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Photo : Jean-Baptiste Millot. Reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

 

Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau


Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui

3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité

À paraître
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre


6. Oser la virtuosité

La rockstar attire les regards et les filles en faisant nananawww avec son engin rutilant. Le pianiste fascine et stupéfie en jouant des tombereaux de notes super vite (nous avons jadis proposé d’autres astuces pour montrer que l’on joue vachement bien du piano ici). Celui qui en est capable affronte alors un soupçon : à force de jouer à donf, n’aurait-il pas oublié de faire le truc pour lequel on le paye – de la musique ? Entre la technicité accusée d’être circassienne et la mollesse laissant subodorer un niveau médiocre, le musicien professionnel n’a pas d’autre solution que d’avancer avec ses convictions. Sans fard, Tristan Pfaff nous dévoile les siennes. Attention, ça dépote !

Dans les précédents épisodes, nous avons évoqué ce que jouer du piano en général et l’intégrale des valses de Chopin en particulier implique… notamment l’exigence de devenir un acrobate du clavier, quitte à n’être considéré que comme un acrobate et non comme un musicien. Pourtant, à t’écouter, la virtuosité – notamment la tienne – ne te paraît pas dangereuse.
Au contraire ! Si danger de la virtuosité il y a, c’est que, pour certains rageux, selon le terme le plus approprié, si tu es virtuose, tu n’es pas musicien. Ça, c’est vraiment une opinion de mauvais qui espère sous-entendre que, quand tu es nul techniquement, tu es merveilleux musicalement.

Ce n’est pas toujours exact.
Ben voyons ! C’est toujours complètement faux. Disons les choses sans barguigner : l’opposition entre virtuosité et musicalité est d’une débilité sans nom.

 

 

 

« Être capable de jouer Liszt n’interdit pas de jouer Mozart »

 

Elle reste très présente chez pas mal de critiques et de directeurs artistiques. Toi-même tu rappelais la méfiance que suscitent parfois la vitesse du tempo et, à l’inverse, l’absurde postulat que, si c’est lent, c’est sublime alors que, souvent, c’est surtout pratique. Toi, tu as plutôt le problème inverse : tu es catalogué comme un Superman capable de jouer les trucs de dingodingue. Chance ou warning zone ?
Je te l’accorde, il est arrivé que l’on me range dans la case « virtuose » et que l’on tente de m’y cantonner. Pour être honnête, ça m’a fait plutôt du bien. Ça a titillé mon orgueil. Par exemple, au Conservatoire, je passe mon prix avec des dingueries comme les Réminiscences de Don Juan de Franz Liszt, des folies du genre. J’ai entendu des critiques du genre : « Heureusement qu’il avait ça, parce que, sinon, il a pas grand-chose… »

Ça t’a blessé.
Non, mais j’ai retenu la critique. Trois mois après, pour entrer en cycle de perfectionnement, j’ai joué une sonate de Mozart et la Huitième sonate de Prokofiev, qui est la plus ingrate. De toute façon, si tu te plantes dans Mozart, tu peux jouer ce que tu veux après, c’est mort. Pareil, pour mon prix, j’avais joué la « Clair de Lune » de Beethoven : viande-toi là-dessus, t’as beau faire ta sonate de Rachmaninoff et ton Liszt derrière, ça va être un peu juste.

En étant « un peu juste », selon ton expression, Mozart était devenu ton espace de liberté, donc de risque.
C’était le résultat de ma prise de conscience que je pouvais jouer n’importe quoi. Du Mozart, du contemporain, ce qui me chante. La technique est un moyen, pas une fin. Quand tu peux envoyer, tu peux jouer Liszt, mais ça ne t’interdit pas de jouer Mozart.

Ni Satie.
Par exemple.

 

 

 

« La virtuosité est un marqueur différenciant »

 

On touche un paradoxe pianistique : le don de virtuosité (que l’on imagine un tout petit chouïa travaillé, bien que tu rechignes à l’admettre) peut être analysé comme une faiblesse. Néanmoins, pour ceux qui rêveraient de posséder ton art, peux-tu nous révéler comment tu as mis au point cette technique ?
Jamais séparément du reste. Je n’ai pas fait de gammes ou d’exercices spécifiques. Ça ne m’intéressait pas en soi, mais le résultat me fascinait. Quand je voyais jouer Cziffra ou Horowitz, j’étais admiratif sans pour autant être focalisé sur le côté brillantissime.

