Vincent Rigot, église Saint-Eugène, 25 décembre 2024
Seconde paroisse traditionnaliste de Paris après le célèbre squat du cinquième arrondissement, Saint-Eugène Sainte-Cécile n’est pas réputée pour ses concerts. D’ailleurs, même en ce jour de Noël, le P. Julien Durodier, curé de la paroisse qui assistera au show, ce qui est ou un fait rarissime pour un concert d’orgue parisien, ou une manière de surveiller s’il ne se trame rien de diabolique, ou les deux, prévient : ce concert « n’est pas un concert selon l’esprit du monde ». Comprenez : applauses interdits. Il n’est pas non plus le signe d’un retournement de tendance. Le prochain récital est prévu pour le jour de Pâques, ça laisse du mou. On peut évidemment regretter cette rareté car le majestueux orgue Merklin de trois claviers a bonne presse, et son nouveau titulaire, le sieur Vincent Rigot, ne rechigne pas à fomenter des programmes singuliers qu’il propulse avec cette aisance technique qui permet (sans que le lien soit obligatoire, hélas) aux artistes de transformer à peu près n’importe quelle note en musique.
En présentant la première série d’œuvres, l’interprète rappelle que le genre topique du « noël à l’orgue » est fondé sur la forme du thème et variations. Il commence donc par un offertoire sur Joseph est bien marié d’Alexandre Guilmant qui, lui, ne suit pas cette tradition. Un peu de malice dans un monde propice aux
- carcans,
- interdits et
- autres limitations de toute sorte
ne nuit pas souvent. Idéalement adaptée aux sonorités d’un Merklin, par
- la largeur d’intensités sollicitée,
- le type de sons induit et
- la logique historique (le compositeur a vécu de 1837 à 1911, l’orgue date de 1856),
la pièce, joyeuse et joliment écrite,
- libère son énergie sans renoncer à la clarté,
- assume le goût de Guilmant pour les forte mais en différenciant chaque voix,
- associe passages mélodiques et ensembles quasi orchestraux
de manière très convaincante. La version du « Noël suisse » de Claude Balbastre permet d’apprécier la fine compréhension de l’œuvre par l’organiste. On savoure notamment le soin apporté
- à l’ornementation,
- à la conduite du rythme pointé et
- à la registration.
Le duo « Chantons, je vous prie, Noël hautement » de Jean-François Dandrieu rappelle, dans son apparente modestie que, en réjouissant l’auditeur par son allant et l’écho qu’il donne à un thème potentiellement familier, ces thème et variations visent à valoriser
- l’inventivité du compositeur (ben oui, quand même),
- la dextérité de l’interprète et
- la richesse de l’orgue sur lequel ils sont joués, chaque variation étant en général confiée à des registres différents.
En choisissant cette pièce sciemment dépouillée, Vincent Rigot démontre son sens éprouvé de la composition d’un récital, art qui incite à ventiler les différentes nécessités que sont, entre autres,
- la variété,
- l’effet waouh et
- le plaisir de la familiarité.
(Oui, l’ennui profond peut aussi être un but de concertiste, mais nous allons rarement voir de notre propre chef des concerts aspirant au soporifique.) En l’espèce, la modestie du noël de Dandrieu n’empêche nullement le concertiste d’en souligner les qualités qui, fors la thématique de circonstance, justifient son interprétation cette après-midi-là, parmi lesquelles
- la légèreté,
- le swing et
- les contrastes.
Difficile d’entendre les représentations habituelles de Noël dans la pastorale de César Franck ! Reste que, dans « pastorale », il y a un peu de cette tradition des pasteurs, forcément bons, qui viennent voir le petit Jésus, alors… L’œuvre est surtout l’occasion de continuer la mise en valeur de l’orgue. On se délecte des
- fonds d’une richesse formidable,
- des anches pertinentes… en attendant
- les ondulants.
Vincent Rigot séduit par
- son traitement de la spécificité de chaque moment,
- sa manière de rendre au discours une liberté frôlant parfois le babillage, et
- par sa registration qui distribue subtilement la parole entre claviers et pédale.
Conformément à son personnage public, l’interprète n’en rajoute jamais, au contraire. Sa maîtrise de l’œuvre et de l’orgue donne une impression de
- simplicité,
- fluidité et
- naturel
qui
- clarifie la polyphonie,
- tuile les différents segments et
- esquive tout risque de dramatisation romantisante, par exemple pendant l’orage, passage convenu de la pastorale ici incarné par le « quasi allegretto ».
Après un faux noël sans variation, le titulaire goes back to basics avec « Quand Dieu naquit à Noël » de Louis-Claude Daquin. Il encense la virtuosité du morceau en rappelant, évidemment sans aucune allusion autobiographique, que Louis-Claude attirait des foultitudes dans l’église. Les prospects venaient entendre un organiste phénoménal, ce que le clergé appréciait très modérément. Dans cette pièce manualiter, le zozo qu’est structurellement – aucun connaisseur du personnage ne me contredira – Vincent Rigot ne se contente pas de faire scintiller son aisance digitale. Il
- cisèle la netteté de l’énoncé (fût-il noyé sous des monceaux de doubles croches),
- nous réjouit de registrations contrastées (chapeau à la personne qui assiste le musicien !) et, pour donner sens au texte monothématique mais profus,
- met en action une science réjouissante de
- la respiration, de
- l’acoustique, élément essentiel quand on joue de l’orgue (d’où la difficulté de kiffer la vibe à la Philharmonie ou, pire, à Radio-France), et de
- l’agogique.
