Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 10

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Photo extraite de l’album « Dédicaces croisées » (référence ci-dessous).

 

Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers

  • une double intégrale du corpus, que l’on peut
    • acquérir par ex. ici voire
    • écouter gracieusement par ex. , et
  • un entretien-fleuve dont les premiers épisodes sont à retrouver
    • ici (les valses, un succès historique),
    • (les valses, un succès actuel),
    • re- (les valses un succès intégral),
    • re-re- (les valses, un succès vivant),
    • re-re-re- (les valses, un succès pour le piano ancien),
    • re-re-re-re- (les valses, un succès adapté aux deux pianos),
    • re-re-re-re-re- (les valses, un succès qui se nourrit de pédagogie) et
    • re-re-re-re-re-re- (les valses, un succès qui appelle d’autres découvertes).

Le disque Dédicaces croisées mix’n’matchant Chopin, Liszt et Schumann, est disponible ici.

 

Épisode 10
Double je

 

Yves Henry, votre inclination pour le rôle de « facilitateur » a dû contribuer à votre choix d’enregistrer une double intégrale. En effet, cette option contribue à faire sortir le piano ancien du clan des spécialistes en rassurant l’auditoire avec un piano moderne, et en expliquant l’intérêt du Pleyel…
En tout cas, l’idée de doubler l’intégrale d’un œuvre, c’est quelque chose qui m’anime depuis longtemps. Songez que, en 2004, Pleyel avait ressorti un piano de concert. C’était un prototype qui n’était pas mal du tout. Sous forme de DVD, j’ai enregistré les 24 préludes salle Pleyel sur un Pleyel de 1837 et un Pleyel de 2002. Peut-être sortira-t-on les bandes prochainement !

 

 

 

« Au disque, le piano ancien, c’est formidable »

 

« Vingt ans après », comme eût écrit Alexandre Dumas !
Oui, mais les origines de ce sport sont encore plus lointaines. En 1999, pour la première fois, au théâtre de Vichy, j’ai donné les Préludes en concert avec un piano moderne et un Pleyel 1837. Or, depuis un quart de siècle, je suis heureux de constater que non seulement les jeunes pianistes s’y mettent, mais de plus en plus de gens sont intéressés d’entendre le piano différemment. L’envie de varier les plaisirs se voit aussi dans les enregistrements. On y voit de plus en plus de marques de piano différentes. Avant, il n’y en avait que pour Steinway ! Maintenant, on entend des Fazioli, des Yamaha, des Bechstein, des Blüthner…

… et même les prototypes de Stephen Paulello…
Un tel foisonnement est réjouissant car les gens sont redevenus curieux d’entendre autrement. C’est un coup d’arrêt précieux à la standardisation qui a sévi dans les années 1970-1980. Après guerre, on a reconstruit des studios et des salles de concert, et on a placé des Steinway partout. Cela a créé une habitude d’écoute qui, heureusement, est en train de se fissurer. Allant encore plus loin, le disque ouvre un boulevard – un petit boulevard, mais un boulevard quand même – au piano d’époque.

Le disque plus que le concert ?
Oui car, en concert, le piano d’époque a besoin d’une salle adaptée pour que ça fonctionne.

Pas de Pleyel 1837 dans la salle Pierre-Boulez de la Philharmonie.
Non, ce n’est pas fait pour les grandes salles. En revanche, les micros captent toutes les harmoniques. Donc, au disque, c’est formidable.

 

 

 

« Le but est de trouver le bon feeling »

 

Joël Perrot développe précisément une approche très épurée du son, sans effet emphatique… au contraire !
Avec Joël, on aime bien tout ce qui sonne naturellement. Le précédent disque, nous l’avons enregistré dans la maison de George Sand, précisément dans « la chambre enchantée ». On a enregistré en digital et en analogique.

Encore une double version !
Oui, mais réalisée simultanément, elle. Laissez-moi vous dire que nous nous réservons de presser le 33-tours purement analogique, avec la machine à graver qu’il faudra alors ressortir d’un musée pour obtenir un résultat exceptionnel !

