Voyager Quartet, Winterreise pour quatuor à cordes, Solo musica
Au côté
- des valeurs sûres dont la marchandisation – fût-elle brillante – des stars,
- des redécouvertes de raretés et
- des propositions jouant la carte de l’actualité,
le marché du disque de musique savante aime à fricoter avec l’entre-deux et, singulièrement, le remix. Y verra-t-on un symbole ? L’objet-disque que nous évoquons ce jour, « couturé » au sens de Jules Vallès dans la mesure où il est à la fois classique et modernisé mais sans cacher le frottement entre les deux textures, est placé sous l’angle du flou.
- Médiocrement floues, les photos de pochette ;
- flou, le livret sommaire uniquement disponible en allemand et anglais (les lieder ne sont qu’en allemand sans même la mention des auteurs, ce qui est carrément naze) ;
- guère précise, la notice étique (alors que, curieusement, il est précisé que la session est enregistrée au la 432 – ce qui, en dehors de la question musicologique qui aurait mérité mention, paraît superfétatoire…) :
tout se passe comme si la production avait souhaité traduire formellement – de façon signifiante, paresseuse ou low cost – le brouillage volontaire fomenté par le Voyager Quartet, coupable de transmuter le Winterreise de Franz Schubert.
Car le projet propulsé par la bande d’Andreas Höricht, altiste du quatuor, est une triple transmutation du Voyage d’hiver.
- D’abord, c’est un florilège, sans que les critères de sélection ne soient exposés : sont repris environ un titre sur deux du premier cahier ainsi que les derniers lieder du second.
- Ensuite, c’est une transcription pour quatuor, avec pour seule piste de compréhension que « la musique est si expressive et offre un tel pouvoir d’association qu’elle peut se passer de paroles ».
- Enfin, les extraits adaptés sont truffés d’intermezzi du transcripteur, « qui interrompent le flux et prépare l’esprit pour le nouveau voyage proposé par le titre suivant », id est basculent plus ou moins longuement d’une tonalité à une autre.
Là encore, on note le choix des artistes de ne pas justifier ni décortiquer leur propos, préférant laisser parler la musique – comme Blaze Bailey présentant sa version post-Led Zeppelin de « Dazed and confused » de Jake Holmes en la taxant de « our version, our arrangement, our bastardisation », no more.
« Bonne nuit » (dernier message d’un amoureux à sa chérie avant son voyage d’hiver) est précédé par un prélude tonal installant les notes répétées qui marquent le début de l’opus 89, comme pour poser d’emblée la tension promise entre Schubert et Höricht. Le thème du lied est alors énoncé à l’unisson par deux membres du quatuor tandis que les autres assurent l’harmonie. Puis la transcription fait coulisser le thème entre les participants, dont les nuances participent au floutage de la ligne directrice.
À la reprise, le violoncelle s’enrichit d’un contrechant. Chaque instrumentiste investit la partition à l’aune de la créativité du transcripteur – ainsi du relâchement sombre du premier violon, volontiers à la limite de la justesse (un ex. parmi d’autres : le ré sciemment très bas, à 3’03, après la deuxième strophe). Deux passages seulement en mineur (contre trois originellement), et voici le temps du Ré, haha – si, le temps durée, bref.
L’Intermezzo 1 propose une modulation légèrement dissonante allant de ré mineur vers le fa mineur des « Larmes gelées », où le narrateur s’étonne que, de son désespoir brûlant, sourdent de froides gouttes venant se figer sur son visage que gifle le souffle glacé de l’hiver. On y apprécie deux caractéristiques :
- d’une part, le refus de l’altiste de s’en tenir à une perspective linéaire, écrasant la transcription sous une simple ploum-ploumisation des cordes graves tandis que le violon énoncerait le thème ;
- d’autre part, le souci de respecter néanmoins la direction thématique imposée par Schubert.
