Tristan Pfaff – Le grand entretien – 1
À l’occasion de la parution de son nouveau disque consacré aux valses de Frédéric Chopin, Tristan Pfaff nous a accordé un grand entretien pour explorer avec nous ce qui se cache dans la tête de celui que beaucoup considèrent comme l’un des jeunes pianistes virtuoses qui comptent. Perception de son rôle d’artiste, vision de la pratique musicale, ventilation des différents possibles offerts à un musicien, gestion du rapport avec les publics et quête personnelle donc spirituelle sont quelques-unes des pistes qui seront explorées au long de cette nouvelle saga qui commence maintenant !
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
Merci de m’accorder ce grand entretien, Tristan, d’autant que tu sembles un peu te méfier de la sauce à laquelle tu vas être mangé !
Non, je ne me « méfie » pas ! En tout cas, je ne me retrouve pas complètement dans ce mot. C’est juste que j’ai compris comment ça fonctionne, une interview…
Diantre ! Et ça fonctionne comment ?
J’ai souvent l’impression que, peu importe la question qui t’est posée, on attend de toi que tu parles.
J’espère en effet que tu vas te mettre à table, je l’avoue…
Ça peut paraître bête, mais j’ai découvert cette sorte d’obligation de parler grâce à la radio. Quand j’habitais Enghien, j’assistais un type qui faisait une émission depuis des décennies ; et c’est là que j’ai compris le truc. La règle, c’est de se lancer, et tant pis si tu n’es pas aussi inspiré que tu l’espérais, du moment que tu parles…
« Je n’ai pas l’intention d’esquiver le grand répertoire »
Tu as donc commencé les interviews du côté de l’interviouveur.
J’en ai fait un p’tit peu pendant un an et demi. Et ça se cumulait avec une expérience précédente : j’avais fait de l’impro théâtre. Bon, j’étais largement le plus mauvais du groupe – dedans, y avait quand même des gens comme Camille Lelouche, alors complètement inconnue. Ceux d’entre nous qui faisaient réellement du théâtre étaient très forts, surtout pour incarner des personnages, leur inventer des caractéristiques, des accents… Je n’ai jamais été capable de faire ça ! À la base, je venais en auditeur, mais on m’a poussé à rejoindre la bande.
Tu t’es fait prier ?
Pour être honnête, j’avais à la fois envie et un peu de… oui, un peu de timidité. Je suis un homme de scène, mais pas de théâtre. La suite a prouvé que j’avais raison de me méfier : je n’étais pas bon, mais j’aimais bien ça. J’aime toujours ça. J’aime vraiment l’impro. Peut-être suis-je un jazzman qui s’ignore !
Tu es aussi un interprète que l’on n’ignore pas. Tu viens de graver un disque regroupant les valses de Chopin, c’est le prétexte de cet entretien. Comment t’es-tu décidé à tenter à ton tour cette aventure ? J’imagine que c’est le contraire de quelque chose qui s’improvise !
Enregistrer les valses de Chopin, ça me démangeait depuis des années, mais il y avait toujours cette petite voix qui me disait : « Non, tu vas pas faire ça, il existe déjà des millions de versions ! Et puis tu n’as pas assez joué ces œuvres en concert… Et puis ce sera sans doute mieux de le faire plus tard… » Mais j’y pensais quand même. Concrètement. Jusqu’au jour où j’ai répondu à la voix : « Et pourquoi je le ferais pas ? Après tout, j’attends quoi ? J’ai peur de qui, de quel jugement ? Quel est le problème ? Y en a pas. Alors, on y va ! »
C’était quand même une mini révolution car, comme beaucoup de jeunes pianistes, tu t’étais jusque-là surtout intéressé à des compositeurs moins fréquentés…
J’adore aller chercher des répertoires un peu plus marginaux, les compositeurs dits « de niche », mais je ne veux pas me « cornériser » en ne jouant que des pièces inconnues ou des compositeurs mystérieux. Je n’ai pas l’intention d’esquiver le grand répertoire. En réalité, je n’ai pas de stratégie discographique très poussée. Je veux faire les choses avec sincérité. Autrement dit, je ne dois pas – je ne peux pas – me dérober. Je dois jouer ce que j’ai envie de jouer.
« Sur scène, il faut rester émerveillé par ce que l’on joue »
Avant ce disque, quelle place tenait Chopin, dans ton répertoire ?
J’ai eu un coup de cœur pour les valses, mais pas depuis toujours. J’ai été conquis en écoutant Alfred Cortot et les pianistes anciens en général. J’avais entendu comme tout le monde Arthur Rubinstein jouer ce corpus, ça ne m’avait pas bouleversé. C’est bizarre parce que, souvent, les premières versions que l’on entend des grandes œuvres marquent et émeuvent. Là, c’est le contraire. J’ai été marqué au fer rouge par des pianistes que j’ai découverts a posteriori comme Raoul Koczalski , Sergueï Rachmaninov, Vladimir Horowitz ou des élèves de Liszt, même Ignacy Paderewski, dans un autre genre. J’aime bien cette aura d’ancienneté. C’est elle qui m’a parlé. J’avais été extrêmement déçu par des versions modernes. J’avais trouvé certaines d’entre elles très scolaires, paradoxalement moins modernes que les anciennes !
Tu as eu l’impression qu’il y avait un manque à combler…
Non, je ne dirai pas ça du tout. D’une part parce que ce serait stupidement prétentieux, d’autre part parce que je n’ai pas abordé la question sous cet angle. J’étais plutôt sous l’angle de la séduction. Certaines versions m’ont convaincu que l’œuvre était génial. D’autres moins.
Par exemple ?
Dino Lupatti, je mets sa version tout en haut de la discographie parce que c’est remarquable, c’est technique, c’est fin, c’est pensé, mais ça ne me touche pas.
