Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 1
D’abord, parler d’une déception : celle d’un livret entièrement germanophone. Il faut se référer au site du distributeur pour découvrir un bout de notice traduit en anglais. C’est ballot, car l’intérêt d’un disque physique, comparé à un site de streaming, ne consiste pas seulement à garnir ses étagères avec des objets culturels qui donnent une apparence cultivée à celui qui habite un espace, même si ça peut jouer ; il est surtout d’être en capacité de mieux comprendre la démarche des artistes, surtout quand elle s’affiche comme monothématique sinon conceptuelle, articulée autour de la figure polymorphe du clown, et quand elle brasse aussi large, de Franz Schubert à Margaret Ruthven Lang en passant par Stephen Sondheim.
Ensuite, parler d’une autre déception : pas de texte disponible. Nous écouterons donc l’essentiel des lieder sans comprendre un broc de ce qui s’y trame. C’est tout à fait fâcheux, un peu comme si nous n’entendions qu’une note sur deux, d’une part parce que le dialogue entre le texte et sa mise en musique contribuent à l’intérêt de ce genre, et d’autre part parce que l’on suppute que le choix des œuvres permet de décliner la figure du clown, triste ou joyeux, et que se retrouver à écouter vingt cinq textes sans cheminer avec eux dans la pensée des artistes les ayant agencés nous fait assurément perdre une grande partie de l’intérêt de cet album, quelque ambitieux et original soit-il.
Enfin, s’approcher de la musique, avec l’impression curieuse de n’avoir pas la liberté d’en jouir pleinement. Et l’affaire commence avec quatre des 12 gedichte [poèmes] aus Pierrot lunaire op. 4 de Max Kowalski. Le cycle est composé en 1912, la même année que le Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg, autour des poèmes d’Albert Giraud adaptés en allemand par Otto Erich Hartleben (grâce à l’aura d’Arnold S., certaines paroles peuvent être trouvées en fouillant un peu, par exemple ici). « Gebet an Pierrot » narrant en trois strophes le désarroi de celui qui constate que « le ressort du rire / entre ses dents [a] cassé », ce qui le plonge dans un profond désarroi.
Lent mais capricieux se déploie ce deux temps en sol mineur. D’emblée, le piano de Daria Tudor – l’instrument étant réglé par Michael Köbler – saisit. Il est
- vif,
- musical et
- souple
comme l’exigent la partition et son rôle d’accompagnateur. Valorisée (peut-être trop) par une prise de son SWR signée Ingbert Neumeister, la voix de Verena Tönjes joue
- de son amplitude mezzo-sopranique,
- des sautes d’intensité exigées par la partition et
- de la liberté permise par le compositeur et par le souffle de l’interprète.
« Der Dandy » raconte comme le « pâle dandy bergamasque » joue avec le fantasque rayon de Lune dont il finit par se parer. La partition en Si bémol, indiquée « assez rapide », est officiellement à quatre temps. Elle va habiller de façon effectivement fantasque ce carcan basique en multipliant
- triolets,
- sextolets et
- septolets.
Emballent notamment
- la précision de la synchronisation entre les deux comparses sur les unissons,
- la tonicité du toucher de Daria Tudor, et
- l’inventivité de l’écriture, avec
- ruptures de tempi,
- étonnante mesure à cinq temps,
- tentation de la modulation (en Si !) et
- place accordée au piano solo par celui qui gagnera aussi sa vie comme accordeur
Si le « Voyage au pôle Nord » correspond au « Pierrot polaire » (le poème n’a pas été retenu par Arnold Schönberg, donc on essaye d’imaginer à partir du texte d’Albert Giraud, sinon tant pis), la VO évoque la fascination de Pierrot pour « un miroitant glaçon polaire / de froide lumière aiguisé ». Ce mouvement ternaire en sol mineur, siglé allegro maestoso, travaille le miroitement par le swing :
- triolets de doubles croches,
- trilles et
- contretemps
envoient du balancement. Séduisent sans fard
- la légèreté précise des octaves graves,
- la clarté de l’agogique commune et
- la capacité à passer d’un caractère musical à l’autre.
Le quatrième et dernier extrait, « Der Mondfleck », raconte ce moment où Pierrot sort pour pécho – pardon, pour « aller en bonne fortune », sacré Pierrot-Willette ! Hélas, il aperçoit un rayon de Lune sur son habit noir. Il passera donc sa nuit à essayer de l’enlever (on ne pourra pas sauver tout le monde, je vous le garantis). Pourtant, le dernier épisode en Ut mineur est annoncé « tranquille ».
- Le staccato et le phrasé de la pianiste ébaubissent,
- l’incarnation sans filtre apparent de la mezzo attire l’attention, et
- le ciselage de la communauté d’intentions contribue à l’intérêt de cet incipit de disque,
révélant la finesse de l’écriture de Max Kowalski, entre
- itérations,
- confrontation entre binaire et ternaire,
- surgissement de la liberté lunaire qu’offre la mesure à 5/4, et
- maîtrise d’une écriture à la fois
- bondissante,
- cohérente et
- captivante.
Appétissant.
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.