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Vittorio Forte à la salle Cortot (Paris 17), le 14 avril 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans la veine de collègues comme le superzozo Cyprien Katsaris ou comme Jean-Nicolas Diatkine, le poète sur le point d’enregistrer son prochain disque Chopin, Vittorio Forte fait partie des pianistes aimant les préliminaires et les sous-titres. Cela ne s’entendra guère, pour sa première à la salle Cortot : pas le temps. Le grand échalas a choisi de jouer un programme comprenant 1 h 30 de musique hors encores, une performance rare qui se justifie par la cohérence du projet : associer les Mélodies oubliées de Nikolaï Medtner, qui ouvrent son dernier disque acclamé depuis sa récente sortie, à un duo Brahms-Schumann couplant les Intermezzi op. 117 aux Kreisleriana. Point de guide à l’écoute, point de coïncidence entre choix artistique et œuvres interprétées, il faut y aller.
Un temps annoncé en seconde partie, le combo Brahms – Schumann prend les devants. Choix audacieux tant l’Andante moderato en Mi bémol qui ouvre les trois Intermezzi op. 117 n’a rien du machin virtuose et un brin m’as-tu-vu qui permet ensuite à l’interprète de jouer des pièces plus tranquilles sans que le bourgeois ayant acquis sa place – il y en a encore – ait l’impression de se faire flouer. Ici, on n’est ni dans la rigolade, qui n’était pas la qualité première de Brahms, qui moins est du vieux Johannes, ni dans l’esbroufe comme le répertoire de la fin du dix-neuvième siècle aimait en consommer. Dès lors, dans une pièce au thème simple, pourquoi compliquer ? La magie de l’interprétation consiste plutôt à rendre suave l’évident, sapide le pur, miroitant le clair. Gourmand, Vittorio Forte fait son miel de la partition, démontrant avec une modestie non feinte

  • sa maîtrise du tempo,
  • des nuances médianes,
  • de l’égalité entre les registres

jusque dans l’extinction du dernier accord. Rien d’exceptionnel, voilà l’exception. Dans l’Andante non troppo e con molto espressione, écrit dans la tonalité barbare de si bémol mineur, Vittorio Forte s’en tient à ce projet d’apparente simplicité et de discrète profondeur. Il sait

  • être expressif par le truchement de sa musique et non par l’habillage de mimiques ;
  • prendre le temps de l’exploration sonore sans s’ensuquer dans une lenteur lénifiante ;
  • garder un cap tout en savourant breaks et variations de climat.

Dans cette perspective, l’Andante con moto en do dièse mineur semble fonctionner comme manière de synthèse.

  • La simplicité se manifeste par les unissons et la récurrence des motifs liminaires ;
  • l’expressivité joue des mutations de couleurs ;
  • l’unité s’appuie sur un souffle qui esquisse des traits d’union entre les sections grâce à des respirations transformées en inspirations ; et
  • le p’tit plus Vittorio Forte met en valeur la frustration qui naît de la quête d’un développement désiré mais résolument inaccessible.

 

 

Les huit pièces des Kreisleriana, composés 54 ans plus tôt et joués depuis lurette par le pianiste, comme le rappelle la vidéo supra, sont habillés d’une réputation de musique à double programme : programme perso, puisque Robert y chante ses pulsions pour Clara ; programme littéraire puisqu’il fait allusion à Johannès Kreisler, un personnage d’E. T. A. Hoffmann inspirant, chaque fois, deux parties distinctes. Pas question, pour Vittorio Forte, de s’engoncer dans une lecture caricaturale ou strictement narrative du catalogue de sentiments au programme (à l’exception du dernier, tous les mouvements, lents ou vifs, sont caractérisés par « serh », très, ou « äuβerst », vachement). L’artiste rechigne à la démonstration, s’efface devant les extrêmes et ruse avec les abîmes, préférant

  • la musique aux coups de projecteur en pleine face,
  • l’émotion à la chanson du marteau-piqueur, quelque intelligible soit-elle, et
  • le ressenti au mode d’emploi Annabac nous expliquant ce que l’auteur a VOULU dire, et pas question d’envisager une autre exégèse.

Bien qu’il ne paraisse pas entretenir d’affinité particulière avec la bande à Tristan Murail, l’interprète creuse une voie plus spectrale que binaire. Il n’oppose pas les émotions suggérées par les notes, il les caractérise, les colorie, travaille leurs ombres et leurs lumières. La contemplation d’un passage n’est pas contredite mais stimulée, interrogée, valorisée en quelque sorte par l’énergie digitale qui la suit. De même que la mélodie passe d’une main à l’autre, les sections d’une même pièce sont pensées en complémentarité entre tension et fluidité. Très schumannienne est cette discrète porosité entre les atmosphères. La bipolarité d’une même pièce n’est pas plaquée, clouée ou soudée mais distillée dans une même manière d’aborder le toucher, l’intensité, le son. Vittorio Forte ne cherche pas à briller contre ou avec la musique : il cherche à capter la lumière polymorphe inscrite dans les notes par le compositeur ; et ça n’a rien de mystique ou de réservé aux amateurs de spifs pimentés voire aux chroniqueurs cherchant à se la ouèj en se payant de mots, c’est très concret, très perceptible, très évident quand on est dans la salle.
Un exemple ? Une partie de cette fluidité se joue dans l’élégance des respirations. Celles-ci ne sont pas des ruptures ; le musicien en fait des passages qu’il investit autant que le son. Vittorio Forte ne joue pas seulement des notes, il participe d’une forme d’exploration mélodique où notes et silences sont consubstantiels. Ainsi cisèle-t-il tant l’itération des motifs que la suspension sporadique du discours. De la sorte, le pianiste donne du groove aux Kreisleriana en travaillant le rythme par

  • des attaques variées,
  • des choix de tempi justes et
  • une agogique qui donne un naturel confondant tant aux emballements qu’aux ritendi.

Dans cette traversée d’une demi-heure, Vittorio Forte saisit çà le spectateur dans

  • l’émulsion digitale,
  • la solidité des accents,
  • le sens de la construction,
  • l’ivresse de la célérité et
  • la férocité d’une envie de bousculade qui met au défi la mesure de la contenir.

Là, il l’hypnotise par

  • son goût pour la méditation (il n’a pas peur de se poser, de ne pas précipiter, de laisser le temps au temps),
  • son sens du dialogue entre les registres (si le Steinway du soir montrera des limites de justesse dans l’ultragrave, le pianiste saura le dompter remarquablement du grave au suraigu),
  • sa capacité à paraître si naturel que l’on jurerait ouïr Robert improvisant avant de fixer l’idée sur le papier, et
  • cette intensité d’intention qui donne à l’ensemble une cohérence contrastée jamais synonyme de lisse, de tiède, bref, d’ennuyeux.

Cerise sur le clafoutis, l’exécutant rend avec un métier, un talent et une poésie remarquables des moments précieusissimes comme ces retours en mode majeur où l’envie de jubiler est patente et n’aboutit jamais. Il faut attendre le dernier épisode pour que les dix saucisses du pianiste s’extériorisent vraiment… mais en mineur ! Virtuosité, clarté et liberté apparente enflamment le clavier, entre rugissements, sautillements du rythme pointé (que, évidemment, les spectateurs fredonneront tous pendant l’entracte), fluidité des rondades et tension entre les sections. C’est fort sans être rutilant, précis sans être mignard, percutant sans être pesant – de quoi aspirer le spectateur vers une seconde partie Medtner pour le moins prometteuse.

À suivre !