cœur, vous pensez bien, mais il y en a un – ça va vous faire sourire – qui est en route depuis 2009.
14 ans de mûrissement… Quelle ténacité ! Est-ce encore Chopin qui va en bénéficier ?
Cette fois, j’aimerais me tourner vers Robert et Clara Schumann, avec la participation de Brigitte François-Sappey, la « grande prêtresse du couple Schumann », comme certains ont dit… J’ai dû la rassurer tantôt car elle était inquiète ! Je crois que l’on va maintenant passer au concret. On a déjà enregistré un certain nombre d’éléments, mais les montages restent à faire… et d’autres enregistrements aussi car ça représente l’équivalent de quatre CD.
Comment expliquer un tel délai ? Est-ce un bête donc essentiel problème de budget ?
C’est beaucoup de choses, dont une question de piano. Piano moderne ? d’époque ? les deux ? Je doute encore. J’ai plusieurs options. Je réfléchis. Je réfléchis d’autant plus que ce projet est, en quelque sorte, pédagogique. Songez que, en 2019, il y a eu le bicentenaire de la naissance de Clara Schumann.
J’imagine que c’eût été le moment idoine pour publier votre travail…
C’était hélas impossible pour des tas de raisons, et il n’était pas question de bâcler ce projet pour une question de chiffres ronds. Songez que, dès 2009, Brigitte François-Sappey m’a montré les rapports extrêmement complexes et uniques entre Robert et Clara, au niveau de l’inspiration musicale et des thèmes. Après un si long mûrissement, se précipiter n’aurait eu aucun sens.
« Toutes les œuvres de Robert Schumann sont un peu enchevêtrées »
Donc il s’agit de rendre musicalement à Robert ce qui est à Robert, et à Clara ce qui est à Clara.
… ou plutôt de montrer qu’il est très délicat de déterminer ce qui appartient à l’un ou à l’autre. C’est même tellement entremêlé qu’il m’a fallu du temps avant d’avoir une vision un peu plus concrète et éviter la juxtaposition d’œuvres où l’on dit : « Vous reconnaissez le thème de l’une utilisé par l’autre », etc., ce qui peut être à la fois intéressant et fastidieux.
Quelle forme prendra la concrétisation ce projet ?
Il en prendra plusieurs. Le véritable objectif est de passer au dématérialisé, même s’il y aura des supports… Pour preuve : la seule chose qui est prête, c’est la pochette du coffret, réalisée en 2019 ! Néanmoins, l’idée consiste à réunir d’une manière organique, claire, sensible, compréhensible et justifiée sur le plan musical, dans la succession des pièces et l’organisation, ce qui n’est pas si facile.
Pourquoi ?
Mais parce que toutes les œuvres des Schumann qui nous intéressent sont un peu enchevêtrées, et c’est pour ça qu’elles nous captivent ! Par exemple, les Davidsbündlertänze de Robert Schumann se fondent sur un motif tiré de deux mesures d’une mazurka de Clara Schumann.
« Un disque doit être stimulant pour l’oreille, le cœur et l’esprit »
En somme, vous vous posez la question du sample qui aimante une partie du droit de la propriété intellectuelle : à partir de quand y a-t-il hommage, création ou parasitage ?
Certainement pas en ces termes, car l’inspiration est mutuelle et le thème ou le fragment n’est qu’un ingrédient d’une composition. Pensez à l’Andante et variations de Clara Schumann fondé sur un thème de Robert, lequel a écrit ses impromptus opus 5 à partir d’un thème de Clara.
Cette imbrication musicale emmêlée est-elle le signe d’une imbrication humaine complexe ?
Bien sûr. On ne sait pas tout, mais ces musiques ne se répondent pas pour rien. Leurs échos créent quelque chose d’un peu unique. Donc je travaille là-dessus, maintenant. C’est mon objectif qui, en principe, comprend quatre disques sous le sigle de Raro, le personnage imaginaire qui regroupe ClaRA et RObert. Il faut bien comprendre qu’il y a deux périodes : celle où Robert arrive à Leipzig et découvre Clara qui est une enfant, et celle qui va de l’adolescence de Clara jusqu’à leur mariage.
Le mariage change tout.