À travers ces expérimentations, effectives ou à venir, vous contribuez à réinvestir l’espace du disque en créant un son spécifique et non prédéfini ou entièrement refabriqué pour ressembler, par exemple, à ce que l’on peut entendre en concert.
Je suis convaincu que le disque doit être un espace musical spécifique.

Pourtant, vous enregistrez une partie de vos disques en public.
Oui, mais pas en concert, je le répète : en public. J’ai par exemple enregistré en public les mazurkas et les valses au Salon romantique, à Croissy-sur-Seine, afin que les curieux comprennent ce qu’est un enregistrement. La mythologie est qu’un enregistrement consiste à trafiquer des prises et à coller des petits bouts les uns aux autres. La réalité, c’est que l’on essaye d’être, au moment voulu, à l’optimum de ce que l’on peut faire musicalement, de la maîtrise que l’on peut avoir de l’instrument…

Comme en concert, pour le coup.
Sauf que, en concert, on a la possibilité d’avoir un petit raté dont personne ne se rendra compte parce qu’il n’aura pas la partition sous les yeux ou dans la tête, ou dont personne ne se souviendra parce que ce n’est pas l’essentiel. Alors que, sur un disque, ce genre de broutille ne peut pas figurer car ça laisse une tache, et l’on a été habitué à ce qu’un disque soit immaculé ! Donc, là, les spectateurs ont compris que le but n’était pas d’enregistrer un bout puis un bout et de coller les résultats à la file. Pas du tout. Le but est de trouver le bon feeling pour arriver à un ensemble qui, soudain, est convaincant voire évident.

 

 

 

« La direction artistique, ce n’est pas du façonnage »

 

Dans cette quête, la présence d’un public vous aide-t-elle ou ajoute-t-elle une pression supplémentaire ?
Elle m’aide. C’est plus facile de trouver le bon feeling avec un public que juste avec des micros.

Doit-on s’attendre à ce que vous poussiez votre souci pédagogique jusqu’à offrir un making of pour votre prochain enregistrement ?
Pourquoi pas ? Quand j’ai enregistré les mazurkas, j’ai vu comment cela fonctionnait. Donc j’avais pensé à le faire pour les valses mais, cette fois, je n’ai pas été en capacité de gérer ce projet en plus.

Chez vous, l’aspect technique de l’enregistrement va au-delà de la simple curiosité. Il participe à la fois d’une exigence de musicien et d’un désir de pédagogie.
J’aime expliquer ce qui se passe. Pour moi, c’est comme expliquer quelques aspects d’une œuvre : c’est sertir la beauté du mystère dans un écrin qui la valorise. Voilà pourquoi, à l’occasion des dix ans du Salon romantique, j’ai poussé le vice jusqu’à faire une séance de démonstration de ce qu’étaient les montages.

Montez-vous vos disques vous-même ?
Non, c’est un métier et ce n’est pas le mien ! Cependant, techniquement, la base du procédé est accessible. Si bien que j’ai pu expliquer comment les choses se passent à un petit groupe de gens qui avaient participé aux enregistrements. Ils ont compris que le montage d’un disque est proche d’un montage de cinéma. Au cinéma, il y a vingt cinq images par seconde, si vous en retirez deux, ça va changer quelque chose. Dans la respiration musicale, c’est similaire. Si le monteur procède avec art et sensibilité, vous allez obtenir une piste réussie.

Vous soulignez que le montage ne se limite pas à éradiquer les fausses notes ou les hésitations de l’interprète.
En aucune manière ! Ce n’est pas du façonnage. On ne parle pas de « direction artistique » pour rien ! Le directeur artistique doit d’abord vous mettre dans de bonnes conditions pour que vous donniez le meilleur de vous-même, et ensuite se démener pour que la réalisation respecte ce que vous désiriez exprimer.