En clair, la partition n’est pas un prétexte. Confortant cette idée, l’Intermezzo 2 souligne la maîtrise de l’écriture pour quatuor de l’altiste, même si l’objectif reste fonctionnellement de créer une transition vers le mi majeur du « Tilleul ».
Cet arbre criminel est un véritable incitateur au suicide – mais qu’est-ce que la vie ou une chimiothérapie sinon un suicide différé ? En effet, le végétal propose au voyageur de trouver sous ses rameaux le repos. Le transcripteur y oppose librement manière de répétition staccato au bariolage tonique de l’original. Le résultat, qui joue aussi sur les transpositions octaviées, est plutôt malin. Ainsi, le passage en mineur débouche sur l’excitation attendue avant que le ternaire de fait ne l’emporte…
… « Sur le fleuve » en mi mineur, tuilé sans difficulté depuis le Mi précédent, raconte la séparation entre le narrateur et sa choupinette, pareille au fleuve glacé sur lequel l’homme épitaphe (et hop). Le balancement est respecté, tandis que le passage à l’octave supérieur de certains segments du thème permet de souligner la fragilité de cet adieu, dans une sorte de contraste entre
- la pesanteur des accords répétés – ceux du cœur lourd ? – et
- la légèreté des aigus – ainsi dans la partie en majeur semble résonner l’espoir que la fiancée partie « sans adieux » sera pareille au fleuve dont la rigidité cadavérique masque des tumultes aussi enfouis qu’enfuis.
Répond alors, en mineur, la mélopée grave au violoncelle, dont le festonnement conduit vers l’Intermezzo 4 qui finit par couler posément vers le si mineur du cinquième extrait.
Le « feu follet », engoncé dans les bas-fonds des eaux, rappelle que joie comme peine n’est que feu follet. La transcription associe le chant et l’écho en les confiant au même musicien, comme pour exprimer la similitude entre nos sentiments qui, quelque violents soient-ils, euphorisants ou désespérants, ne sont que fétus de paille dans le tourbillon de la vie. Le long Intermezzo 5 poursuit d’abord en imitation schubertienne, en répartissant le thème entre les différents pupitres jusqu’à ce que des dissonances n’assument la mutation vers le ternaire et la tonalité de La.
« Rêve de printemps » (en fait, rêve d’amour, le cosmos épousant les sentiments du poète, les maximisant ou les contredisant) s’ouvre sur une brève introduction apocryphe, chargée de lancer le thème de ce lied qui balance. La partie rapide voit le violoncelle passer en lead, avec la tentation du mineur, ce qui permet au bloc des accompagnateurs de sonner de manière unie, sans le contraste qui aurait résulté des graves du violoncelle si celui-ci s’était joint à eux. Le retour à la mélancolie prépare la reprise modifiée de l’enchaînement lent – vite – lent. La variation des options de transcription pour rendre la spécificité de chaque passage contribue à l’intérêt de la réalisation. Le climat de l’Intermezzo 6 anticipe sur « Solitude » où le sentiment d’abandon de l’homme que personne ne salue s’accentue devant la beauté lumineuse du paysage à peine troublé par un nuage gris. Comme aurait synthétisé le musicologue Ricet Barrier, « ben ouais, c’est vachement pas gai ».
Dans le très beau « Solitude », l’on apprécie le soin apporté à l’articulation (ainsi des deux en deux du lead) et le son de l’accompagnement qui sait être mesuré sans sombrer dans le gnangnan ou l’ombrageux, jusqu’au passage à l’octave pour célébrer, forte, la luminosité du monde, par opposition aux tempêtes qui accablent le narrateur, jouées à l’octave normale. Le passage vers le second cahier est assuré par l’Intermezzo 7, retravaillant le motif rythmique du lied.