En effet, dès qu’ils sont mariés, tout change puisque Clara ne compose plus – il existe quelques lieder de Robert avec une contribution de Clara (ou peut-être est-ce l’inverse !). Lui-même n’écrit rien pour le piano alors que, jusqu’à leur mariage, soit les 24 premiers opus, il ne composait que pour piano. Après, c’est fini : il écrit surtout des lieder, de la musique de chambre et des symphonies.
Puis approche la fin de la vie de Robert.
En effet, c’est le moment où elle se remet à écrire des variations sur un thème de son mari. Elle les lui offre pour son anniversaire. Quelques mois plus tard, alors qu’il est déjà interné, il y répond par un ultime thème et variations qu’il lui dédie. Autrement dit, on retrouve, à la fin, tissés ensemble, les thèmes qui étaient déjà dans les toutes premières œuvres.
Est-ce que, à demi-mot, vous ne nous glisseriez pas que Clara n’est pas la victime femme de l’ogre Robert que certains musicologues de pacotille (ou marketteurs de bas étage) ont essayé de créer ?
Je pose simplement que la situation est assurément complexe. Surtout quand vous voulez prendre ce thème comme sujet d’enregistrement pour lequel le livret aura une importance considérable, et l’organisation des pièces aussi. Un disque doit être stimulant pour l’oreille, le cœur et l’esprit. Et parfois, oui, trouver la bonne articulation entre ces composantes, ça prend du temps, surtout s’il y a quatre disques !
Alors parlons de l’avenir. Je ne doute pas que, après avoir lu cet entretien, des milliards de curieux vont se demander comment avoir de vos nouvelles musicales. Vous avez un site d’une grande sobriété…
… parce qu’il a été remis en fonction il y a peu, mais nous échangeons en mai 2023 et, croyez-moi, il va s’étoffer.
Fort bien, parlez-nous de vos réseaux sociaux.
Je vois où vous voulez en venir. Je dois reconnaître que je ne suis pas tellement professionnel de ce média.
« Je m’occupe moins bien de moi que des autres »
Est-ce à dire que, pour vous et vos collaborateurs, ces vecteurs de communication sont superfétatoires voire inutiles ou, au contraire, en projet ? À quand, par ex., une FAQ d’Yves Henry, ou les 25 choses qu’il faut savoir sur lui sur YouTube, un live Twitch voire une brève TikTok ? Parce que votre succès ne se dément pas, votre aura grandit, et cependant certains grommellent en disant : « On voudrait bien vous suivre mais c’est super compliqué ! » Pour un pédagogue, n’est-ce pas l’affront suprême ?
Haha ! Détrompez-vous, j’ai tout à fait conscience que la communication entendue comme la mise à disposition incitative des informations est importante. Pour la génération d’aujourd’hui, ces choses-là sont évidentes, transparentes et accessibles. Quand on vient d’une autre génération, comme c’est mon cas, ça semble moins accessible même si, en définitive, ça l’est beaucoup plus qu’on ne le croit.
Donc vous avez décidé de vous y lancer.
En théorie, j’aimerais en faire une priorité. En pratique, c’est vrai que, entre le Conservatoire national, les concerts, la présidence du festival de Nohant, etc., les journées sont bien remplies. Par conséquent, je néglige toujours plus ce qui est censé me mettre en valeur que ce qui est censé mettre en valeur ce dont je m’occupe. Je me flatte de m’occuper moins bien de moi que du reste. Mais profitez-en : ça ne va pas durer !
Quels gages donnez-vous pour cette promesse ?
Bah, je serai probablement bientôt mis à la retraite par le Conservatoire. Mais, même avant cette échéance que je ne presse pas, j’ai conscience qu’il y a nécessité parce que ça intéresse les gens – et je dis « les gens » faute d’un meilleur terme, il n’y a évidemment rien de méprisant dans mon expression. Je veux m’adresser aux gens. Aux gens qui ont l’habitude d’aller au concert. Aux gens qui y vont parfois. Aux gens qui n’y vont jamais.
« En musique, la précipitation n’a aucun sens »
Vous faites partie des artistes pour qui prendre en compte le public, et non uniquement le projet ou le désir du musicien, ce n’est pas une concession honteuse ou une dégradation de l’idée musicale.
