Un voyage extraterrestre : (re)découvrir Jann Halexander – 2/4

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Jann Halexander, possiblement le 17 mai 2019. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Personnage récurrent de ce cybercalepin, Jann Halexander vient de publier un clip actualisant, prolongeant et explicitant l’une des chansons qu’il n’a quasi pas le droit de ne pas entonner lors de ses concerts de peur d’être taillé en pièces à l’issue de sa prestation. C’est l’occasion de faire une revue en 4X3 des principales vidéos qui ont jalonné les vingt ans de fredonneries affichés au compteur de l’abducté le plus célèbre de la chanson française actuelle.


Le programme
1. Les tubes de l’extraterrestre
2. Les territoires de l’extraterrestre
3. La galaxie de l’extraterrestre
4. Les extras de l’extraterrestre


Deuxième épisode
Les territoires de l’extraterrestre

Jann Halexander se présente comme un acteur de la chanson cabaret. Inutile d’essayer de cerner l’essence et les limites de cette catégorie putative : c’est la profusion de stéréotypes associés à ce syntagme, tels que

  • l’hyperexpressivité assumée,
  • grandiloquence intérieure,
  • hymnes colorés et
  • plaisir du boderline canaille, par exemple

qui plaît au chanteur sans l’enfermer dans une reproduction d’un Berlin des années 1920 disneyisé ou, ce serait rigolo, puydufouisée. Celui-ci aime brouiller les frontières que les Konnaisseurs tentent d’assigner à la bonne vieille chanson française, car il est lui-même brouillé par les frontières qu’il a franchies. Se dessine ainsi une géographie halexandérienne, une géographie à la fois

  • artistique et planétaire,
  • surplombante et immanente,
  • subjective et fondée sur l’objectivité de migrations
    • terrestres,
    • oniriques,
    • amoureuses, etc.

Particularité de cette science humaine qu’a pratiquée sérieusement l’artiste à l’université : la géographie halexandérienne n’est pas une cartographie, au contraire. Elle déjoue les limitations, les références, les évidences. Elle participe d’une description des errances

  • de notre espèce en général,
  • de Jann Halexander l’ex-Gabonais-Canadien devenu Français de France en particulier et, plus globalement,
  • de chacun de nous dès que notre esprit bat la campagne,

c’est-à-dire quand nous devenons davantage humains et moins robotisés par le carcan de l’habitude. Voilà notamment ce à quoi paraît faire écho le clip suivant…

 

 

Tout se passe comme si la chanson n’était pas

  • le lieu de l’évocation nostalgique d’un départ,
  • le regret d’un arrachement idéalisé (Jann raconte n’avoir pas que des bons souvenirs de son adolescence gabonaise),
  • la dramatisation objective mais enniaisée par les trémolos d’une fracture, encore moins
  • l’éloge d’une déchirure qui aiderait à grandir.

Elle est davantage

  • le moment du questionnement,
  • le témoignage d’un désarroi difficile à cerner et, malgré que le chanteur en ait,
  • un éloge de la désidentité.

Celle-ci est le contraire d’une mondialisation transformant les individus en pions interchangeables aux mains du grand patronat, selon les besoins au Qatar, en Hongrie, en France ou wherever. La désidentité exprime la difficulté à être

  • quelque part dès lors que l’on est parti,
  • quelqu’un dès lors que l’on n’est pas que cet instantané de nous-même,
  • quelque chose de pleinement cernable dès lors que nous ne sommes que le fruit de possibles qui sont advenus mais aussi d’impossibles qui nous ont façonnés.

Comme Michel Leiris disait de la femme avec laquelle il vit qu’elle est « le vivant reproche d’avoir su viser trop bas et d’avoir pu [s]e contenter », le territoire géographique, mental, politique au sens large – si tant est que ces différentes facettes soient séparables – que nous habitons inspire l’irréfragable regret d’être ce que nous sommes et, il faut bien l’admettre, de n’être pas plus (heureux, rassuré, en paix…), mieux, ou, a minima, autre. La chanson permet à Jann Halexander de creuser cette veine, non point dans l’égotisme rassérénant que procurerait un long lamento déversé sur des spectateurs compatissants, mais dans l’exploration

  • multiple,
  • auto ou exobiographique,
  • réelle ou fantasmée,

d’une déchirure constitutive de tout individu, qu’il soit un immigré plus ou moins volontaire, un déplacé, un exilé ou un autochtone qui croit n’avoir pas voyagé alors qu’il a vécu, donc alors qu’il a vécu des ruptures, des deuils, des brisures que mettent en lumière les œuvres de Jann et de ses comparses.

 

 

La dichotomie peut sembler flagrante entre la thématique prégnante de l’exil et de la migration, d’une part, et celle du réenracinement d’autre part. Cette tension est réelle, certes, mais non contradictoire. Si l’exil est une déchirure, c’est qu’il témoigne de l’enracinement. Il peut même en être le révélateur. Ainsi, Jann Halexander revendique avoir détesté ses années gabonaises ; et cependant, depuis quelques années,

  • les vicissitudes de la dictature locale,
  • la fréquentation d’autres Gabonais (qui précisent souvent néanmoins « mais pourquoi tu dis que je suis Gabonais ? Je suis Français comme toi ! ») et sans doute
  • une réflexion sur le monde nourrie par l’arrivée massive d’immigrés

ont contribué à réactiver la mémoire de cette période et la réflexion artistique autour du lieu. En revendiquant sa part angevine, en expliquant sur scène et dans plusieurs entretiens combien il a besoin de « se ressourcer dès qu’il peut » au Vieil-Baugé où il possède une petite maison, Jann Halexander assume son double statut de « nomade sédentaire », comme le chantait Kevin Parent.

 

 

Jann Halexander est

  • nomade car
    • parti du Gabon puis du Canada, d’une part, et
    • brinquebalant au gré des dates de tournée, d’autre part ;
  • sédentaire parce que
    • souvent fixé à Paris, d’une part, et
    • accroché au Vieil-Baugé, d’autre part.

 Son pays, ce n’est pas un pays, c’est un ensemble de territoires, donc un ensemble

  • d’exils parfois heureux,
  • d’errances parfois douloureuses,
  • de quêtes artistiques parfois roboratives et parfois dévastatrices.

Son réenracinement, ce n’est pas un territoire où il aurait développé de nouvelles racines, c’est « un jardin, une maison, une araignée » (et non « mon » jardin ou « le » jardin : l’indéfini tremble aussi dans l’article). Plusieurs échelles de microcosmes se mêlent : l’endroit où je suis est un microcosme à l’échelle de la planète, comme la planète est un microcosme à l’échelle de l’univers – d’où, peut-être, la passion curieuse et raisonnée du chanteur pour les extraterrestres, que nous avons évoquée dans le premier épisode et en recensant son dernier ouvrage. Pas impossible que la chanson cabaret évoquée supra, avec son aura foutraque, ce soit aussi ce méli-mélo

  • de présences et d’absences,
  • d’origines et de réenracinements,
  • de désidentité et d’identification à une myriade de soi.

Un territoire artistique qui

  • est et n’est pas,
  • s’affirme et fluctue,
  • se prétend bien connu et ne se découvre que réinventé,

comme Le-Vieil-Baugé n’existe, au fond, presque que parce qu’un chanteur le chante.

 

 

À suivre !