Tristan Pfaff – Le grand entretien – 2
Il vient de publier un disque étonnamment personnel égrenant les valses de Chopin qu’il considère comme les plus authentiques. Pour nous, Tristan Pfaff accepte d’interroger la spécificité plurielle du travail de pianiste qui l’anime. Certes, superstar lors des récitals ; certes, maître vénéré lors des jurys où il co-décide du sort de jeunes musiciens (on y reviendra) ; mais aussi partenaire de musiciens de chambre et d’artistes lyriques à l’aura mondiale. Toujours avec le maître-mot de cet entretien : la sincérité.
2.
Être pianiste aujourd’hui
Dans le premier épisode, nous nous sommes demandé pourquoi enregistrer Chopin aujourd’hui. Si tu le veux bien, allons plus loin et demandons-nous à présent pourquoi enregistrer un disque, aujourd’hui, et comment construis-tu ta discographie, entre diversité des répertoires et cohérence artistique ?
Demander à un artiste qui vient d’enregistrer un disque si ça a du sens, c’est s’exposer à la seule réponse qui s’impose : je sais pas. Enfin, pour moi, oui, ça a du sens.
- Ça m’inscrit dans une discographie pavée par des génies ;
- ça laisse un témoignage d’une époque ; et, plus tard,
- ça racontera ce que je faisais et ce que j’avais envie de faire.
Mais j’avoue ne pas avoir d’idée philosophique, mystique ou d’une grande profondeur sur ce sujet, donc je préfère te dire que je ne sais pas.
« C’est très rassurant d’être sincère »
Est-ce que tu tenais particulièrement à l’aspect matériel, physique, du disque qui, parfois, est conçu par certains de tes collègues comme une amorce à récital ou comme une occasion donnée aux spectateurs de te laisser un pourboire à la sortie du concert ?
Que ma version des valses de Chopin soit diffusée en disque ou sur les sites de streaming, cela m’est un peu égal du moment qu’elle est diffusée ! Moi-même, j’aime les disques physiques, mais je ne m’interdis pas d’écouter en ligne. L’inconvénient des écoutes en ligne, évidemment, c’est que tu n’as pas le petit mot de celui qui t’a offert le récital, la dédicace de l’artiste et la pochette qui va bien. Contrairement à beaucoup de gens, si l’on en croit les observateurs autorisés, j’ai encore de quoi écouter des disques chez moi. J’ai même pas mal de disques, acquis avant Internet, quand on arrêté d’écouter des K7 pour se mettre aux CD, et je n’ai pas du tout l’intention de m’en séparer !
Publier un disque, c’est s’intégrer à l’histoire du disque mais c’est aussi construire sa carrière. Comment t’en préoccupes-tu ?
Pas dans ces termes, en tout cas. Par exemple, mon disque consacré à Karol Beffa, ça s’est décidé au Festival des forêts, il y a dix ans. Karol était le compositeur invité de cette édition. On m’a proposé d’y jouer l’intégrale des Études. J’ai aussitôt accepté car je connais sa musique et je le connais un peu (on s’est croisé au conservatoire il y a trrrrrès longtemps !). Donc j’ai joué l’intégrale, et c’est après que je me suis dit : « Tant qu’à monter un tel répertoire, que le compositeur a pris la peine d’affiner, ce serait bien de le fixer… »
Mais ça ne s’est pas fait dans la foulée.
Non, c’est resté à l’état d’idée, comme ça, et ça a fini par se concrétiser. C’est pour te dire qu’il n’y a pas de calcul. Je ne me dis jamais : « Tiens, je vais jouer ça parce que ça me permettra d’avoir ci ou ça. » Regarde, quand je joue les Tableaux d’enfance, des pièces que, pour la plupart, n’importe quel pianiste du dimanche peut jouer, je ne vois pas très bien ce qu’il y a à calculer !
Vu l’investissement qu’exige un enregistrement, permets-moi de douter que tu t’y colles gratuitement…
Qui t’a parlé de gratuité ? Je te parle de sincérité, là ! Pour moi, c’est très rassurant, d’être sincère. Quand je suis sincère, je sais que je ne fais pas fausse route. Écoute Wilhelm Kempf et trouve-moi le moment où il n’est pas sincère, où il mignardise ou s’autorise un effet de manche. Tu peux chercher, tu n’en trouveras pas. Sa sincérité de tous les instants, c’est l’idéal artistique ultime.
« La voix me fascine »
À côté de cet élan sincère, n’y a-t-il pas chez toi également un souci de ne pas te mono-spécialiser dans un compositeur ou un style d’écriture ? Par exemple, tu as publié un disque Liszt, on aurait pu s’attendre à ce que tu creuses ce sillon…
Si un jour, je suis considéré comme un spécialiste de Liszt, de Schubert ou de Chopin, je serai très honoré, mais je ne revendique pas du tout ce titre. Je ne cherche pas à être spécialiste de quoi ou de qui que ce soit. Je ne juge pas du tout les collègues monomaniaques, mais j’ai autant envie de jouer Schubert que Kabalevski ou Chopin. De sorte que mon choix ne peut pas être de me spécialiser dans un seul répertoire. L’horizon musical est large, et j’ai l’intention d’en profiter !
Malgré tout, on trouve dans ta discographie ce que de bons communicants appelleraient « une unité dans la diversité ».