C’est même ce qui m’encourage à monter des projets. Je les façonne en espérant qu’ils seront à la fois stimulants intellectuellement et accessibles à tous dès lors que l’on donne des clefs d’écoute. Dans cette perspective, j’en ai conscience, je dois être cohérent jusqu’au bout en donnant la possibilité aux gens d’accéder à l’information.
Vous avez mentionné que votre site venait d’être remis en fonction. Pourquoi ?
En réalité, il existait sous une autre forme qui avait été délaissée depuis très longtemps. J’en ai récupéré personnellement l’organisation. Cela me permet aussi de voir où se porte l’intérêt des visiteurs. Par exemple, sur ce site, vous trouvez ma transcription de L’Apprenti sorcier qui est sur YouTube. Elle est assez spectaculaire car, de moi, on ne voit que les mains.
Je me permets une incise pour nos lecteurs : il faut la regarder pour comprendre ce qu’est un euphémisme comme « assez spectaculaire »…
Eh bien, beaucoup de jeunes téléchargent cette partition, qui est disponible gratuitement. Il arrive que quelques-uns me demandent des conseils, car je n’ai pas précisé les doigtés. Par conséquent, j’ai conscience qu’il est bon de permettre à la fois de susciter la curiosité et de communiquer facilement, mais ce n’est ni l’essentiel de mon travail, ni un travail que je peux mener seul.
« Communiquer, c’est encore faire de la musique »
Votre maison de disques n’a-t-elle pas un rôle à jouer dans ce travail de diffusion ?
Depuis des années, maintenant, je travaille avec Soupir. Joël Perrot, qui s’en occupe, est un type formidable, mais il est un peu comme moi : il met en premier la réalisation des choses. Après, tout ce qui va avec, ça passe un peu en dernier. Enfin, ça passait un peu en dernier ! Récemment, il a changé d’optique et consent davantage d’efforts sur la communication numérique.
Certains artistes sont des anti-activistes du numérique. Un jeune pianiste comme Orlando Bass, quand on lui reproche de n’avoir pas de site et d’ignorer les réseaux sociaux pour annoncer ses prochains concerts, il répond : « Ça s’mérite ! »
Pourquoi pas ? Contrairement à ce que laisserait penser la vulgate des réseaux sociaux, communiquer n’est pas une obligation : c’est un choix. Nous parlions plus tôt des pianistes qui disent quelques mots pour présenter leur récital. Je connais de très, très grands musiciens qui jurent leurs grands dieux qu’ils ne feront jamais ça parce qu’ils estiment qu’il revient aux gens de consentir un effort pour se hisser à la hauteur des œuvres. C’est une autre vision des choses, éminemment respectable.
Mais ce n’est pas la vôtre.
Moi, je pense qu’il faut faciliter la musique. Essayer d’instaurer une communication efficace avant, pendant et après le concert, ça en fait partie.
Votre inclination pour le rôle de « facilitateur » a dû contribuer à votre choix d’enregistrer une double intégrale. En effet, cette option contribue à faire sortir le piano ancien du clan des spécialistes en rassurant l’auditoire avec un piano moderne, et en expliquant l’intérêt du Pleyel…
En tout cas, l’idée de doubler l’intégrale d’un œuvre, c’est quelque chose qui m’anime depuis longtemps. Songez que, en 2004, Pleyel avait ressorti un piano de concert. C’était un prototype qui n’était pas mal du tout. Sous forme de DVD, j’ai enregistré les 24 préludes salle Pleyel sur un Pleyel de 1837 et un Pleyel de 2002. Peut-être sortira-t-on les bandes prochainement !
« Au disque, le piano ancien, c’est formidable »
« Vingt ans après », comme eût écrit Alexandre Dumas !
Oui, mais les origines de ce sport sont encore plus lointaines. En 1999, pour la première fois, au théâtre de Vichy, j’ai donné les Préludes en concert avec un piano moderne et un Pleyel 1837. Or, depuis un quart de siècle, je suis heureux de constater que non seulement les jeunes pianistes s’y mettent, mais de plus en plus de gens sont intéressés d’entendre le piano différemment. L’envie de varier les plaisirs se voit aussi dans les enregistrements. On y voit de plus en plus de marques de piano différentes. Avant, il n’y en avait que pour Steinway ! Maintenant, on entend des Fazioli, des Yamaha, des Bechstein, des Blüthner…
… et même les prototypes de Stephen Paulello…
Un tel foisonnement est réjouissant car les gens sont redevenus curieux d’entendre autrement. C’est un coup d’arrêt précieux à la standardisation qui a sévi dans les années 1970-1980. Après guerre, on a reconstruit des studios et des salles de concert, et on a placé des Steinway partout. Cela a créé une habitude d’écoute qui, heureusement, est en train de se fissurer. Allant encore plus loin, le disque ouvre un boulevard – un petit boulevard, mais un boulevard quand même – au piano d’époque.
