Vittorio Forte, Mairie de Paris 17, 23 janvier 2020

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Photo : Bertrand Ferrier

Le contexte

Triomphe et hourrahs pour Vittorio Forte, aux Jeudis du classique qui, chaque mois, font plus que salle comble à la mairie du dix-septième arrondissement parisien ! L’endroit vient d’être renommé Jacques Chirac et, conformément à l’inculture de feu le président à casseroles, n’a rien d’un espace de concert de musique savante – c’est, ni plus ni moins, une salle des fêtes ringarde. Toutefois, il permet de prouver aux sceptiques que la culture de haut niveau, sans concession putassière, à des tarifs imbattables de zéro euro, reste bien plus attractive que ce que les promoteurs de la merde abrutissante et les recopieurs de communiqués de presse affirment à longueur de médias. Il faut donc saluer

  • la réussite de cette initiative pérenne,
  • la qualité des concerts qui sont programmés et
  • la pertinence de cette réjouissance offerte aux Franciliens.

Oh, certes, le public n’est pas le plus métissé du monde ; mais cette pseudo-critique est-elle un critère de qualité valable, hormis pour certains béni-oui-oui qui se plaignent, racistes et grossiers, quand ils constatent la présence massive de vieux Blancos ? D’autant que, derrière l’apparente uniformité et sous l’œil vigilant de Jean-Clément Desfossés, agent du pianiste, l’assistance rassemble des passionnés de musique classique en général et de piano en particulier, de vieilles pétasses qui se croient chic parce que, installées au premier rang, elles débattent à voix forte de leurs réservations sur la Côte-d’Azur et Megève, et des curieux surpris d’être aussi enthousiasmés, au sens « impressionnés » mais aussi « transportés de l’intérieur » par ce qu’ils ont écouté, cet enthousiasme fût-il parfois partiellement fondé sur des raisons autosatisfaites (« cette fois, c’était un beau concert car le piano était propre ; la dernière fois, y avait des traces partout, j’avais engueulé Boulard, c’était indigne ! ») ou qui feraient rire l’organiste David Cassan – ainsi de la spectatrice qui vient s’asseoir près de nous, au premier rang et qui, à la fin du concert, s’ébaubit sincèrement, et elle n’a pas tort, parce que le monsieur joue sans partition, « sans partition, vous vous rendez compte, c’est ça le plus fort ! »

Photo : Bertrand Ferrier

Pourtant, force est de reconnaître que la soirée commence mal. Geoffroy Boulard, maire du bled, annone son mot d’accueil avec, à ses côtés, un adjoint dont les attributions donnent une idée de la culture version LR : Culture et Finances. L’élu à l’écharpe va enchaîner les preuves d’inculture, d’impréparation et de sottise pleine de fatuité. Évoquant clairement le leader du MIF qui découvre son discours à mesure qu’il le lit et demande à son auteur « où tu fous tes points, toi », le pataud personnage se ridiculise étonnamment pour un maire de gros arrondissement parisien quand

  • il affirme, entre deux claudications verbales, que va être donné « en cette salle, le premier concert de la nouvelle décennie » (ben non, ballot, 2020, contrairement à ce qu’affirme Pharaon premier de la Pensée complexe, c’est la dernière année de la décennie, sinon y aurait un 1 pour marquer que c’est la première !) ;
  • il cite les compliments adressés à l’interprète par « le journaliste de le (sic) Diapason » ; et, fin du fin,
  • il explique que l’artiste s’est produit « dans beaucoup de pays d’Europe, notamment aux États-Unis », provoquant malgré lui l’hilarité d’une salle pour partie acquise à sa cause et gênée de devoir se gausser bruyamment de lui.

Heureusement, l’homme finit par disparaître…

La première partie

… et Vittorio Forte, remplaçant DeLuxe de Véronique Fumet-Béjars, arrive pour présenter son show, façon Cyprien Katsaris chez LVMH.