Donc, si je te suis bien, enregistrer les valses, pour toi, c’était l’occasion de redonner à entendre le Chopin qui te parle.
Oui. Je voulais montrer que l’on peut jouer Chopin aujourd’hui sans en faire des tonnes, sans oublier la noblesse, sans omettre la finesse, et en se dispensant de grands débats censés habiller l’affaire. Rien que le texte, c’est déjà beaucoup. J’entends parfois des versions qui seraient éliminatoires dès le premier tour d’un concours d’entrée au conservatoire. Moi, ce qui me motive, c’est de réintroduire le son et le souffle qui m’émeuvent dans les valses… et que je n’entends guère voire pas du tout.
Ton interprétation prend donc un double contrepied : celui d’une exécution scolaire, rêche à force d’être guindée, et celui d’une interprétation surromantisée, presque obscène à force d’être auto-émue. Une option plus libre, en somme, qui contribue à cette impression d’improvisation – décidément ! – que tu donnes parfois, sur scène…
Moi, improviser sur scène ? Hum, peut-être, mais dans un sens très particulier. Évidemment, je n’invente rien quand je joue Chopin. Néanmoins, il ne faut pas oublier que, quand on joue Chopin, on sait ce qui va arriver. On connaît toutes les merveilles qui s’apprêtent à surgir à longueur de mesures. Pourtant, il faut les jouer comme si c’était la première fois qu’on les jouait ; et, à chaque récital, ça doit nous bouleverser. Sur scène, il ne faut pas oublier d’être émerveillé par la musique que l’on joue.
« Je veux vraiment être dans la sincérité »
Est-ce plus difficile de « jouer comme si c’était la première fois » quand, comble de l’invraisemblance on joue des tubes de la musique comme les valses de Chopin ?
C’est particulier. Quand on est sur scène, on prend conscience de l’impact de la musique. Il nous faut associer l’effet wow de la première fois et la force que prend une pièce quand des gens qui l’ont en entendue mille fois la découvrent en vrai.
Un peu comme une vedette quand on découvre qu’elle n’est pas qu’en papier glacé et en pixels mais qu’elle est de chair et d’os devant toi…
C’est une expérience quantique ! On est à la fois dans un rituel que l’on a vécu un milliard de fois. Au moment du amen collectif, une vibration se fait ressentir. Elle est presque palpable. On communie ensemble, et quelque chose advient. Fédère. Connecte. Cette puissance, on ne l’éprouve pas quand on crée une œuvre ou qu’on joue une pièce que personne ne connaît. L’attrait de la nouveauté, l’effet de curiosité, rien, en réalité, ne remplace la force qui se dégage quand, ensemble, on connaît, on sait ce qui va arriver, on tremble parfois que le chanteur n’arrive pas à tenir sa note et, quand il l’a tenue, le bougre, on a envie de crier BRAVO à tue-tête !
Le problème des valses de Chopin, c’est que la plupart sont des tubes dont tes auditeurs connaissent a minima le début, la mélodie et parfois la fin. En graver l’intégrale, n’est-ce pas risquer de dissoudre la puissance fédératrice de chaque œuvre ?
Je me souviens d’une interview d’Horowitz où il disait : « Personne n’a envie d’écouter une intégrale, c’est ennuyeux, voilà pourquoi je n’en fais jamais. » Il a tenu parole et, moi, j’ai pensé qu’il avait raison. Je suis le premier à n’avoir pas forcément envie de tout écouter.
Tu as enregistré plusieurs intégrales, et donc viré ta cuti…
Pour le disque, oui. Pas pour le concert. Jamais je ne jouerais quatorze ou dix-sept valses d’affilée.
Qu’est-ce qui rend le projet de disque différent ?
On n’est pas obligé de tout écouter d’un coup. On peut choisir. Et, égoïstement, je dois reconnaître que je les aime toutes. Je ne pourrais pas graver une intégrale où je devrais enregistrer une pièce qui ne m’inspire pas des masses. Je veux vraiment être dans la sincérité.
« Enregistrer, c’est aussi enregistrer son histoire »
C’est le même discours que tu as tenu pour les douze études de Karol Beffa.
Parce que c’est la même réalité. Je les aime vraiment toutes.
Pour les valses de Chopin, la notion d’intégrale est plus souple que pour les sonates de Beethoven. Comment as-tu choisi entre en mettre 14, 17 ou 19 ?
Quatorze, c’est trop juste pour remplir un CD. Ça ne tient pas l’heure. La question se posait donc entre dix-sept et dix-neuf. Or, j’aime moins les 18 et 19. De plus, la 18 n’est pas du tout authentique ; et la 19 est authentique, mais ce n’est pas une valse. C’est plutôt une mazurka. Même la dix-septième est un peu ambiguë… Mais, bon, j’ai tranché en fonction de ce qu’il me paraissait juste et pertinent de jouer. Donc j’ai pris les dix-sept que j’aime, et je crois qu’il n’y a pas plus de débat que ça.
Ah, si, débat il y a. Quid du piano ? Comment as-tu choisi ton instrument, et en quoi reflète-t-il tes choix d’interprétation ?
J’ai dit à l’ingé son d’Ad vitam, ma maison de disques, que j’avais un lien particulier avec le son du passé, notamment le grain des enregistrements de Rachmaninoff. Par conséquent, je ne voulais pas une prise de son comme si j’étais dans une immense salle de concert et pas avec un piano qui claque. On a opté pour un Steinway des années 1970 et pour un halo un peu rétro… jusque sur la pochette ! Quand tu enregistres, tu enregistres une œuvre et un peu ton histoire aussi. C’est ça qu’il s’est passé pour « mes » valses de Chopin.
À suivre…
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