Le disque plus que le concert ?
Oui car, en concert, le piano d’époque a besoin d’une salle adaptée pour que ça fonctionne.
Pas de Pleyel 1837 dans la salle Pierre-Boulez de la Philharmonie.
Non, ce n’est pas fait pour les grandes salles. En revanche, les micros captent toutes les harmoniques. Donc, au disque, c’est formidable.
« Le but est de trouver le bon feeling »
Joël Perrot développe précisément une approche très épurée du son, sans effet emphatique… au contraire !
Avec Joël, on aime bien tout ce qui sonne naturellement. Le précédent disque, nous l’avons enregistré dans la maison de George Sand, précisément dans « la chambre enchantée ». On a enregistré en digital et en analogique.
Encore une double version !
Oui, mais réalisée simultanément, elle. Laissez-moi vous dire que nous nous réservons de presser le 33-tours purement analogique, avec la machine à graver qu’il faudra alors ressortir d’un musée pour obtenir un résultat exceptionnel !
À travers ces expérimentations, effectives ou à venir, vous contribuez à réinvestir l’espace du disque en créant un son spécifique et non prédéfini ou entièrement refabriqué pour ressembler, par exemple, à ce que l’on peut entendre en concert.
Je suis convaincu que le disque doit être un espace musical spécifique.
Pourtant, vous enregistrez une partie de vos disques en public.
Oui, mais pas en concert, je le répète : en public. J’ai par exemple enregistré en public les mazurkas et les valses au Salon romantique, à Croissy-sur-Seine, afin que les curieux comprennent ce qu’est un enregistrement. La mythologie est qu’un enregistrement consiste à trafiquer des prises et à coller des petits bouts les uns aux autres. La réalité, c’est que l’on essaye d’être, au moment voulu, à l’optimum de ce que l’on peut faire musicalement, de la maîtrise que l’on peut avoir de l’instrument…
Comme en concert, pour le coup.
Sauf que, en concert, on a la possibilité d’avoir un petit raté dont personne ne se rendra compte parce qu’il n’aura pas la partition sous les yeux ou dans la tête, ou dont personne ne se souviendra parce que ce n’est pas l’essentiel. Alors que, sur un disque, ce genre de broutille ne peut pas figurer car ça laisse une tache, et l’on a été habitué à ce qu’un disque soit immaculé ! Donc, là, les spectateurs ont compris que le but n’était pas d’enregistrer un bout puis un bout et de coller les résultats à la file. Pas du tout. Le but est de trouver le bon feeling pour arriver à un ensemble qui, soudain, est convaincant voire évident.
« La direction artistique, ce n’est pas du façonnage »
Dans cette quête, la présence d’un public vous aide-t-elle ou ajoute-t-elle une pression supplémentaire ?
Elle m’aide. C’est plus facile de trouver le bon feeling avec un public que juste avec des micros.
Doit-on s’attendre à ce que vous poussiez votre souci pédagogique jusqu’à offrir un making of pour votre prochain enregistrement ?
Pourquoi pas ? Quand j’ai enregistré les mazurkas, j’ai vu comment cela fonctionnait. Donc j’avais pensé à le faire pour les valses mais, cette fois, je n’ai pas été en capacité de gérer ce projet en plus.
Chez vous, l’aspect technique de l’enregistrement va au-delà de la simple curiosité. Il participe à la fois d’une exigence de musicien et d’un désir de pédagogie.
J’aime expliquer ce qui se passe. Pour moi, c’est comme expliquer quelques aspects d’une œuvre : c’est sertir la beauté du mystère dans un écrin qui la valorise. Voilà pourquoi, à l’occasion des dix ans du Salon romantique, j’ai poussé le vice jusqu’à faire une séance de démonstration de ce qu’étaient les montages.
Montez-vous vos disques vous-même ?