 

 

Pédagogue, il prend en compte la diversité du public sans bêtifier pour autant. Il assume « une première partie atypique », qui s’ouvrira sur Carl Philip Emmanuel Bach (« pas le fils préféré de JSB »), porté sur « un souci de rupture, d’écriture plus émotionnelle et d’expressivité musicale ». Pour ne pas trop s’étaler, sans doute, il évite de s’attarder sur l’originalité de jouer un hommage à un clavicorde sur un piano. De même, de Muzio Clementi, il pointe que l’homme n’a pas écrit que des sonatines pédagogiques ou des études, sachant griffonner de vraies pièces de concert, mais il passe sous silence la question de la facture décalant le pianoforte sur un grand Steinway. C’est plus raisonnable, car le programme est trop copieux pour s’envaser dans de longues palabres susceptibles de virer au débat d’experts snobs.
Place, donc à la musique, avec l’« Adieu à mon clavicorde Silbermann » de CPEB. Choisir d’ouvrir sur cette composition est une manière d’obliger le spectateur à se construire une posture d’écoute. En effet, l’œuvre n’a rien de spectaculaire. Vittorio Forte soigne l’exposition du thème en la pimpant par des accents marquant les changements de registre, en risquant de légers rubato et en accentuant la syncope des notes pointées. Il démontre une foi patente dans la partition en évitant les grands effets et en soulignant des détails : une insistance pour déjouer l’acoustique sèche de la salle, une suspension pour aérer le propos, une attaque différenciée sur les ornements, et hop ! le tour est joué.
Les « Douze variations sur la Folia », toujours de CPEB sont l’occasion de révéler la magie Forte, en l’espèce cette capacité à choisir quelle note doit sonner. Plus que la clarté d’une polyphonie assez étique, séduisent le swing et la diversité des élucubrations élaborées par le fils de autour du golden hit. Précision des contretemps et légèreté digitale trahissent la qualité de l’interprète.

 

 

La Sonate en si mineur op. 40 n° 2 de Muzio Clementi est composée à l’époque de la sonate La Tempête de Ludwig van Beethoven, a rappelé le musicien, donnant ainsi une clef de son interprétation sachant parler les deux langues de la fougue et de la mer étale. La pièce s’articule en deux mouvements, eux-mêmes associant chacun une partie lente et une partie preste. Dans le premier volet, l’écriture se complaît à dérouler une interrogation indécise, à travers un prélude volontiers hésitant, y compris quand apparaît une mélodie… vite désamorcée. L’Allegro « con fuoco e con espressione » n’en donne que plus de tonicité au discours. Le langage joue sur le dialogue entre

  • les deux mains,
  • les tonalités,
  • les caractères et
  • les différentes formes de transition, abruptes ou tuilées par des crescendi ou des decrescendi particulièrement bien exécutés.

Le second mouvement s’ouvre sur un interlude ternaire. Il prend son temps, poussant l’artiste à habiter chaque segment du Largo « mesto e patetico », y compris dans les récurrentes monodies aiguës. Judicieux, Vittorio Forte choisit de ne pas ébouriffer artificiellement le Presto final. Ainsi, les envolées de la main droite, qui tricote sec, restent toujours distinctes. La virtuosité est patente et patiente, car elle s’associe à d’autres qualités afin de donner chair à une œuvre variée quoique sans variation – ainsi de la capacité à rendre tensions et relâchements, et de l’art de nuancer avec élégance.

 

 

Les Fantaisie et variations sur « Au clair de la Lune » accouplent, selon les musicologues, une œuvre du vieux Clementi (la fantaisie) et des variations censées avoir été composées dans sa jeunesse. La fantaisie baguenaude et refuse de se laisser enfermée dans le thème, c’est rien de le dire. Pour s’y aider, elle s’appuie sur des modulations, des arpèges et des trilles qui animent son discours sciemment « fantaisiste », avant que ne s’imposent le thème et ses déclinaisons. Vittorio Forte s’amuse alors des contrastes de la partition. Certes, souvent, la main gauche n’a qu’une fonction traditionnelle d’accompagnement ; n’empêche, l’interprète rend avec gourmandise les contrastes du texte qui secoue

  • tempi,
  • tonalités,
  • registres et
  • modalités (majeur / mineur).

