Yves Henry, “Chopin : la chambre enchantée”, Soupir éditions (2/2)
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Construit en symétrie miroir, le programme du nouveau disque d’Yves Henry nous a permis d’achever la première partie de sa recension sur la Quatrième ballade, pièce imposante. Lui répond en ouverture de seconde partie la Polonaise-Fantaisie op. 61 en La bémol majeur (et aussi un peu mineur, sinon, c’est pas rigolo), composée à Nohant en 1845.
L’Allegro maestoso en 3/4 s’ouvre par un prélude d’une grande liberté. Il se déploie sur l’ensemble du clavier dans des teintes ouvertement mineures – j’ai compté : à la deuxième mesure, le compositeur a ajouté 32 bémols aux 4 déjà exigés à l’armature, signe de son souhait de jouer sur les modes et non seulement sur les modulations. Puis les rythmes pointés ouvrent la voie vers la polonaise. Yves Henry en contient les premiers épanchements à l’aide d’une palette de nuances sciemment limitée sous le forte. Si l’auditeur pointilleux haussera un sourcil en oyant çà une bizarrerie sonore (vie du piano ou patch un peu polisson, 3’07), frappe la capacité de l’interprète à dépeindre la grande variété de climats qui constitue la fantaisie. Or, outre la complexité technique de la partition, la clef qualitative de son exécution réside dans la capacité du pianiste à associer
- la caractérisation des segments,
- la fluidité des fréquentes mutations d’esprit,
- la feinte liberté d’une improvisation et
- la hauteur de vue qui permet de faire tenir comme un bloc cette manière de rhapsodie.
En effet, le musicien doit tenir fermement son cap tout en godillant entre les changements de style, de tonalité et de rythme (avec l’inévitable et toujours efficace opposition binaire à droite versus ternaire à gauche). Ici, nous sommes entre de bonnes mains, et nos oreilles se laissent guider avec délectation grâce
- à la sûreté du toucher,
- à la clarté du phrasé et
- à ce sens du break donc du groove que seule permet une grande familiarité avec la partition.
La partie en Si laisse augurer d’une sérénité provisoirement retrouvée. On en profite pour se goberger
- des jeux chromatiques,
- de la simplicité apparente d’une riche harmonie et
- d’une exécution soucieuse de présenter chaque phrase dans sa spécificité et non dans le strict carcan d’une rigueur métronomique mal comprise, longs et complexes trilles compris.
La double modulation en ré mineur puis en Ut conduit, dans un logique exclusivement chopinienne, au retour du La bémol liminaire. Yves Henry le nimbe de mystère, semblant dérouler une méditation qui s’anime sous l’effet des doubles venant rouler sur le clavier par six puis quatre. Portée par la basse volontiers chromatique, le bref passage en Fa# contribue à l’emballement que le Pleyel sait rendre plus intérieur que mélodramatique. L’irrégularité rythmique prend l’allure d’un sandwich :
- en bas, des octaves en croche pointée double ;
- au milieu, des accords répétés par triolet ;
- dans les cimes, la voix lead qui monte ton par ton jusqu’à l’influx paraisse se dissiper en fade out.
Le dernier accord, puissant, n’en est que plus surprenant, sorte de ponctuation tonique concluant un monologue sinon épique, du moins zébré d’inspirations savoureuses. L’interprète, loin de gommer la polymorphie d’une œuvre-monde, en propose une interprétation où vision d’ensemble et attention poussée au détail se marient et donnent beaucoup de fruits.
La Valse op. 64 n°2 en Ut# mineur abrite, selon Yves Henry, la quintessence d’un Chopin à la fois immédiatement reconnaissable et inimitable. Elle illustre aussi le soin apporté par l’artiste à la construction de son récital. Après un petit quart d’heure riche en bondissements et rebondissements, quoi de mieux qu’un tube de trois minutes pour se dégourdir les esgourdes ? Néanmoins, pour l’interprète, l’affaire est corsée. Il lui faut à la fois renoncer à renouveler l’interprétation et ne pas négliger les subtilités d’une pièce iconique. Contrat rempli grâce, notamment,
- à la tonicité continue du tempo,
- au choix d’attaques différenciées, et
- à une science superlative de l’agogique.
Le bref segment en Ré fait souffler une brise lyrique qui prépare avec élégance la reprise du thème, traitée avec ce mélange de délicatesse et de simplicité que l’on doit appeler l’exigence musicale.
On reste en Ut# mineur avec le Prélude op. 45 dont Yves Henry loue
- les modulations,
- les couleurs dignes d’Eugène Delacroix et
- même « la lumière irréelle » procurée par l’instrument qui le joue.
À une brève introduction répond manière de thème agrémenté d’accords brisés.
- Appogiatures,
- notes pointées,
- fréquents changements de tonalité et
- ritenuti
se frottent à l’impression de régularité qui eût pu être perpétuelle, nonobstant la cadence chromatique qui suspend ce mouvement avant de se dissoudre dans une coda apaisée.
La Valse op. 64 n°1 en Ré bémol, surnommée valse-minute ou valse du petit chien, émarge elle aussi dans la catégorie des golden hits romantiques. Censée, dit le storytelling, imiter le petit chien Maquis de Goerge Sand courant après sa queue, ce Molto vivace est pris avec une légèreté qui évoque des voltes plus élégantes que ces divertissements rigolos.
- Immatérialité de la main gauche,
- juste sûreté digitale de la main droite,
- souci de musiquer plutôt que de pailleter ce célèbre encore
contribuent à la réussite de cette respiration guillerette.
L’affaire se conclut avec le Nocturne op. 48 n°1 en Ut mineur. Ouvert dans la nuit, fermé dans la nuit, le disque d’Yves Henry choisit de s’achever sur un brin de solennité – solennité tubesque, elle aussi, mais solennité tout de même. L’interprète prend d’ailleurs le soin de phraser avec une attention singulière la mélodie qu’harmonise la pompe jouée par la main gauche. Il faut cette délicatesse et cette sûreté de goût pour rhabiller d’émotions ce qui, sans cela, risquerait de n’être qu’une scie à la lame trop usée.
Au contraire, le sens du rythme et de l’équilibre sonore du musicien réchauffe le cœur dans la partie B en Ut majeur, pourtant plus oppressante que les parties A. La brillante variation qui accompagne le retour en mineur est entonnée avec cet art consommé – que nous avons souvent loué dans ce compte-rendu, soit, mais c’est pas notre faute, c’est celle de l’artiste – de faire sonner la mélodie sans rendre insipide les accompagnements. Une exécution de la meilleure eau, qui clôt avec limpidité un disque cohérent, habité et quasi onirique.