Non, c’est un métier et ce n’est pas le mien ! Cependant, techniquement, la base du procédé est accessible. Si bien que j’ai pu expliquer comment les choses se passent à un petit groupe de gens qui avaient participé aux enregistrements. Ils ont compris que le montage d’un disque est proche d’un montage de cinéma. Au cinéma, il y a vingt cinq images par seconde, si vous en retirez deux, ça va changer quelque chose. Dans la respiration musicale, c’est similaire. Si le monteur procède avec art et sensibilité, vous allez obtenir une piste réussie.
Vous soulignez que le montage ne se limite pas à éradiquer les fausses notes ou les hésitations de l’interprète.
En aucune manière ! Ce n’est pas du façonnage. On ne parle pas de « direction artistique » pour rien ! Le directeur artistique doit d’abord vous mettre dans de bonnes conditions pour que vous donniez le meilleur de vous-même, et ensuite se démener pour que la réalisation respecte ce que vous désiriez exprimer.
« Aldo Ciccolini ne jouait pas pour les micros mais pour l’œuvre »
Sans actionner la souris, assistez-vous au montage ou préférez-vous jauger le produit fini ?
Ah, non, je suis sur place en permanence. Pour les deux disques des valses, ça m’a occupé une dizaine de grosses et pleines journées. C’est long d’être d’accord à 100 % avec Joël !
… au point que beaucoup d’artistes préfèrent n’intervenir qu’a posteriori…
Il est exact que certains disent : « Oh, moi, je laisse faire une première version, et je pointe après coup ce qui ne me convient pas. » J’en suis incapable. Une année, je m’étais même lancé dans une expérience. J’avais dit à Joël : « Ça pourrait être amusant que, sur un morceau, on prenne les mêmes bandes, qu’on monte aux mêmes endroits et que l’on voie les résultats de l’un et de l’autre… » On a essayé, puis on s’est retrouvé chez lui pour écouter les deux. Je ne vais pas vous cacher que j’étais très, très content de ce que j’avais fait. On n’entendait aucun point de montage, ça me paraissait nickel, j’étais fier. Sauf que, quand j’ai entendu le travail de Joël, il était dix fois plus musical. J’ai compris que ce n’était pas la peine d’insister ! Monter exige la maîtrise absolue d’un outil technique, une culture profonde du son, une connaissance intime de la musique elle-même, une expérience de la réalisation associant le souci du détail et celui de la cohérence d’ensemble, ainsi qu’une compréhension intuitive (mais pas que) du projet porté par l’interprète.
Joël Perrot est souvent cité comme un maître en la matière. Il a d’ailleurs enregistré des disques avec Aldo Ciccolini, si je ne me trompe…
C’est le cas, en effet. Et comme il s’est mis à la promotion sur Internet que nous évoquions, j’ai vu l’un des entretiens qu’il a mis en ligne dont celui où il parle d’une fois où Aldo Ciccolini vient discuter avec lui après un enregistrement. Joël le félicite pour son incroyable respect du texte, et il lui demande : « Quand vous jouez lors de ces séances, vous jouez pour les micros ou pour l’auditeur que vous imaginez derrière ses enceintes ? » Et le maître de lui répondre : « Je joue pour l’œuvre et le compositeur ! » Lui avait résolu le problème de l’absence de public lors des captations…
« Un musicien doit accepter de s’écouter »
Quelle relation entretenez-vous, vous, avec les micros ?
Je me souviens des premiers enregistrements que j’ai faits avec Joël. Je me souviens surtout que c’était terrible car le micro capte tout. Par rapport au concert, l’enregistrement, c’est une loupe grossissante, comme le cinéma peut l’être par rapport au théâtre. Oui, c’est terrible, mais ça aide énormément à progresser.
Du moins quand on ne se laisse pas paralyser par le défi !
Je vous confirme que, au début, c’est un peu dur. Au reste, une des grandes leçons que j’ai retenues de mes enregistrements, je la mets en pratique avec mes étudiants. Quand certains d’entre eux n’arrivent pas à concrétiser musicalement leur travail, je leur dis : « C’est très simple, tu vas t’enregistrer. » Aujourd’hui, n’importe quel smartphone le permet sans difficulté. Souvent, quand je revois l’étudiant, je lui demande s’il s’est enregistré… et il me répond : « Non, non, pas encore ! »
Parce qu’il a peur de ce qu’il va entendre ?
