Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 2

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Yves Henry, le 10 mai 2023, à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers

  • une double intégrale du corpus, que l’on peut acquérir par ex. ici, et
  • un entretien-fleuve commencé et continué ci-dessous.

 

Deuxième épisode
Quand la musique est bonne

Yves Henry, dans le premier épisode de cet entretien, vous nous avez montré en quoi les valses sont à la fois façonnées par les goûts parisiens de l’époque et construites, dans leur écriture même, par la connaissance humaine et pédagogique que Chopin avait de son public. Que nous révèlent ces mêmes valses à travers l’appétence de nos contemporains qu’elles suscitent encore et encore ?
C’est difficile de comparer car il nous faut imaginer ce qu’il en était à l’époque du compositeur. Toutefois, il est très probable que ce qui motive le goût pour les valses de Chopin tel que nous connaissons aujourd’hui était déjà valable à l’époque.

C’est-à-dire ?
Avoir une mélodie séduisante à la main droite et un accompagnement assez sobre (une basse, deux accords, quelque fois avec une ligne à l’intérieur mais qui n’est pas compliquée à jouer), cela crée les conditions nécessaires pour jouer une œuvre avec un résultat quasi immédiat susceptible de charmer quiconque y a accès. Or, Chopin avait à la fois l’art de la mélodie très inspirée – c’est le moins que l’on puisse dire – et la science de l’harmonie. Il était autant harmoniste que mélodiste. Écoutez ces modulations, évidentes et efficaces ! Par conséquent, même quand les accords sont simples à jouer, ils sont très beaux et ne sont pas laissés au hasard comme chez d’autres compositeurs moins vétilleux. Les valses de Chopin prouvent que, avec très peu de moyens, il est loisible d’obtenir un résultat sonore à la fois satisfaisant, charmant et très agréable pour celui qui joue comme pour celui qui écoute. Ce qui n’entraîne pas que les valses soient dépourvues de profondeur !

 

« Une valse de Chopin, c’est du Chopin ! »

 

C’est ce que vous montrez dans le très riche livret de votre double intégrale, où vous soulignez que ces « mélodies simples » (parfois moins faciles à jouer que vous ne l’affirmez…) sont inspirées et porteuses de sens pour le compositeur. Vous y démontrez que, certes, Chopin s’est senti obligé d’écrire des valses pour plaire, mais le résultat ne se réduit pas à de la musique alimentaire.
Vous savez, j’enseigne l’écriture au CNSM de Paris. Dans ce cadre, comme le veut la tradition, nous faisons travailler les étudiants dans le style des compositeurs. Ils doivent écrire un quatuor dans le style de Schubert, un lied dans le style de Strauss, une mélodie dans le style de Debussy… Ainsi, on décortique comment fonctionnent ces grands compositeurs, quel est leur langage, comment ils l’utilisent, etc. Le but est d’entrer en profondeur dans la compréhension de leur matériau et de leurs outils. Dans tous les cas, on se rend compte que ce qui paraît le plus simple, le moins élaboré, par exemple parce qu’il n’y a pas de contrepoint compliqué, pas énormément de notes ou beaucoup d’harmonies, c’est le résultat soit d’un travail acharné, soit d’un génie. Prenez les lieder de Schubert : ce sont des chansons à la fois très simples et miraculeuses.

On en revient à l’idée que le chef-d’œuvre n’est pas dans la complexité.
Oui.

C’est pourquoi vous avez choisi d’enregistrer même des valses très simples.
Aucune de celles que j’ai enregistrées ne mérite pas de l’être. Chacune a son charme particulier.

Pour autant, toutes les valses au programme ne sont pas « faciles », du moins pour l’interprète.
Elles sont faciles parce qu’elles sont courtes, d’abord, et, pour la plupart, peu polyphoniques. Cela complique souvent l’interprétation, au piano, quand les voix commencent à s’entremêler. Donc, si, les valses sont toutes accessibles.

 

 

Néanmoins, vous distinguez les valses chantantes et les valses brillantes. Cette seconde catégorie ne s’appuie pas que sur la mélodie, l’harmonie et les modulations : il y a de la virtuosité dans l’air…
Certes, mais il est indispensable de tenir compte de ce qu’est une valse pour Chopin, de cette simplicité structurelle, pour ne pas sombrer dans la virtuosité pure.

Pourquoi ?
Ce serait hors sujet.

Pourquoi, « hors sujet » ? Les valses n’avaient-elles pas aussi cette fonction d’« effet waouh », presque circassienne, consubstantielle à une certaine musique de salon où l’on admirait l’interprète parce qu’il jouait très vite beaucoup de notes ?
Dans les valses brillantes, la virtuosité, ce n’est pas un problème, c’est une exigence. Le danger est de s’en contenter car même quand les valses sont virtuoses, elles ne sont pas que virtuoses. Si on se contente de cet aspect, on les transforme en exercice de virtuosité, genre pour lequel Chopin n’avait aucune inclination. On oublie que, quelque rutilante soit-elle, une valse de Chopin, c’est du Chopin. En se concentrant sur la technique et l’envie de susciter l’admiration à son endroit, on passe à côté de leur beauté.