- la respiration, de
Le chœur de voix humaines ou de nonnes signé Louis James Alfred Lefébure-Wély, s’il n’a pas lui non plus grand-chose de noëlique (mais jouer du LJALW en ce lieu n’est pas innocent !), montre le compositeur à son meilleur. Au programme,
- mélodie catchy,
- simplicité de la narration et
- petites trouvailles harmoniques.
Au reste, Vincent Rigot assume la diversité de son programme sans s’excuser ou se justifier. Il
- n’a pas de vergogne mal placée à jouer une musique ancrée dans les particularités d’une époque et le succès d’un créateur parfois honni par les sucrées qui décident des limites de cette dégueulasserie qui s’appelle le bon goût et qui n’est que le goût de ceux qui pensent être en légitimité de décider pour les autres (c’est ça, comme les critiques musicaux, mais moi c’est pas pareil, évidemment),
- ne cherche pas à la valoriser par des effets m’as-tu-vu contre-indiqués et, au contraire,
- en déploie la douceur sucrée :
bien joué !
Le choc Dupré – un type humainement controversé mais un compositeur souvent diablement efficace – n’en est que plus salutaire. Voici que, en 1923, Marcel, ce chouchou d’un ponte de Rolls Royce, publie ce qui va devenir l’un de ses plus grands tubes : les Variations sur un noël. Le noël ? « Noël nouvelet ». L’œuvre ? Un grand machin spectaculaire de virtuosité, constitué
- d’un thème,
- de dix variations redoutables dont un fugato, et
- d’un finale pyrotechnique.
Le thème est revivifié manualiter par une harmonisation fouillée, qui rend singulier le commun. La première variation permet de savourer
- basse et dessus de trompette avec
- accompagnement perpétuel à deux voix et
- pédale en mouvement proche de la walking bass.
La deuxième variation, ternaire, offre une plongée palpitante dans les fonds du Merklin local. La troisième variation articule un canon à l’octave entre les fonds de 8 de la senestre et la pédale de 8, le tout arbitré par une voix céleste (bonjour, ondulants, vous voilà donc !). La quatrième envoie le thème à la pédale pendant qu’une harmonisation chromatique pimpe sa réexposition.
À côté de nous, une vieille se met à murmurer très fort des prières (ou sa liste de courses, for what I care) quand, à sa tribune, Vincent Rigot s’attaque à la cinquième variation, « vivace » et officiellement à six croches par mesure (en réalité, surtout à dix-huit doubles par mesure). De ces triolets aux tremplins chromatiques, l’artiste fait une valse brillante où les doigts pétaradent avec gourmandise. La sixième variation complique le projet de canon en en proposant à la quarte et à la quinte. Ce trio impressionnant tant, cette après-midi, il semble facile, est dopé par une anche de pédale redoutablement efficace.
La septième variation, vivace, s’appuie sur de brillantes appogiatures pour
- sautiller,
- staccater et
- électriser
le thème. La huitième variation associe
- thème sur voix humaine à la main droite,
- bouillonnement en quintolets de double croches à la main gauche et
- thème à la pédale.
L’écriture, à la fois évidente et d’une étrange richesse harmonique, comme l’interprétation qui ne faseye pas, sont brillantissimes. La neuvième variation ose une valse à flonflons qui honore le caractère populaire des noëls organistiques… tout en rappelant l’exigence technique du concept d’organiste :
- je comprends ce qui est écrit,
- je sais le jouer, et
- je suis en capacité de le registrer de façon optimale au vu de l’orgue que je joue.
La dixième variation est un fameux fugato sur les mixtures. Pas de quoi désarçonner Vincent Rigot :
- tonicité du tempo,
- audaces de la registration,
- évidence virtuose,
tout élargit le « noël nouvelet », qui passe de noël populaire à prétexte augmenté, c’est-à-dire
- hommage à la tradition,
- renouvellement du genre et
- optimisation du concept en fonction des orgues et des organistes en puissance.
En plaçant ce thème et variations en fin de bal, Vincent Rigot propose une synthèse particulièrement bienvenue de ce qu’est un noël à l’orgue. Mais l’affaire n’est pas encore conclue ! Le presto final associe
- thème à la pédale,
- accompagnement (mineur puis majeur) aux deux mains,
- accélération et ralentissement du débit.
C’est
- scintillant,
- musical et
- spirituel.
Quelle première in situ pour le nouveau titulaire… qui avait dû bien taffer dans les 24 h précédentes et à qui il restait quelques cérémonies pour bien bosser après ! L’ensemble de sa prestation est pourtant
- d’une parfaite exigence musicale,
- d’une haute vision artistique, et
- d’un clair souci de donner du kif aux auditeurs.
Ce 25 décembre, dans le foyer qu’il vient d’investir, le migrant des grandes tribunes parisiennes (Saint-Louis des Invalides, Saint-Louis-en-l’Île, le squat intégriste du cinquième arrondissement et Saint-Roch figurent au CV de celui qui ne compte pas ses premiers prix du CNSMDP sur les doigts d’une main) a démontré
- l’adéquation entre sa personnalité,
- l’orgue qu’il joue et
- le lieu qui l’accueille.
Bravo à lui !