Tu n’as pas voulu « faire pianiste » pour épater la galerie ? Ça doit être super sexy, comme projet, pourtant !
Même si ça se perd dans les limbes de ma mémoire, je dirais que mes premières émotions musicales fortes, c’est Horowitz à Vienne qui joue un « Moment musical » de Schubert, un truc presque simple, qui se suffit à soi-même… et qui ne nécessite pas une technique de dingue. Pour moi, la technique est un plus parce que ça t’ouvre des répertoires, mais il est hors de question que ça t’en ferme !

En gros, tu peux jouer Mozart bien que tu sois capable de jouer Liszt, et c’est quand même mieux si tu sais jouer avant d’interpréter Mozart ?
Carrément.

Bon, là, Tristan, on est dans la gentillesse mignonne. Pourtant, la virtuosité est-elle pas un super produit d’appel pour un concertiste, puisqu’elle est un gage de satisfaction donné au public, tant la perception de son côté exceptionnel est accessible à tous ? Je pense à des surhommes du clavier comme Arcadi Volodos, qui jouait allègrement sept bis circassiens et qui, à un moment, en a eu tellement marre qu’on le prenne pour un monstre qu’il a dit : « Minute, papillon, maintenant, je vais jouer Mompou », souvent moins exigeant techniquement que « la marche turque » revisitée…
Certes, dans la virtuosité, il y a une dimension surhumaine qui justifie une forme d’admiration, dans la mesure où tout le monde est capable de jouer « Au clair de la Lune » au piano, mais pas les grandes valses brillantes de Chopin.

Tu en as quand même conscience, ou…
Mais évidemment ! La virtuosité, la vraie, peut être l’un des marqueurs différenciant entre le professionnel et l’amateur, voire entre le professionnel et l’amateur de haut niveau… voire, plus largement, entre celui qui maîtrise complètement son instrument et celui qui l’affronte avec des moyens limités. Et, moi, quelqu’un qui joue avec des moyens limités avec des œuvres à sa portée, aucun problème, évidemment.

 

 

 

« Le défi musical, j’aime beaucoup aussi »

 

Ce que tu dénonces sans le dénoncer, ce sont certains pianistes reconnus qui ne sont pas à la hauteur de…
Non, je ne dénonce rien ni personne. Je constate des faits. Et, encore une fois, on retrouve ça au récital comme en concours. Un candidat qui opte pour la Toccata de Ravel et qui la balance à la perfection, ça veut dire quelque chose sur ce qu’il vaut, évidemment. Le suivant, quand il arrive avec des préludes et fugues et un petit Debussy, ça risque d’être un peu juste pour lui. C’est pas une histoire de compositeurs, c’est une histoire d’adéquation entre un programme et un instant. Si tu dois prouver ce que tu vaux pour aller chercher un prix, il faut clairement des partitions plus épicées pour marquer le jury en l’impressionnant.

Comme on est dans un entretien sur la musique classique, on ne parlera pas de sortir ses cojones, évidemment. Toutefois, toi-même, aujourd’hui, en récital, tu aimes à envoyer du pâté de façon inattendue. Par exemple, à France-Amériques, tu as glissé les démoniaques Réminiscences de Norma dans un récital Chopin…
Ça, je le fais parce que j’aime le défi. Quand tu joues des trucs comme ça, t’as intérêt à être sacrément à la hauteur ! Mais, après les concerts où j’ai glissé un défi technique, je ne pense pas tellement à ce que j’ai bien passé. Je pense plutôt des trucs comme : « Je suis content de mon Schubert du début, j’étais à l’aise sur le piano, j’ai timbré comme j’ai voulu, j’avais un bon son, j’ai hâte de le réécouter… » D’autant que le plus difficile, c’est pas toujours ce qui a l’air le plus difficile.

En quel sens ?
La Fantaisie de Chopin que je joue en ce moment, c’est l’une des œuvres les plus difficiles que j’ai jouées sur scène de toute ma vie, par exemple. Techniquement, c’est horrible. Globalement, c’est ingrat. En plus, on tourne en rond, ce qui est très périlleux pour la mémoire. Le passage central est super long… et y a même pas une fin à bravo ! Tout le contraire de la Polonaise héroïque.

À la différence que la Polonaise héroïque est beaucoup jouée.
Oui, alors, là, c’est pas un mal parce que, pour te distinguer, tu dois aller chercher un niveau de réalisation supérieur. Le défi n’est pas que technique, il devient surtout musical, et j’aime beaucoup, beaucoup ça aussi !

 

 

 

À suivre…


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