Ainsi se bouclent une cinquantaine de minutes de musique rares au concert. Tant pis si leur intérêt intrinsèque peut parfois paraître inégal au snob qui les écoute : jouées avec autant de conviction et de variété,

  • elles ne laissent jamais l’auditeur décrocher,
  • elles l’attirent vers des territoires dont il ignore sûrement beaucoup, et
  • elles l’emportent dans une exploration musicale qui subsume largement les conventions un brin poudrées où l’on pourrait les croire endormies, de même qu’elles agitent le cocotier des programmes convenus propres aux « grands récitals de piano » habituels.

La seconde partie

Après CPEB + Muzio Clementi, voici le temps de Frédéric Chopin et George Gershwin. Étrange couplage, sans doute, si l’on préfère la cohérence marmoréenne au chatoiement de la diversité – logique, en revanche, si l’on se souvient que l’interprète a été choisi par le label Lyrinx pour associer Couperin et Chopin, une association saugrenue donc intéressante puisque défendue par un tel zozo. D’autant que le Chopin choisi par Vittorio Forte n’est pas le plus connu des chopins, contrairement au Gershwin qui conclura la fête. Cette partie chopinienne du programme est cependant organisée fermement, avec un fil rouge très intime, quasi comme une sonate « des vieux jours ».
En guise de premier mouvement, la Barcarolle op. 60 en Fa#. L’interprète y démontre une affinité profonde avec cette musique, que manifestent notamment :

  • l’indispensable savoir-faire (il faut avoir entendu cette main gauche qui sait se faire admirablement discrète sans cesser de donner l’impulsion de la pulsation) ;
  • la technique remarquable (le toucher de l’artiste lui permet de différencier nettement les notes des accords afin d’assurer à la fois la percussivité – badaboum – du propos et de préserver la continuité de la ligne mélodique) ;
  • la maîtrise du rubato qui n’assèche cependant pas l’expressivité ; et
  • l’art de faire résonner les différentes humeurs zébrant ces neuf minutes, tout en assurant une unité de son.

En agitant les pinceaux de la sorte, l’artiste ne dessine pas un Chopin pimpant et nunuche tout plein, parfait pour les rombières, mais un Chopin âpre et humain comme il sied.

Photo : Bertrand Ferrier

Deuxième mouvement de cette sonate imaginaire, l’Impromptu n° 3 op. 51 en Sol bémol (donc très proche de la tonalité de Fa# que nous venons de quitter…) fait fonction d’interlude ou de respiration – plutôt pour l’auditeur que pour l’interprète – entre les deux gros massifs. Vittorio Forte parvient à y donner une sensation de liberté grâce à un judicieux équilibre entre

  • régularité de la mesure et
  • souffle propre à l’interprète.

Souvent, cette fois, la main droite se met au service de sa consœur pour esquisser une escapade onirique dans les marges d’un récital qui ne cesse d’interroger la notion de liberté musicale, à travers

  • les variations (Bach, Clementi),
  • les « fantaisies » (Clementi et Chopin) et
  • les arrangements ou transcriptions (Gershwin et dernier bis lisztien).

La grande Polonaise-fantaisie en La bémol op. 61 s’élabore à partir d’un prélude joué avec le mystère déchiqueté qui va bien. L’artiste assume la « fantasia » d’une composition dont les lignes de force ont plaisir à se dissimuler derrière

  • des récurrences,
  • des échos entre main droite et main gauche, et
  • des modulations préparées ou abruptes, chargées de réénoncer un thème sous une autre couleur.