Bien sûr.
Comment expliquer cette peur ?
Quand vous jouez, vous ne vous écoutez pas. Vous entendez, mais vous n’êtes là pour recevoir le son, vous êtes là pour le produire. À partir du moment où vous vous écoutez, vous découvrez ce qui fonctionne, et vous découvrez surtout ce qui ne fonctionne pas. Le plus grand pas vers le progrès consiste à accepter de franchir cette étape et d’accepter de s’écouter.
À ce stade de notre entretien, certains peuvent avoir l’impression que nous nous sommes éloignés du sujet de notre entretien, qui est « comment interpréter les valses de Chopin aujourd’hui ? ». En réalité, nous sommes toujours au cœur du réacteur, puisque nous interrogeons le lien entre note, son, musique et interprétation.
C’est dans cette perspective que j’ai créé une option au CNSM que j’ai intitulée « l’harmonie appliquée à l’interprétation ». Le but est d’expliquer par le langage la corrélation qui existe entre ce qui est contenu derrière les notes (l’harmonie, les modulations, tout ce qu’on veut…) et les indications du compositeur. Souvent, on se rend compte que l’indication correspond à quelque chose qu’il y a derrière la note et qu’on aurait pu comprendre sans qu’il y ait l’indication.
« Il n’y a pas de hasard, en interprétation »
N’est-ce pas une discipline un peu spécialisée voire un peu spéciale ?
Elle est spécialisée mais, non, elle n’est pas « un peu spéciale », elle est tout à fait spéciale, je le reconnais volontiers. Pourtant, elle est plébiscitée par les étudiants parce qu’ils comprennent très vite l’avantage qu’ils peuvent en tirer dans leur pratique instrumentale.
Votre pédagogie est toujours une pédagogie qui va vers le concret : quand vous expliquez certains aspects d’une œuvre en concert, ce n’est pas pour que les auditeurs deviennent plus cultivés ou plus intelligents, c’est pour qu’ils, disons-le en termes techniques, kiffent davantage la vibe au cours du concert. De même, avec vos étudiants, vous cherchez à partir de l’analyse technique pour arriver au concret de l’interprétation.
Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre ces deux pôles. Ils s’attirent, ils sont indispensables l’un à l’autre et, quand le travail est bien fait, ils ne sont plus dissociables.
Comment cela se manifeste-t-il dans votre cours d’« harmonie appliquée à l’interprétation » ?
De multiples manières. Par exemple, à la fin de l’année, on fait un petit travail d’évaluation pour vérifier si les étudiants sont assez autonomes. Parce que le but du cours, c’est ça : que, quand je ne serai pas là, chaque étudiant soit capable d’analyser lui-même la partition pour en tirer bénéfice. Concrètement, je leur demande de choisir un extrait, de l’enregistrer. Ensuite, ils doivent en proposer une analyse autour des choses vraiment essentielles, comme les notes étrangères, les modulations, les cadences, bref, la base – on n’entre pas dans l’analyse méthodique comme on la pratique en classe d’analyse, on s’en tient à ce qui est inhabituel par rapport au langage ordinaire, ce qui peut surprendre, etc. Après ça, les étudiants doivent tirer quelques conclusions sur des directions interprétatives (du type : jusqu’où vont les phrases, etc.), puis réenregistrer le même passage, écouter les deux versions avec un autre auditeur cobaye, noter les différences et les analyser. Pour ceux qui proposent une pièce qu’ils ne connaissent pas encore et qui ne peuvent l’enregistrer parce qu’elle est trop difficile, par exemple, ils prennent deux interprétations très différentes disponibles sur YouTube ; et là, le jeu consiste à décrypter ce qui correspond à leurs analyses et, bien sûr, ce qui ne correspond pas.
L’interprétation est analytique ou ne devrait pas être ?
Il n’y a pas de hasard : c’est quand même très, très rare que, dans une sonate ou un Moment musical de Schubert, après qu’on a analysé la pièce, on ne retrouve pas l’ensemble de ses conclusions en écoutant Alfred Brendel.
« Mon travail, c’est de faire entendre la différence »
Vous définissez en creux ce que doit être une « bonne interprétation »…
Le constat est clinique : la plupart des grands interprètes sont en adéquation avec l’esprit de l’œuvre autant qu’avec ses notes. C’est cela qui constitue leur force, pas autre chose. Ils retranscrivent le message musical avec une lisibilité impeccable.
