Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 6/6
La dernière partie du récital de Verena Tönjes et Daria Tudor revendique éclectisme (de Schumann à Sondheim) et échos (retour d’un texte de Shakespeare déjà ouï, nouvel extrait des Nonsens Rhymes et explicit évoquant les clowns du titre de l’album). Elle s’ouvre avec le « Schluβlied des Narren » aka « Was ihr wollt », cinquième numéro de l’opus 127 de Robert Schumann, sur lemême texte qui concluait les 5 songs of the clown d’Erich Wolfgang Korngold écoutées ici et proposées cette fois dans une traduction en allemand. Lied ternaire en la mineur (finissant en majeur), il vibre de l’énergie des chansons à boire
- (appogiatures,
- rythme pointé,
- balancement,
- à-coups du tempo).
Le choix du compositeur de bestofiser le texte shakespearien concentre la tonicité dans une miniature qui profite et de la voix radieuse de Verena Tönjes, et de la sûreté pétillante de Daria Tudor. Autant dire que rude est le contraste avec « Der Zwerg » de Franz Schubert d’après un texte de Matthaüs von Collin qui narre l’assassinat d’une reine par un nain jaloux. Comme dirait le musicologue Ricet Barrier en évoquant le glas, « eh ben, c’est vach’ment pas gai ! » En la mineur comme la mélodie précédente et « pas trop rapide » (pas trop, donc rapide quand même), la partition associe
- la tension de la situation,
- les clapotis sur lesquels vogue le bateau où se déroule la scène, et
- l’univocité rythmique qui traduit sans doute le fatum à l’œuvre, puisque la tragédie est nouée dès la première note.
Les interprètes ne surjouent pas le texte mais l’habillent
- d’attentions pertinentes (nuances et phrasé),
- de belles synchronicités (respiration, intentions, doublure de la voix à lamain gauche), ainsi que
- de leur talent propre (imperturbable Daria Tudor, perfection des différents registres d’une Verena Tönjes qui se régale de la large tessiture exigées, de la cave grave aux plafonds scintillants).
L’auditeur est saisi par
- les modulations,
- les mutations de couleur et
- l’allant tragique
d’une partition magnifique, ici exécutée avec esprit. Mais bon, dans un récital sur le clown, on a bien besoin d’une respiration drolatique après cette horrible histoire. Voici donc le retour de l’opus 42 de Margaret Ruthven Lang, fil rouge de la set-list. Dans « The old man with a gong », Edwar Lear règle le sort d’un vieillard qui cassait les oreilles de tout le monde avec son gong et finit donc par être lui-même fracassé avec ledit gong. OK, ça finit mal, mais c’est rigolo – combien de voisins n’a-t-on pas voulu fracasser avec leur gong, que celui-ci soit un transistor, des haltères ou un violon ? La longue introduction laisse longtemps espérer un meilleur sort, mais sa fin tendue laisse soupçonner que malheur va arriver.
- Efficacité de la mélodie,
- clarté de l’accompagnement,
- solennité des répétitions finales avec envolée et tenue lyriques :
ne chipotons point et reconnaissons que, ici, tout est savoureux.
L’affaire se clôt sur « Send in the clowns », chanson de l’année 1975 écrite par Stephen Sondheim pour A Little Night Music. Desiree constate que son couple part en sucette, sollicite la venue des clowns, constate que personne ne l’exauce et conclut qu’on rigolera peut-être l’année prochaine (curieusement, la chanteuse renonce à cette fin, pourtant parfaite – sans doute sera-ce pour coller au projet du disque, via un clin d’œil à l’auditeur à qui l’artiste glisse qu’il est inutile d’attendre l’année prochaine pour profiter des clowns : « Dont’ bother, they’re here »). Sur un tapis rouge pianistique, éclabousse le plaisir qu’a Venera Tönjes de chanter un tube du musical.
- Diction en parfaite cohérence avec le style sondheimien,
- tenue vocale,
- portamento soyeux,
- agogique lumineuse,
- variété des couleurs apposées sur une partition d’une grande beauté
- (simplicité,
- richesse rythmique,
- cahots de la tonalité)
offrent une coda poignante à un disque certes déplorablement dépourvu d’un livret francophone – ce qui ne facilite pas la compréhension des textes, pourtant si importants – mais, de bout en bout,
- original,
- cohérent,
- passionnant et
- éblouissant.