Tristan und Isolde, Opéra de Paris, 19 septembre 2018
Non, on ne retourne pas écouter Tristan und Isolde que pour voir des fesses, la bite du sosie de Michael Lonsdale, du nichon et de la chatte poilue, même si y en a – c’est la « vision » de l’opéra selon Peter Sellars et Bill Viola, et elle a, tout à fait fortuitement, ce double petit plus d’être hors sujet (quel génie !) et réemployable pour n’importe quel opéra. On y retourne pour l’orchestre et les voix, mais « on » ne doit pas être le seul à s’essssscagacer de cette arnaque puisque Bastille est loin d’être plein, ce 19 septembre, fait rare pour un Wagner parisien, et ce nonobstant fait explicable sans doute par l’inanité scénique des productions et choix de l’ère Lissner, heureusement presque sur la fin.
L’histoire : voir ici.
Le double scandale : d’une part, la pseudo « mise en scène », sans décor hormis un parallélépipède servant de lit et d’estrade, avec une vidéo ridicule et des pseudo-costumes de Martin Pakledinaz (t’as été payé combien pour ta petite virée dans une friperie, mec ?), est une honte que nous évoquâmes tantôt. D’autre part, il est insupportable que l’État continue de financer un opéra « national » où pas un artiste sur le plateau ne soit national – ni Philippe Jordan, ni Peter Sellars, ni Bill Viola, ni Martin Pakledinaz, ni James F. Ingalls (spécialiste des lumières carrées), ni Alex MacInnis (« live video editor », ha ha), ni José Luis Basso, ni, chez les solistes, Andreas Schager, ni René Pape, ni Martina Serafin, ni Matthias Goerne, ni Ekaterina Gubanova, ni Neal Cooper, ni Nicky Spence, ni Tomasz Kumięga. Fermer aux artistes hexagonaux une scène si chèrement payée par leurs compatriotes est une dégueulasserie presque sans nom dont il nous semble juste de continuer de nous offusquer, mârde.
La représentation : face à un opéra somptueux qui exige tant de tous les acteurs, il faut une troupe de haute volée. L’orchestre, sous la baguette de Philippe Jordan, chouchou de Bastille (hormis quelques folles essayant de se faire remarquer en ouh-ouhtant à la fin, faut bien s’occuper après les Gay games), est à la hauteur des hautes attentes placées en lui. Bien que le tempo annoncé soit légèrement plus rapide qu’à l’accoutumée – le chef comptait gratter 5′ sur chacun des deux premiers actes, ce dont le site de l’Opéra ne semble pas au courant, au contraire –, on est saisi par la beauté des timbres, la capacité à jouer à la fois ensemble ET avec le plateau, la richesse des couleurs obtenues, la précision des attaques, l’évidence des solistes et la concentration générale – on avise ainsi Sabrina Maaroufi et ses flûtes, toujours « dans son match » alors qu’elle joue, quantitativement, peu. Un rabat-joie pointera, ravi, çà un départ perfectible, là un défaut d’accord entre les violons et les clarinettes, rappelant à cette occasion que c’est moins risqué d’être violoncelle solo que cor solo ; nous n’aurons pas ce niveau de fatuité car la splendeur des cordes et la cohérence du propos nous a happé, même s’il nous manque, c’est notre goût, cette tension sporadique et cette exploration des contrastes d’intensité qui ne sont certes pas la marque de fabrique du chef maison. Car, boudu, quel souci des chanteurs et, surtout, quels préludes et quel finale, maou ! En revanche, avouons avoir été déçu, pour une fois, par le chœur d’hommes, il est vrai expulsé dans les loges, en hauteur afin de participer à la spatialisation du son. Leur première intervention nous a paru méchamment fausse, et l’acoustique spécifique n’a, par la suite, pas valorisé la banda des matelots et soldats souvent entendus à meilleure fête.