Qu’est-ce qui différencie donc les interprétations valides entre elles ?
L’interprète peut pousser le curseur dans un sens ou dans un autre, mais sa sensibilité s’exprime aux endroits essentiels qu’a balisés le compositeur.
C’est ce que vous enseignez dans votre cours d’harmonie appliquée à l’interprétation.
Oui, et c’est vraiment très plaisant car, quand les étudiants arrivent au cours, l’un d’eux joue un extrait du morceau qu’il est en train de travailler – une page, c’est plus que suffisant quand on veut aller au fond des choses. Après quoi, je secoue les autres en leur demandant : « Vous avez bien suivi ce qu’a joué votre camarade ou, à un moment, vous avez pensé à autre chose ? » Au début, ils sont gentils, ils n’osent trop rien dire. Après, quand ils se connaissent un peu, ils avouent parfois qu’ils n’ont pas trop compris ce que leur camarade a joué. Alors, nous repartons de la partition. Nous essayons de comprendre comment elle est faite, puis le musicien rejoue… et, là, plus personne ne décroche parce que le message de la musique passe.
On retrouve une fois de plus la conviction qui vous pousse à parler lors de vos concerts : il faut donner aux auditeurs la clef pour comprendre le message de la musique – car, selon vous, il y a un message.
Bien sûr que la musique porte un message, mais pas au sens politique ou que sais-je, au sens purement musical.
Qu’est-ce qu’un message « purement musical » ?
C’est celui qui répond à des questions comme : ces notes-là que je vois, que je joue, que j’entends, pourquoi le compositeur les a-t-il assemblées ainsi, comment voulait-il qu’elle sonne, pourquoi n’en a-t-il pas choisi ou ajouté d’autres, etc. ? Ces questions – et les réponses que l’analyse musicale en général et l’harmonie en particulier permettent d’établir – doivent guider tout interprète digne de ce nom et de ce mot, quelles que soient les circonstances. Au CNSM, nous sommes entre professionnels ou futurs professionnels de la musique. Mais les questions-réponses liées à l’analyse de l’harmonie valent aussi avec des gens qui ne connaissent rien à la musique. Ça marche avec tout le monde ! On n’emploie peut-être pas les mêmes mots, on ne creuse peut-être pas autant avec chacun, mais on emmène tout le monde dans un même souffle, et c’est très concret !
« L’analyse musicale, c’est une garantie de justesse »
Pour vous, décidément, la théorie musicale est aussi une pratique…
Ah, mais je vous le garantis une dernière fois, il n’y a pas d’opposition entre les deux ! Vous savez, quand je fais des masterclass avec les pianos anciens, j’utilise aussi beaucoup la compréhension du texte. Quand un étudiant a décodé le sens d’un passage, on entend immédiatement la différence. Lorsque l’on est seul avec un élève, normalement il vous fait confiance ; lorsque vous êtes avec un public, comme pendant une masterclass, et que l’assistance se met à sourire parce qu’elle a entendu complètement autre chose d’une version à l’autre, vous pouvez dire à l’étudiant : « Tiens, regarde l’effet que tu produis en jouant différemment les mêmes notes ! »
En ouvrant la brèche du smile grâce à l’harmonie, quelle part souhaitez-vous laisser au mystère de la musique ?
Oh, il restera toujours bien assez de mystère dans la musique. On peut écarter quelques-uns de ses voiles grâce à l’analyse, on peut en ouvrir d’autres grâce à la pédagogie, ça ne l’en rendra que plus beau ! Dans la beauté, un certain nombre d’éléments peuvent être expliqués, des éléments qui sont perceptibles – pas des vue de l’esprit métaphysiques ou loufoques, hein, des trucs concrets, que l’on peut démonter, remonter, donner à entendre et à apprécier. Cela n’enlève rien à la beauté, au contraire : ça la met en valeur.
Vous semblez dire : parler lors d’un concert, ce n’est pas prendre les spectateurs pour des imbéciles, au contraire, c’est les prendre autant au sérieux que des professionnels.