 

« Avec une intégrale, soudain, apparaît l’évidence d’un œuvre »

 

Même si les valses de Chopin sont (plus ou moins) toutes de Chopin, en distinguant valses brillantes et valses chantantes, vous opérez une première fissure dans la notion de « valses de Chopin ». En réalité, cette appellation générique ne masque-t-elle pas – un peu comme les Sequenza de Berio ou les Colloques de Jean Guillou, même s’il ne s’agit pas de genres musicaux a priori – une diversité ontologique ?
Bien sûr. Certaines valses pourraient presque être réintitulées « Nocturne », si c’est ce que vous sous-entendez ! Donc, oui, par définition, il peut sembler un tantinet exagéré de les réunir comme un tout cohérent, mais cela a un avantage : c’est le format d’un enregistrement et d’un concert, pour lesquels la variété de style est un atout. L’intégrale dévoile un kaléidoscope de sentiments et de sollicitations du piano en tant que moyen d’expression d’une émotion, d’une pensée, de quelque chose qui reste très accessible au public.

 

 

Les valses seraient-elles les anti-Préludes, dans la mesure où les 24 préludes ont été publiés comme un ensemble mais n’ont jamais été envisagés comme devant être joués à la file, alors que les valses n’ont pas été publiées comme un ensemble mais ne souffrent pas d’être exposées en intégralité ?
Dans ce cas, il faudrait aussi citer les Études ! En réalité, quand on joue les préludes à la suite, il se produit quelque chose par la grâce de l’accumulation des tonalités, par la succession des atmosphères, par la confrontation des rythmes… Et ce quelque chose qui se produit, c’est l’apparition d’un œuvre.

Est-ce le cas aussi pour les valses ?
Les valses tirent leur unité de leur diversité. Dès lors, pourquoi forment-elles un tout, derrière leur proximité rythmique ? Parce qu’elles émaillent la vie de Chopin sur une large période et qu’elles sont marquées par ce qui se passait dans l’existence du compositeur au moment où il les couchait sur le papier. C’est une succession d’événements musicaux, une galerie de portraits sonores où les émotions s’entrechoquent. Ce qui pourrait passer pour un défaut (elles n’ont pas été conçues comme un ensemble) en constitue en réalité le prix et justifie largement l’exécution ou l’écoute intégrale de ce corpus.

 

« L’important, c’est de sentir la patte du génie »

 

Parlons donc de ce corpus qui n’est pas un œuvre même s’il fait œuvre quand on le joue intégralement… Sa composition, comme on dirait en gastronomie, est sujette à débat. On l’a dit, seules sept valses ont été publiées du vivant de l’artiste. Doit-on préférer celles-ci, parce qu’elles ont vraiment été peaufinées par le créateur, ou l’interprète se réjouit-il que les autres lui laissent une plus grande marge, dans la mesure où il lui faut imaginer les indications que Chopin aurait pu apposer s’il avait souhaité ou eu le temps de les faire imprimer ?
C’est exact, on ne peut pas mettre toutes les valses dans un même sac. Indiscutablement, les valses publiées sont spécifiques. Elles ont bénéficié d’une attention dans les détails, même dans l’organisation interne. Pour quelques-unes, on a retrouvé l’idée initiale ailleurs, dans des partitions antérieures, avant qu’elle ait été développée dans une valse, ce qui prouve qu’il s’agit bien d’une composition, pas d’une improvisation même si la part de l’improvisation dans l’impulsion liminaire ne doit pas être oubliée. D’autres valses sont beaucoup plus conjoncturelles.

Faire côtoyer différents types de valses est-il une gageure ou du pain bénit pour l’intégraliste ?
Les deux, sans doute, car, permettez-moi d’insister, les valses « plus conjoncturelles » ne manquent pas de charme ! Soit, elles ne sont pas chargées de nombreux motifs passionnants ; et cependant,

  • par leur construction,
  • par leur fraîcheur,
  • par l’idée – fût-elle unique – qu’elles rendent présente,
  • par leur spontanéité,
  • par leur spécificité,
  • par le contraste qu’elles apportent avec d’autres partitions plus élaborées,

elles sont plus qu’intéressantes. Par exemple, une des valses en La bémol est une sorte de petit tourniquet perpétuel au centre duquel se déploie un petit trio qui ressemble à un air de cornet à piston. Il faut la jouer comme une pirouette, une respiration, un autre éclairage sur le génie chopinien.

