Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 6
Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers
- une double intégrale du corpus, que l’on peut
- un entretien-fleuve dont les premiers épisodes sont à retrouver
Épisode 6
La valse à deux temps
Yves Henry, après avoir évoqué
- le succès des valses au temps de Chopin (épisode 1)
- puis aujourd’hui (épisode 2), nous avons examiné
- la notion d’intégrale (épisode 3),
- les conséquences en termes de réception d’un œuvre et non d’une série d’œuvres, au disque et au concert (épisode 4), et
- l’importance de la compréhension presque mécanique du piano ancien pour interpréter – même sur piano moderne – les valses de Chopin (épisode 5).
Dans ce sixième épisode, j’aurais souhaité vous demander en quoi la pratique des valses sur deux types d’instruments oriente votre interprétation. Pour schématiser, j’ai cru comprendre que, comme un musicien « historiquement informé », vous cherchez à reproduire sur instrument moderne ce que vous parvenez à obtenir d’un instrument ancien ; mais on aurait pu imaginer tout le contraire, par exemple un éloge des particularités du piano moderne dont il s’agirait de jouir pour colorier différemment les valses !
Vous avez raison sur un point : chacun des instruments offre des capacités différentes. Il serait envisageable de jouer simplement sur les capacités de l’instrument tels que la sonorité réduite mais chantante sur piano ancien ou, sur piano moderne, les tempi différents pour s’adapter aux capacités de vélocité et de dynamique, etc. Mais ça, ce serait dénaturer l’idée de Chopin. Vous savez, j’ai été l’élève d’Aldo Ciccolini pour qui il n’y avait que quatre choses importantes, dans l’interprétation : le texte, le texte, le texte et le texte. Je crois que Clara Schumann aussi disait que la seule chose qui compte, c’est le respect de l’œuvre. Ça embrasse plus large que la seule notion de texte, volontairement limitative ; et c’est ça qui m’intéresse.
« Chaque voix a une couleur et une intensité différentes »
Comment rendre raison d’un même texte et d’une même œuvre avec deux sonorités différentes ?
Quel que soit l’instrument que j’utilise, je cherche la façon de mettre en valeur ce que j’ai compris de ce que voulait le compositeur. Mon but n’est pas de graver deux fois le même disque mais de proposer deux sonorités différentes fondées sur la même conception de l’œuvre.
De fait, les différences entre les deux versions sont évidentes, assumées et, pour certaines, explicitées dans le passionnant livret que vous signez.
Oui, il y a de grandes différences, ne serait-ce que dans le timing !
Ces différences elles-mêmes ne sont pas toujours similaires : en général, une valse de 7’ sur Pleyel est jouée en 5’30 sur le Bechstein, mais la dernière, l’op. 34 n°1, dure 5’18 sur piano ancien et 5’27 sur piano moderne…
Tout joue. L’acoustique, le moment de l’enregistrement et, bien sûr, le piano. Le son décide s’il faut plus d’attente ou moins. C’est pourquoi, dans le livret, j’attire l’attention sur les différences entre les deux instruments donc les deux versions.
Vous y évoquez notamment
- la mécanique (notamment la question du double-échappement) et le mécanisme,
- l’équilibre des registres,
- l’attention au chant,
- l’influence de la pédalisation,
- le rôle du diapason,
- l’exigence du toucher,
- l’opposition entre « beau son » et « son vrai », ainsi que la grandeur des faiblesses (intimité du piano ancien versus extraversion du piano moderne)…
Je voudrais insister sur l’une des spécificités et des difficultés du piano ancien : avec ce type d’instrument, la lisibilité du message est beaucoup plus grande parce que les registres n’ont pas tout à fait le même son. Cela éclaire largement la polyphonie car, chaque voix ayant une couleur et une intensité différentes, on peut les suivre très, très bien !
« Avec Chopin, la résonance nous enveloppe »
Pourtant, la polyphonie n’est pas la caractéristique première de toutes les valses.
Certes, il y a moins de polyphonie dans chaque valse que dans les mazurkas ou dans d’autres œuvres, mais il y en a tout de même. Or, quand vous jouez les valses sur piano moderne, la polyphonie est relativement noyée sauf si vous êtes très attentif à la pédale. La pédale a été notée par Chopin sur le piano Pleyel. Si vous l’utilisez telle quelle sur le piano moderne, ça ne fonctionne strictement pas.