Le musicien habite les passages virtuoses comme les moments de calme avec la même curiosité. Sa maîtrise de la partition libère le texte de sa complexité, donnant la sensation qu’il s’agit d’une improvisation. Le retour de la paix liminaire précède alors l’orage qui tonne dans une sombre clarté zébrée d’octaves et de notes répétées. Ce bouillonnement intranquille vaut à l’interprète de longs applaudissements pour le moins mérités.

 

 

En dépit d’un froid claquant à l’extérieur… et un peu à l’intérieur comme l’indiquent ces grotesques radiateurs cheap censés réchauffer les corps (photos supra), voici que s’approche Summertime, extrait de la Fantaisie sur Porgy and Bess, dans la redoutable transcription d’Earl Wild. Vittorio Forte y déploie une virtuosité de l’intérieur. Avec finesse et sans surjouer le jazzman, l’artiste se joue des chausse-trappes épineux, associant

  • une mélodie imperturbable,
  • un accompagnement dans les basses et
  • un contre-chant fourni.

Ce trio pour un homme seul, parfois joué en bis par le soliste, impressionne et convainc à la fois.
La Rhapsody in blue, dans une version pour piano seul due à George Gershwin himself, clôt a priori le récital sur un tube d’un quart d’heure. Dès l’énoncé du premier tube, sautent aux oreilles trois qualités formidables très « fortiennes » :

  • l’art du toucher – la distinction et la caractérisation contribuent à la réussite de l’incipit ;
  • le sens du phrasé (quel spectre allant du legato soyeux au staccato piquant !) ; et
  • la magie virtuose, qui est une autre facette de l’entertainment propre à la partition, aux côtés de la mélodie, du swing et de la récurrence des earworms.

Pas peureux, le pianiste n’hésite pas endosser la feinte vulgarité de l’œuvre, feat. fanfares bien lourdes, avec fortissimi et sforzandi, et démonstrations de brio.

  • Contretemps puissants,
  • harmonisation richissime,
  • sautes de couleurs,
  • mélange d’atmosphères lorgnant sur les accents latinos :

rien n’échappe à Vittorio Forte et à son Steinway pas beau mais joliment résistant !

En définitive, l’artiste s’est lourdement trompé. Au début de la seconde partie, il présentait cette pièce connue dans sa version symphonique en avertissant : « Il va manquer quelques instruments d’orchestre. » Pas sûr qu’il ne soit parvenu à les supplanter avec technique, ce qui n’est pas rien, et talent, ce qui n’est jamais tout.

 

 

 

La conclusion

Après 45 nouvelles minutes de musique, l’artiste subit son triomphe avec son apparent détachement et sa modestie profonde. On a rarement entendu la sage salle des fêtes trépigner avec autant d’admiration – c’était déjà ce même triomphe que l’Italien francophone avait affronté il y a quinze mois à l’institut Goethe. Néanmoins, même si l’artiste s’apprête à filer à Montpellier pour deux jours de masterclasses, ce succès puissant vaut bien un bis alla Volodos version « Marche turque ». Cette fois, il s’agit de Carl Philip Emmanuel Bach… pimpé de façon pyrotechnique et colorée par un artiste on fire comme la salle, incandescente. Il faudra bien un deuxième bis pour calmer tout ce petit monde. Vittorio Forte choisit la transcription par Franz Liszt de la « Dédicace » du recueil Myrthen, op. 25 de Robert Schumann – cohérent pour un artiste qui a gravé et du Liszt, et du Schumann, et des deux mélangés.
Sur un texte de Friedrich Rückert, le lied chante l’ange gardien, l’âme, la meilleure part de soi-même qu’est l’être aimé. À défaut ou en complément, un récital aussi bien construit, aussi vécu grâce à des pièces jouées depuis longtemps ou enregistrées il y a peu, aussi ambitieux et aussi brillant, c’est pas mal non plus.