Van Gogh à Auvers-sur-Oise – Musée d’Orsay, 26 janvier 2024 – 1
Un comble à notre époque : Vincent Van Gogh est désormais présenté comme victime du storytelling. C’est le peintre qui n’a vendu qu’un tableau de son vivant alors que ses toiles – ou celles qui lui sont attribuées – valent aujourd’hui des palanquées de millions à faire rougir et rugir de plaisir un habitué de BFM Business. Bien qu’elle se démarque et du résumé réducteur et de son contrepied résolu, l’exposition qui se tient au musée d’Orsay jusqu’à ce 4 février 2024 ajoute une couche de storytelling à la légende. Elle présente en effet les derniers tableaux de l’artiste peints à Auvers-sur-Oise où il était venu se mettre au vert (sur Oise) chez le docteur Gachet avant de tirer sur la gâchette et sur lui par la même occasion. 70 jours, ca 70 tableaux (dont certains sont des esquisses de tableaux parfois aboutis, parfois non) et moult dessins. Storytelling, donc, puisque ces tableaux frénétiquement composés sont les derniers. Partant, ils se retrouvent éclaboussés par les clichés sur « l’urgence de la création avant la mort », alors que c’est précisément pour échapper à l’envie de mort que Van Gogh s’est expatrié dans le Val-d’Oise.
Malgré cette évidence, le suicide semi-raté – par conséquent réussi quand même – teinte la réception des œuvres en les parant d’une nécessité dramatique qu’elles ne peuvent réellement revendiquer. Se noue ainsi un peu plus le mouchoir de l’objectivité qui drape nombre de toiles rassemblées pour l’occasion. En effet, beaucoup sont contredites par les descriptions voire les lettres du peintre. Souvent, les couleurs évoquées ne sont pas celles que nous voyons.
- La dégradation des pigments,
- la détérioration des laques,
- la conservation pas toujours optimale de certaines créations
expliquent cette disjonction entre l’objectivité du texte et la réalité actuelle. Aussi peut-il être tentant de berner l’œil grâce à l’histoire que nous racontent les documents et les experts ; et cette autotentative d’illusion se mêle à d’autres mirages comme celui qui ouvre l’exposition.
L’autoportrait célébrissime (Van Gogh en a peint 43…) n’a pas été peint à Auvers-sur-Oise, puisqu’il date de 1889 alors que Vincent n’arrive près de Paris qu’en 1890. Ce hors-sujet enlève-t-il quoi que ce soit
- à l’intérêt des lignes mouvementées opposant la rectitude du veston et les volutes du fond ?
- à l’opposition entre la mise sérieuse d’un homme qui, affirmant aller mieux, le voulait montrer, et la mine inquiète ou troublée ?
- au charme vénéneux obtenu postérieurement, par le truchement de la dégradation des couleurs, dans la bleuisation du costume qui le rapproche du fond tourmenté et attire d’autant plus le regard sur le visage au chromatisme distinct ?
- à l’énergie portée par la déclinaison des teintes bleutées où le blanc et le presque-marron ont leur place ?
Certes non. En revanche, il remet un coin dans le juke-box de l’illusion produite par le narratif entourant le travail de l’artiste. Aussi est-ce la question qui nous saisit quand nous entrons dans l’exposition : que voit-on de Van Gogh quand on voit un tableau de Van Gogh ?
La question est d’autant plus légitime que, en peignant, Van Gogh ne s’est jamais contenté de présenter ou de représenter : il a profondément interrogé cet acte, peut-être parce qu’il est une manière de se confronter à notre présence au monde. Quelle prise ai-je sur le monde ? Que sais-je du monde où je me débats ? Qui suis-je, c’est-à-dire comment le monde me voit-il par rapport à celui que j’ai l’intuition d’être ?
- La multiplicité de représentations de même type de paysages, parfois recomposés et distincts de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité,
- le grand nombre d’autoportraits et
- la faible diversité des modèles croqués
participent d’un questionnement qui devient ressassement voire rumination sur l’identité
- du paysage,
- des êtres et
- du peintre.
Ainsi du portrait du docteur Gachet, à la fois psychiatre (d’où la feuille de digitaline censée être curative) et, à en croire posture et mimique, dépressif bien ensuqué dans son désespoir. En le peignant de la sorte, Vincent Van Gogh renvoie à la spécularité picturale. En un peu moins pompeux, disons que le tableau devient miroir. Le médecin est aussi mal que son patient (plus, jugeait ledit patient dans ses lettres). La mélancolie du guérisseur en dit long sur l’inutilité de la psychiatrie – le suicide du peintre, quelques semaines plus tard, confirmera ce diagnostic. Le monde est insupportable, et c’est cette friction entre l’âme désenchantée et l’espace où elle s’ébroue que tente de saisir l’art encore et encore.
Le tableau ne réinvente pas seulement le réel, il réinvente aussi l’art. Avec les réinterprétations de tableaux par l’artiste se crée une circularité des réinterprétations
- du monde,
- des émotions et
- des mythes qui nous structurent.
L’un des plus célèbres remix de l’artiste est la « Pietà » d’après Eugène Delacroix, dont Vincent Van Gogh peint une seconde version à Auvers en 1890. Or, il n’a jamais vu le tableau de ses yeux. Son frère lui en a offert une lithographie qu’il a, c’est ballot, fait tomber dans la peinture. Il a donc carrément peint le tableau à Saint-Rémy de Provence. Ce faisant, il met en œuvre quatre formes d’appropriation du réel, quatre reformations ou reformulations qui consistent à
- ne pas peindre d’après modèle mais d’après reproduction incomplète,
- transusbstantier la nature et la matière du tableau, devenu lithographie puis redevenu tableau,
- échanger la place du Christ et de la mère par rapport à l’original,
- copier sa propre réinterprétation d’un tableau original.
Le tableau original est « artisé » comme le réel est « artisé » en devenant peinture. En somme, qu’il s’applique
- à d’autres œuvres,
- à des figures vivantes ou
- à des situations (paysages, animaux, humains),
le travail de Vincent Van Gogh paraît explorer avec avidité la double question de la réalité dans la peinture (qu’est-ce qui rapproche une pipe et le dessin d’une pipe ?) et de la picturalité dans le réel (qu’est-ce qui rapproche ce que je vois de ce qui est saisissable par le pinceau ?). Ce n’est plus tant le storytelling qui impacte le regard mais le décalage
- induit,
- pensé et
- saisi
par la peinture. L’exposition du musée d’Orsay offre cette passionnante possibilité de contempler l’appétit de l’artiste à s’approprier ce qui semble être pour faire, avec ce matériau brut, de l’art raffiné.
- L’église n’est pas au bon endroit ? Qu’importe.
- La perspective est clairement photoshoppée ? Pourquoi pas !
- La feuille de l’arbre est figurée par un simple trait vert ? Et alors ?
Au contraire ! Tous ces petits arrangements avec le modèle ne le trahissent pas : ils
- le libèrent de son immédiateté,
- lui injectent une dimension artistique et
- l’ouvrent à des possibles que nul autre que l’artiste n’avait pu envisager.
À suivre !