Yves Henry, « Chopin : la chambre enchantée », Soupir éditions (1/2)

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Ce 18 mars paraît un disque de musique de chambre qui va droit au cœur des deux grandes passions d’Yves Henry : Chopin et Nohant. Au reste, peut-être ces deux passions ne sont-elles qu’une. Car si Chopin ne se réduit pas à Nohant, l’association des deux irradie une large partie de l’œuvre, bien au-delà de la résidence concrète de Chopin chez George Sand. En se proposant de nous propulser dans la chambre de Chopin, Yves Henry tente donc une fission nucléaire de ses deux atomes crochus – fission d’autant plus audacieuse qu’elle est purement fantasmatique. En effet, l’aménagement de la pièce de réaction a souvent évolué sans que l’on ait assez de précisions pour en reconstituer clairement les différents états ; et la pièce elle-même a disparu depuis lurette, George l’ayant fait démolir après que Frédéric a mis les bouts. Yves Henry estime qu’il s’agissait de « préserver uniquement dans [l]a mémoire [de la romancière] » la présence du compositeur en ces lieux, et d’éviter qu’elle ne soit souillée par d’autres qui lui succèderaient en une même pièce.
Au jardin extraordinaire succède donc la chambre enchantée qui se trouve au cœur

  • du disque,
  • d’Yves Henry et
  • de ceux qui se risqueront à avoir, pour ça, un peu d’imagination.

Le pianiste et pédagogue s’en explique longuement dans un livret passionnant (et en français, chose devenue rare) qui ne manque de saluer ni le Pleyel 1839 d’Olivier Fadini, entendu jadis ici et choisi pour cette expérience, ni les moyens d’enregistrement mi-analogique, mi-numérique utilisés ici par Joël Perrot. La précision du livret contribue aussi à la supériorité définitive du disque sur le streaming, quelle que soit l’éventuelle qualité de restitution sonore proposée par le flux informatique. En effet, ces considérations historico-techniques constituent un seuil – au sens physique et dans l’acception développée par Gérard Genette – idéal pour entrer dans la matière sonore elle-même. Moins qu’un décryptage, elles offrent un minerai d’une grande richesse que la musique contribuera à broyer pour alimenter notre rêverie.
Pour autant, c’est bien de musique qu’il s’agit.

  • Préludes,
  • nocturnes,
  • valses et
  • polonaise-fantaisie

construisent un récital « illustrant les grandes préoccupations esthétiques du Chopin de la maturité ». Or, à l’aube du disque pointe un nocturne, le Si majeur op. 62 n°1, composé à Nohant en 1846.
Comme l’on pouvait s’y attendre, les passionnés d’un Chopin de salon quitteront la chambre dès les premières notes. Ici, le piano n’est pas un Yamaha rutilant (qui a ses charmes, hélas parfois souillés par les minauderies de pianistes sponsorisés par Stabylo Boss ou l’érotisme vulgaire de – bah, suivez mes regards), mais un instrument avec du grain et même une « seconde table d’harmonie » visant à « rendre compte du son doux et expressif typique des pianos Pleyel de l’époque ». L’entrée méditative de l’Andante est idéale pour plonger l’auditeur dans ce son extra-ordinaire. Ce qui pourrait n’être qu’une curiosité bénéficie de la clarté lunaire propre au jeu d’Yves Henry. L’artiste profite à plein d’une intimité musicale sans fard ni phare. Il énonce simplement une musique qui n’a nul besoin d’effets de manche pour briller, au contraire. En ce sens, l’illustre la modulation en La bémol, à la fois douce et honnête car elle passe en souplesse mais ne se masque pas.
Si piano de chambre il y a, c’est donc par le dénuement sublimé, si si, par la retenue et la fermeté des doigts qu’illustrent les trilles du retour impérial en Si,si. Ce Chopin-là ne servira jamais de musique de fond à un restaurant de film américain. Il s’écoute avec un mélange, assez oxymorique quand on y réfléchit un peu, de ravissement et d’étonnement.

 

Yves Henry à l’institut Goethe (Paris 16), le 14 mars 2017. Photo : Rozenn Douerin.

 

Également siglée Andante, la Berceuse op. 55 substitue aux six dièses les cinq bémols de Ré. À l’énoncé paisible du swing puis de la mélodie succède vite l’enrichissement

  • en duo,
  • en contretemps,
  • en appogiatures et
  • en triples croches,

dans le rythme annoncé ou en double ternaire – voire en mixant tout ça. La maîtrise technique de l’artiste transforme la basse quasi obstinée en fil rouge contant fleurette avec l’impro dévolue à la main droite, ce qui n’exclut

  • ni nuances,
  • ni travail sur les attaques,
  • ni jeu entre
    • respect du cadre mesuré et
    • respiration éclairante.