Direction le « Poteau indicateur » qui, en sol mineur, laisse penser que le narrateur, à la croisée des chemins, s’approche peut-être de la mort (« Il me faut suivre une route / d’où nul n’est jamais revenu »). L’écriture se prête fort bien à une transcription sans astuce clinquante, que, entre mineur et majeur, le quatuor restitue avec sensibilité. Pour l’anecdote, certains esprits malades relèveront une citation des « Murailles » de Jean-Jacques Goldman dans le la sib dooo siiiib laaa soool laaa. La régularité funèbre des croches rythmiques, par-delà les sons parasites signes de vie (piste 8, 2’53) est joliment pimpée par des flux et reflux de nuances trahissant l’habitude que les artistes ont de jouer ensemble. L’Intermezzo 8 mâchonne la marche funèbre jusqu’à ce que le violoncelle guide le voyageur vers sa nouvelle étape.
« L’auberge », en Fa, est en fait un cimetière où, surdrame comme il y a des suraccidents, le voyageur « faible à tomber » n’a même pas de place pour se reposer. Le second violon répond au premier pour l’écho qu’offre l’accompagnement au lamento du voyageur. Si, çà ou là, une curiosité peut faire dresser l’oreille (ainsi, sauf erreur de notre part, du mi bémol à 2’14, sur « Schenke », la transition Cm – Fm fonctionnant moins bien qu’avec le C attendu…), il faut applaudir la justesse de l’atmosphère rendue par les quatre artistes. Nulle baisse de tension, nul sentimentalisme : cela sonne schubertien à souhait – et tant pis pour les puristes qui regretteront le dernier énoncé du thème en écho, grignoté par le long Intermezzo 9 – peut-être le plus intéressant des onze et demi –, non sans bravoure car un long temps version violon solo.
« Courage » en sol mineur (et un peu majeur) postule que, comme tout part en distribile, mieux vaut avoir l’audace de poser que nous, piètres humains, sommes des dieux. Ici, la transcription revendique la sobriété. Le violon 1 énonce la mélodie, le violon 2 lui répond dans les échos, et même les passages à l’octave (mesures 53 et 54) sont pris modestement sans cette valorisation aiguë. L’Intermezzo 10 réactive les options entre solo, duo et quatuor jusqu’à débarouler sur…
… « La parhélie » qui prend des nuages pour le soleil donc finit par aspirer à l’obscurité. Dans ce lied marqué par le grave, un temps, le violon 1 joue la mélodie et la partie supérieur de l’écho. Puis le transcripteur offre le lead au violoncelle, peut-être pour donner chair à cette gravité originelle. Le jeu sur les octaves donne son charme technique à la piste. Le long Intermezzo 11 offre à chaque partie la possibilité de s’exprimer dans une quête aux allures sporadiques de fugato jusqu’au tutti inquiétant qui conclut la paraphrase des quatre doubles croches liminaires du dernier lied.
« Le vielleux », vieux zicos qui joue dans la neige comme les artistes du disque sur la pochette de l’album, est une synthèse absurde et sublime du voyage. Cette vielle qui tourne et produit du son quoi qu’il arrive, cette vielle qui pourrait accompagner le chant du narrateur, cette vielle pourrait bien être une parabole de la vie, et l’indécision des instruments chargés de la rendre présente semble le traduire. Sur une pédale renforcée par les lamentations de l’alto, s’articulent
- les subtiles articulations du violon-chanteur,
- le surgissement du second violon en tant qu’écho, et
- les fantaisies du lead (par ex. la croche pointée au lieu de la croche habituelle, mesure 44, 2’14).
En conclusion, ce disque est une étrange proposition gravitant autour d’une transcription d’un florilège du Voyage d’hiver. Il y a de l’engagement, dans cette audace – qui inclut le fait de produire le disque sur ses propres deniers, moult labels ne fonctionnant plus que comme des ponctionneurs de pognon ; et il y a du charme dans la provocation qui consiste à s’approprier l’un des chefs-d’œuvre de Franz Schubert en le personnalisant, en proposant non pas une sage adaptation pour virtuoses mais en customisant ladite appropriation. Convaincant ? Peut-être pas toujours, à notre échelle, faute – sans doute – d’un livret à la hauteur. Mais souvent stimulant, assurément.
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