Pourquoi ?
Entre les deux types d’instruments, la résonance est complètement différente. Le piano moderne est propice à la confusion. Donc, si vous rajoutez une pédale notée pour un piano où il n’y avait pas cette confusion, la confusion va augmenter. Il incombe aux interprètes de faire preuve de subtilité afin de retrouver le même esprit, la même lisibilité sonore et le même équilibre.
Autrement dit, la réflexion sur l’instrument est une réflexion sur l’œuvre…
L’œuvre et l’instrument sont intriqués dans la question de l’interprétation. Il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures : interpréter, c’est chercher à rendre ce que le compositeur avait en tête quand il a écrit sa pièce.
Ha ! Si les metteurs en scène d’opéra ne pensaient pas qu’interpréter, c’est remplacer la poétique de l’œuvre par l’exposition de ses bêtes fantasmes ! Mais comment définir ce que Chopin « avait en tête » quand il a écrit ses valses ?
Quand on étudie son œuvre et le reste du corpus pianistique, on comprend que Chopin a renouvelé l’écriture du piano en utilisant les phénomènes de résonance qu’il a particulièrement bien compris. Grâce à eux, il a transformé le piano non en un instrument capable de délivrer un message global, comme le fait remarquablement une « Romance sans parole », par exemple ; non en un instrument capable d’orchestrer la musique soliste, comme l’a proposé Liszt avec son talent fou ; mais en un instrument qui produit du son en trois dimensions. Avec Chopin, la résonance nous enveloppe.
« Chopin était un alchimiste du son »
Comment expliquer ce phénomène ?
Expliquer la résonance, c’est le travail des scientifiques ; en avoir conscience devrait être celui des interprètes. Par exemple, on sait que, quand vous jouez une note à la main droite et une autre, très doucement, à distance de quinte, vous entendez que, tout à coup, la note de droite rebondit. Cela implique que, pour que la mélodie sonne correctement, l’interprète ne doit pas seulement jouer la mélodie et l’accompagnement : il doit trouver le seul équilibre sonore capable d’enrichir le résultat.
Sans quoi, le résultat serait plat ?
Pire : même si les notes sont les bonnes, il trahirait la partition et la pensée du compositeur. Par exemple, si vous vous gobergez de la basse, que vous la mettez en avant pour amplifier le volume de manière artificielle, ce sera sans doute très ronflant, plus spectaculaire, mais vous n’obtiendrez pas ce que permet l’écriture de Chopin : un piano rayonnant, qu’il soit ancien ou moderne. Rayonnant, pas claironnant. Pour cela, il n’y a pas trente-six solutions : il faut se demander si les équilibres sonores mis en place permettent d’optimiser les phénomènes de résonance sous-tendus par la partition.
Ce que vous dites de Chopin vaudrait-il pas pour à peu près tous les compositeurs ?
Oui et non. Non, parce que la particularité de Chopin, c’est qu’il utilise sciemment la résonance, et c’est quelque chose que ses prédécesseurs, quel que soit leur génie, n’ont pas particulièrement exploité. Mais oui, d’autres compositeurs ont saisi l’importance de ce que Chopin a développé. L’exemple le plus notoire est Debussy. Lui va utiliser tout le temps ce phénomène de résonance dans sa musique de piano en élargissant le champ des possibles. Souvent, il pose une basse très, très loin sur le clavier, beaucoup plus loin que d’habitude ; un accord au milieu ; quelque chose au-dessus ; et, encore au-dessus, quelque chose d’autre. Or, tout ça ne fonctionne que grâce à la pédale. Avec vos dix doigts seuls, vous ne pouvez pas jouer ce qui est écrit. Ravel aussi creusera cette voie.
La voie d’un piano augmenté par lui-même ?
La voie d’une écriture pianistique qui va au-delà du piano. Et pourquoi ? Parce qu’un musicien, qu’il soit compositeur ou interprète, c’est un créateur d’univers sonore, un alchimiste du son. Or, le parangon de l’alchimiste sonore, c’est Chopin. Il a passé sa courte vie à n’écrire que pour le piano, et même que pour un piano. Si quelqu’un maîtrise le sujet, c’est lui ! À nous d’essayer de continuer à faire résonner sa musique comme il l’avait imaginé…
À suivre…