 

 

 

« Aldo Ciccolini ne jouait pas pour les micros mais pour l’œuvre »

 

Sans actionner la souris, assistez-vous au montage ou préférez-vous jauger le produit fini ?
Ah, non, je suis sur place en permanence. Pour les deux disques des valses, ça m’a occupé une dizaine de grosses et pleines journées. C’est long d’être d’accord à 100 % avec Joël !

… au point que beaucoup d’artistes préfèrent n’intervenir qu’a posteriori
Il est exact que certains disent : « Oh, moi, je laisse faire une première version, et je pointe après coup ce qui ne me convient pas. » J’en suis incapable. Une année, je m’étais même lancé dans une expérience. J’avais dit à Joël : « Ça pourrait être amusant que, sur un morceau, on prenne les mêmes bandes, qu’on monte aux mêmes endroits et que l’on voie les résultats de l’un et de l’autre… » On a essayé, puis on s’est retrouvé chez lui pour écouter les deux. Je ne vais pas vous cacher que j’étais très, très content de ce que j’avais fait. On n’entendait aucun point de montage, ça me paraissait nickel, j’étais fier. Sauf que, quand j’ai entendu le travail de Joël, il était dix fois plus musical. J’ai compris que ce n’était pas la peine d’insister ! Monter exige la maîtrise absolue d’un outil technique, une culture profonde du son, une connaissance intime de la musique elle-même, une expérience de la réalisation associant le souci du détail et celui de la cohérence d’ensemble, ainsi qu’une compréhension intuitive (mais pas que) du projet porté par l’interprète.

Joël Perrot est souvent cité comme un maître en la matière. Il a d’ailleurs enregistré des disques avec Aldo Ciccolini, si je ne me trompe…
C’est le cas, en effet. Et comme il s’est mis à la promotion sur Internet que nous évoquions, j’ai vu l’un des entretiens qu’il a mis en ligne dont celui où il parle d’une fois où Aldo Ciccolini vient discuter avec lui après un enregistrement. Joël le félicite pour son incroyable respect du texte, et il lui demande : « Quand vous jouez lors de ces séances, vous jouez pour les micros ou pour l’auditeur que vous imaginez derrière ses enceintes ? » Et le maître de lui répondre : « Je joue pour l’œuvre et le compositeur ! » Lui avait résolu le problème de l’absence de public lors des captations…

 

 

 

« Un musicien doit accepter de s’écouter »

 

Quelle relation entretenez-vous, vous, avec les micros ?
Je me souviens des premiers enregistrements que j’ai faits avec Joël. Je me souviens surtout que c’était terrible car le micro capte tout. Par rapport au concert, l’enregistrement, c’est une loupe grossissante, comme le cinéma peut l’être par rapport au théâtre. Oui, c’est terrible, mais ça aide énormément à progresser.

Du moins quand on ne se laisse pas paralyser par le défi !
Je vous confirme que, au début, c’est un peu dur. Au reste, une des grandes leçons que j’ai retenues de mes enregistrements, je la mets en pratique avec mes étudiants. Quand certains d’entre eux n’arrivent pas à concrétiser musicalement leur travail, je leur dis : « C’est très simple, tu vas t’enregistrer. » Aujourd’hui, n’importe quel smartphone le permet sans difficulté. Souvent, quand je revois l’étudiant, je lui demande s’il s’est enregistré… et il me répond : « Non, non, pas encore ! »

Parce qu’il a peur de ce qu’il va entendre ?
Bien sûr.

Comment expliquer cette peur ?
Quand vous jouez, vous ne vous écoutez pas. Vous entendez, mais vous n’êtes là pour recevoir le son, vous êtes là pour le produire. À partir du moment où vous vous écoutez, vous découvrez ce qui fonctionne, et vous découvrez surtout ce qui ne fonctionne pas. Le plus grand pas vers le progrès consiste à accepter de franchir cette étape et d’accepter de s’écouter.

 

 

À suivre…