Tu veux dire qu’on n’y trouve pas certains types d’œuvres ? C’est sûr, il y a des espaces musicaux qui ne m’intéressent pas du tout. Par exemple, j’ai enregistré Karol Beffa, mais il y a des branches du contemporain que je n’aborderai jamais. D’autres aspects de la composition récente m’intéressent beaucoup. Ce n’est donc pas une critique mais un choix !
Tu as aussi fait le choix de « la diversité dans l’unité » à travers la façon dont tu déploies tes activités de pianiste. Tu es concertiste, homme de disques, membre de jurys… Comment appréhendes-tu cette activité de slasheur, souvent consubstantielle à l’état de musicien ?
Parlons déjà des concerts.
Il est vrai que le slash commence dans la polymorphie du « concert »…
Pour moi, il n’y a aucune différence entre préparer un concert de musique de chambre, un concert avec orchestre ou un récital en solo. J’ai le même rapport à l’œuvre et à la scène. Je me laisse guider par les opportunités. Par exemple, pour la musique de chambre, on rencontre des gens, on se dit : « Tiens, ce serait sympa si on faisait ça », et on essaye de s’organiser ou de saisir l’occasion – souvent les deux – afin de concrétiser cette envie. Ou alors, on m’informe que l’on a pensé à moi pour jouer avec Untel ou Unetelle. Par exemple, il y a une dizaine d’années, je joue dans un festival et on vient me voir pour accompagner des chanteurs. Sans hésiter, je refuse.
Pourquoi ?
Par honnêteté. Je ne l’ai jamais fait. Je ne suis pas chef de chant. Je n’ai pas étudié ce domaine. Je ne connais pas le répertoire. Je n’ai aucune expérience avec les artistes lyriques. Beaucoup de pianistes sont plus qualifiés que moi. Mon interlocuteur insiste et m’assure que ça va matcher. Donc je le fais. J’ai la chance de jouer avec des artistes de grande qualité. Ça se passe bien, et je me rends compte que je n’ai plus envie de me passer de ce répertoire magnifique. Je crois que, désormais, j’ai plus de plaisir à accompagner des chanteurs qu’à jouer de la musique de chambre. Bon, il faudrait vérifier parce que j’adooore aussi la musique de chambre, n’exagérons pas ! Cependant, la voix, me fascine.
« Bien interpréter exige d’abord un peu de lucidité »
Avec les chefs d’orchestre (et encore !), les chanteurs lyriques sont les seuls musiciens sans instrument…
Ça, c’est spectaculaire. Avec un piano ou la plupart des instruments, à force de travailler, 99,9 % des gens arriveront à un résultat satisfaisant, fût-il médiocre ; un chef, bon, même s’il agite les bras à tort et à travers, si l’orchestre est bon, les gars vont pas se mettre à jouer tous faux en partant n’importe quand, c’est pas vrai ; mais un chanteur ! Non seulement il doit travailler énormément, mais il doit posséder une grâce particulière pour que la Providence ait choisi de t’accorder cette voix et l’énergie pour la faire fructifier. C’est très particulier. Donc ça me touche énormément.
Tu le montres au Printemps musical, le festival de La-Roche-sur-Yon dont tu es directeur artistique…
Pourquoi me priver et priver le public, sans jeu de mots ? Oui, il y a du chant à toutes les éditions !
Tu n’as pas l’intention de t’arrêter là.
Oh, non ! Ça fait dix ans que ça dure, et j’adore ça. J’ai donné pas mal de concerts avec Karine Deshayes, par exemple, dans des endroits à la hauteur de Karine, comme la Monnaie ou Tchaïkovski. C’est magique !
Donc tu te sens enfin légitime pour accompagner les pointures de l’art lyrique.
Hum, oui et non. Pas encore tout à fait, mais j’ai appris à modérer ma modestie teintée de prudence. En effet, je me suis aperçu que, quand tu sais jouer, tu comprends rapidement ce qu’il y a à savoir en plus pour accompagner. Tu n’as pas besoin de parler italien ou allemand pour comprendre qu’il faut respirer à tel endroit – au besoin, la chanteuse te le dit une fois, tu le notes et l’affaire est réglée. En vrai, avec des acolytes d’un tel calibre, inutile d’être un spécialiste de l’accompagnement. C’est un travail formidable. En plus, il m’aide dans ma pratique solo car, par exemple, j’entends mieux pourquoi Chopin disait à ses élèves que, quand on est au piano, il faut chanter. Les trilles, par exemple, le but n’est pas de les jouer le plus vite possible. Mieux vaut les laisser chanter comme on chantait au dix-huitième français. C’est ça, la référence de Chopin.
Néanmoins, la vitesse n’est-elle pas devenue un critère majeur d’évaluation d’une interprétation ?
Pas tant que ça. Aujourd’hui, il est de bon ton de dire que tout le monde joue très vite grâce à une technique « monstrueuse ». Tu parles ! En réalité, tu trouves beaucoup de musiciens qui ont une vague sensibilité musicale mais une technique très faible quand il faut envoyer. Arrêtons d’avoir peur de la vitesse en soi. Combien de pseudo connaisseurs, souvent mis face à leurs propres limites, s’effarouchent sur les réseaux sociaux en dénonçant des interprétations horrrrrriblement trop rapides. Or, toutes proportions gardées, la vitesse n’est pas une question en soi. La question est : est-elle adaptée à ce que tu as à dire – et as-tu les moyens de tes ambitions ? Au premier chef, une belle interprétation exige pas mal de lucidité de la part des musiciens, amateurs ou professionnels, qui commence par la question de base : suis-je au niveau ?
À suivre…
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