Six dièses s’accrochent à l’armature de la Barcarolle op. 60, marquée Allegretto. La délicatesse du toucher donne au balancement un charme puissant. La fermeté des doigts assure aux sixtes une continuité et un allant qui évitent tout alanguissement gnangnan. Trilles et jeux de tierces gondolent ce qu’il faut pour bercer le rêve de l’auditeur. La jolie modulation en La conduit à une partie centrale plus vive où la régularité des clapotis se frotte aux heureuses fantaisies du compositeur.

  • Les mutations de tempo,
  • l’alternance entre
    • régularité,
    • régularité contrariée et
    • dilatation de la mesure, ainsi que
  • la capacité d’Yves Henry à clarifier un discours potentiellement chargé, déjouant les pièges d’un piano historiquement marqué

construisent une vision singulière de cette pièce chérie par Maurice Ravel et Claude Debussy. Certes, nos oreilles encombrées de sons plus récents aimeraient que l’emportement du piano trouve un écho moins tamisé que celui proposé par le son « de chambre » ici privilégié ; mais imaginer ce que la fougue de l’interprète aurait produit sur une Bête plus moderne fait aussi partie d’un certain plaisir mélomaniaque… et du pari proposé par ce disque !
Vient le temps de la pièce favorite d’Yves Henry. Il en loue la synthèse entre le nocturne à l’ancienne (une mélodie lente à droite, accompagnée à gauche) et l’apport polyphonique de Chopin. Le Nocturne op. 55 n°2, en Mi bémol et en 12/8, associe au premier abord

  • le bercement du ternaire,
  • la régularité des quatre temps et, très vite,
  • l’arythmie procurée par
    • les doubles croches,
    • les contretemps et
    • les ensembles de notes inattendus (quatre ou huit pour trois, par exemple)

qui cognent avec élégance contre la walking bass inébranlable de la main gauche. Une harmonisation riche et volontiers tentée par la modulation séduit, évitant tout risque de « jolisme » notamment grâce à de jolies secondes, majeures ou mineures – ainsi de la superbe friction la / la bémol au deuxième temps de la vingt-cinquième mesure. Le duo interne à la main droite permet de goûter une sorte de pièce en trio où

  • la clarté des échanges,
  • la fine discrétion incroyablement égale de la main gauche, ainsi que
  • la gestion impressionnante d’un tempo qui sait à la fois être régulier et respirer avec intelligence

dessinent la voie d’une virtuosité intérieure, uniquement tournée vers la recherche d’une juste musicalité.

 

Aperçu d’un extrait du finale de la Quatrième ballade de Frédéric Chopin

 

La Quatrième ballade op. 52 en fa mineur et en 6/8 comblera ceux qui préfèrent un piano plus ouvertement virtuose d’autant qu’Yves Henry ajoute à cette caractéristique quatre attraits :

  • la mélodie,
  • la variation,
  • les modulations et
  • ce paradoxe qui associe l’inventivité façon impro à la lisibilité de la forme.

L’Andante con moto joue d’entrée sur le rapport entre flux sonore et irrégularités :

  • notes posées avant le temps,
  • points d’orgue,
  • contretemps et
  • effets de retard choisis par l’interprète

associent ainsi au balancement régulier du ternaire les cahots des impulsions de l’art fors les règles de l’artisanat. (Non, c’est pas super, super clair, mais, avec un peu d’imagination, peut-être ça passe.)
Des octaves de la main gauche, notés legato et pianissimo, laissent supposer que la ballade va soudain évoluer. Ce n’est pas exactement le cas, à ceci près que la main droite s’enrichit d’une seconde voix. L’affaire s’emballe puis mute après manière d’interlude qui est, en fait, la deuxième suspension du récit – la première, constituée par le prélude, étant plutôt un report. On y goûte notamment

  • le travail sur la sonorité,
  • l’art de faire entendre la mélodie et/ou la note qui éclaire l’harmonie, et
  • cette enthousiasmante capacité à laisser respirer le texte sans l’amollir.

Une partie plus lyrique s’habille de sixtes en doubles croches, de trilles et de ritenuti qui embrasent et embrassent l’ensemble du clavier. Libertés

  • de tonalité,
  • de tempo et
  • de battue (ternaire à droite, binaire à gauche)

accompagnent la réexposition explicite du thème. Les multiples manières de traiter cet air liminaire finissent par solliciter itou la main gauche en triolets de doubles auxquels la main droite, bonne princesse, accepte de se mêler. Une dernière suspension pianissimo ne parvient pas à contenir la fougue qui anime le finale sans pour autant le transformer en lâcher de décibels. En effet, Yves Henry profite de la spécificité de son instrument pour transformer le clinquant commun qui habite les mauvaises interprétations sur des pianos modernes en une intimité esthétique impressionnante de pertinence et d’émotions contenues. Cela sied évidemment au Pleyel dont il joue et au projet de « chambre enchantée » qui guide ce disque envoûtant.


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À suivre !