 

 

L’unité serait moins le rythme ternaire que la patte du compositeur ?
Le rythme est essentiel puisque la griffe de Chopin se reconnaît dans l’ensemble de ses œuvres ! Pour autant, la diversité d’écriture – presque de nature – des valses nous apprend quelque chose sur la manière dont Chopin composait pour le piano.

Comment ça ?
Prenez la valse en La bémol que j’ai placée en avant-dernière position. On dirait une berceuse. Est-ce de Chopin à 100 % ? C’est difficile à dire. Je sais que l’Institut Chopin de Varsovie, avec qui je suis évidemment en contact, réalise des études assez poussées sur le papier et l’encre utilisés, entre autres, pour savoir si chaque œuvre est vraiment authentique… sauf que même si c’est Chopin qui a couché la pièce sur le papier, rien ne prouve qu’elle soit complètement de lui. On soupçonne que, dans certains cas, il a aidé quelqu’un d’autre à finir ce qui n’était que commencé. Au fond, j’ai presque envie de dire : peu importe dès lors que l’on sent la patte du génie !

 

« J’ai écrit une mazurka de Chopin d’après une mélodie japonaise »

 

Justement, comment définiriez-vous cette « patte » ?
Pour être concis, je dirais que c’est l’absence de platitude. Dans aucune des valses que j’ai enregistrées vous ne trouverez un enchaînement qui ne soit pas calculé. Jamais rien ne vient détoner. Et, croyez-moi, c’est assez facile de détoner quand on écrit alla Chopin.

Vous parlez d’expérience…
Oh, oui ! En tant que professeur d’écriture, j’ai essayé d’écrire quelque chose dans le style de Chopin… qui, au passage, n’est pas un langage que l’on étudie dans les classes de composition, et c’est regrettable car il a initié beaucoup de choses, notamment dans le domaine des modulations. Bref, j’ai essayé et, pendant longtemps, je ne suis arrivé à strictement rien, et j’en étais très immodestement surpris. Je joue quand même beaucoup d’œuvres de Chopin, je sais comment ça fonctionne et, pourtant, tout ce que j’écrivais, c’était évident que ce n’était pas de Chopin. Par conséquent, j’ai décidé de prendre le problème à bras-le-corps. J’ai étudié à fond la question pour déterminer d’où venaient les caractéristiques saillantes du style de Chopin…

Révélez-nous ce secret !
En fait, ça vient très souvent des modulations, du type de rapport entre les tonalités à l’intérieur d’une pièce. Ce qui est intéressant dans la façon dont Chopin écrit la musique, c’est qu’il a étudié très sérieusement depuis sa tendre enfance avec des maîtres qui lui ont enseigné l’écriture de la façon la plus rigoureuse, avec toutes les règles classiques ; et, au long de sa vie, il a respecté strictement ce cadre… tout en le transgressant, un peu comme Ravel, d’ailleurs.

 

 

Malpeste, expliquez-nous ce nouveau paradoxe !
Il n’est pas nouveau, ce paradoxe, c’est le génie de Chopin : on reconnaît sa musique alors que ses bases respectent les règles. Simplement, il s’en affranchit un tout p’tit peu pour ce qui concerne les tonalités avant de retrouver le cadre qu’il s’est imposé. Autrement dit, il s’impose les mêmes règles que les autres, et il arrive à écrire d’une manière différente. C’est ça qui est assez prodigieux !

Avez-vous fini par être prodigieux à votre tour ?
J’ai du moins fini par écrire ma mazurka de Chopin !

L’avez-vous enregistrée ?
Pas encore, mais je la joue de temps en temps en bis, surtout au Japon parce que je l’ai écrite en m’inspirant d’une chanson japonaise. L’exercice consistait donc à écrire une partition de Chopin à partir d’un thème nippon. Je l’ai intitulée Sakura mazurka, du nom du thème original. Je me suis beaucoup amusé à faire ça ; et je suis très heureux quand je la joue et que des gens viennent me voir après le concert pour me dire qu’ils ne connaissaient pas cette mazurka et qu’ils la trouvent très belle. C’est bien car le résultat m’a demandé énormément d’efforts : Chopin a ce côté tellement évident, dans sa musique, tellement normal en apparence, que saisir sa spécificité est un défi colossal.

Sera-ce le paradoxe de Dalí, qui disait : « J’ai des moustaches ostentatoires pour passer incognito car, quand on me voit, on ne voit que mes moustaches, on ne me voit pas derrière » ?
Peut-être. Chopin, c’est une musique que vous reconnaissez tout de suite (des moustaches de Dalí, si vous voulez) et, pourtant, quand vous l’écoutez, rien ne vous semble ni dérangeant, ni incongru. Pas seulement au public en général : même les mélomanes les plus pointus, même quand vous connaissez la façon dont il procède, vous avez beau savoir comment il réalise son tour de magie, vous êtes attrapé à chaque fois. Quel génie !

À suivre…


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