Le plateau vocal : alors que l’on nous avait annoncé des solistes désespérants, l’ensemble est de belle tenue. On le sait, l’opéra exige beaucoup des deux têtes d’affiche, mais de façon croisée : Isolde bosse plus que Tristan au I, un peu plus puis autant que lui au II, moins mais jusqu’au bout dans le III – et, donc, vice et versa. Martina Serafin connaît l’ampleur de la tache – voir la vidéo infra. Comme à chaque fois que nous l’avons ouïe en ces lieux, elle associe virtuosité, résistance et honnêteté avec un charisme patent. On la sent, par moments, soucieuse de ne pas trop en faire, mais elle intègre cette prudence dans le paradoxe de son personnage, à la fois fragile, victime et chef de bal (Isolde, c’est quand même l’histoire d’une nénette fiancée à un mec, mariée à un deuxième et, grâce à la drogue, partie avec un troisième après en avoir séduit un quatrième : on n’a pas affaire à la prude midinette de base, hein). Tristan, lui, doit assurer jusqu’au bout, avec un troisième acte qui cristallise la thématique de l’opéra – pendant trois fois quatre-vingt minutes, ça ne cause que d’une chose : l’attente. Au I, on attend d’arriver au port ; au II, Isolde attend que les chasseurs soient loin pour retrouver Tristan ; au III, Tristan attend qu’Isolde le rejoigne pour le guérir, c’est-à-dire mourir. Dans cette perspective, Andreas Schager prend son rôle à cœur. Même si la voix craquotte, notamment dans la seconde partie du troisième acte, même si on le sent souvent tendu, il assure sa partie et rassure les inquiets. En revanche, il subit de plein fouet l’absence de mise en scène. Malgré sa bonne bouille de Torsten Kerl, lui ne semble pas être un acteur-né, et son corps ne suit pas les belles inflexions de son timbre. Le troisième acte en est une illustration, où il ne cesse de se grattouiller le brushing, ce qui est son tic préféré, comme en témoigne la photo qui ouvre la présente notule, prise au moment des saluts. Néanmoins, essayons d’estimer que l’important, dans le contexte sellarsien, reste le son et l’intention – or, sur ces deux points, l’artiste « répond présent ».
Parmi les rôles secondaires principaux, si j’puis dire, saluons le roi Marke de René Pape, idéalement taillé pour l’artiste avec ses deux grandes scènes où la puissance de la voix et l’autorité de la posture ne souffrent guère contestation. Ekaterina Gubanova (Brangäne) semble parfois manquer de puissance dans les graves, mais on la sent surtout gênée par la pseudo mise en scène, id est empêtrée dans des postures ridicules – elle est tantôt immobile, tantôt en train de caresser sa patronne, ce qui ne lui permet pas de donner à son personnage le tiraillement cornélien qui la déchire (elle devait empoisonner Isolde à mort, elle lui a empoisonné la vie). Neal Cooper en Melot aurait gagné à être mieux dirigé et designé ; en effet, il a peu d’interventions ; autrement dit, les costume, coiffure et posture sont d’autant plus importants – va-t’en essayer d’incarner ton personnage complexe (c’est le meilleur ami de Tristan, mais il le trahit parce qu’il voudrait se taper sa nana) quand on te demande de poignarder un héros à main nue. Ce nonobstant, notre vraie déception est liée à Matthias Goerne, Kurwenal bougonnant, engoncé dans ses sons nasaux, et il est vrai sabordé, lui aussi, par Peter Sellars (« quand t’as rien à faire, ben, t’as qu’à te coucher, voilà, et puis après tu te dandineras pendant tout le troisième acte, ça t’aidera à pousser »).
En conclusion, quel dommage que l’enjeu dramatique – parce que, bon, un opéra, en dehors de la performance musicale exceptionnelle que cela exige, ça raconte une histoire – soit mutilé par cette version sellarsique ! Cette tare n’impacte pas seulement le côté visuel, elle influe aussi sur la projection, l’incarnation, le dépassement des personnages par le talent et le savoir-faire des artistes. Certains ont su composer avec cette donnée mutilante ; elle a fait plus de dégâts chez d’autres. En d’autres termes, on ne peut pas dissocier, et c’est en général heureux, le spectacle de la musique, même sur l’air du « t’as qu’à fermer les yeux, ça passe mieux ». En bridant les artistes, en souillant la composition, Peter Sellars, ses complices d’arnaque et ses commanditaires insultent l’institution de l’Opéra, les spectateurs payants et la musique elle-même, en plus de mettre en mauvaise posture un plateau pourtant de haut niveau. Un seul mot, après trente-trois représentations de cette billevesée : révolte !