Oui, des gens qui n’y connaissent rien peuvent aimer la musique parce que ça leur parle, mais ils peuvent aussi l’aimer parce qu’ils comprennent ce que ça leur dit quand ça leur parle. Parfois, quand je donne des masterclass, des gens viennent me voir parce qu’ils estiment que la question du langage leur a échappé. Souvent, ils connaissent déjà les indications, les tempi, les nuances, etc. En revanche, ce qui ressortit de la construction du langage lui-même, c’est plus compliqué.
Pour certains professionnels aussi…
Disons que certains confrères n’y prennent pas autant garde qu’ils y auraient intérêt ; et c’est en général fâcheux car il est essentiel d’analyser afin d’interpréter sinon bien à tous les coups, du moins juste à tous les coups.
« Enseigner, ce n’est pas dire comment faire mais vers où aller »
L’obsession analytique ne risque-t-elle pas de rigidifier l’interprétation ?
Au contraire ! Quand on a compris la partition, on peut jouer avec beaucoup plus de liberté. C’est ce qui plaît aux étudiants. Tant que vous ne savez pas trop ce qu’il faut faire, vous hésitez. Vous attendez que le professeur vous dise ce que lui ferait, comment lui aime jouer tel passage, ou vous suivez littéralement les indications sur la partition sans chercher à les comprendre. Le résultat n’est pas erroné, mais il est in-signifiant. Il faut comprendre, par ex., pourquoi c’est écrit « crescendo » là, pas une mesure avant ou une mesure après car, à ce moment, il s’agit moins de jouer de plus en plus fort que d’interpréter autre chose, de donner une vie spécifique au passage ; et quand on se glisse dans l’esprit du compositeur, advient enfin la musique !
En somme, une vision analytique permet d’aller au cœur de la musicalité, qui consiste à transformer des notes en musique.
C’est ça. Et ça rend libre. L’interprétation peut changer d’une fois sur l’autre, elle restera bien ancrée sur les mêmes idées de base. Elle sera toujours juste par rapport à la musique. C’est le paradoxe de la liberté dans la contrainte. J’en ai pleinement pris conscience avec Aldo Ciccolini. J’ai travaillé trois ans avec lui après le conservatoire et, je peux bien le dire, le jour où j’ai appris le plus, c’est le jour où il n’était pas là. Il y avait un peintre, chez lui. Au bout d’une heure et demie d’attente, je commence à discuter avec l’artisan. Je lui dis : « Vous avez de la chance, vous entendez Aldo Ciccolini toute la journée ! » Il me répond : « Pas du tout ! Je suis là depuis une semaine, je ne l’ai pas entendu une seule fois ! » Quand Aldo arrive, je lui demande comment c’est possible. Et lui de me rétorquer : « Mon coco, c’est très simple. Je suis en train d’apprendre de nouvelles œuvres, donc je les analyse et j’essaye d’entendre comment rendre tout ça. Quand l’image sera suffisamment précise et forte, je me mettrai au piano pour l’entendre telle qu’elle devrait être. » C’est exactement le contraire de la manière dont un étudiant procède. Lui, il va se jeter la partition pour l’ouvrir et à jouer. C’est très compréhensible, car il est souvent dans l’urgence et l’urgence, c’est jouer les notes. Malheureusement, c’est très grave, car la mémoire corporelle garde les mauvais réflexes que vous aurez développés au début.
Reste que la méthode Ciccolini risque de paraître un brin jusqu’au-boutiste…
Certes. Voilà aussi pourquoi les maîtres sont des maîtres. Ils ne nous disent pas comment faire. Ils nous disent vers où aller. Cela peut paraître frustrant sur le moment ; avec le temps, vous vous apercevez que c’est infiniment plus précieux. Quand vous êtes un jeune pianiste, vous n’avez pas seulement besoin de savoir comment mieux jouer une valse de Chopin : vous avez besoin d’apprendre comment mieux jouer. Comment mieux jouer une valse de Chopin, oui, mais pas que. Le cas pratique doit mettre en place une méthode et une vision beaucoup plus long-termistes qui libèrent la créativité et la sensibilité. À ma place, j’espère contribuer à apporter cela à mes étudiants : des outils, des techniques, des savoirs, des astuces, des retours d’expérience, oui ; mais aussi de quoi devenir, par eux-mêmes, d’encore plus beaux musiciens et donc, par la suite, de meilleurs pédagogues à leur tour.