Tristan Pfaff joue Chopin à France-Amériques, 12 juin 2023 – 3
Une heure avec le piano de Tristan Pfaff et les valses de Frédéric Chopin, tel était le projet du récital donné le 12 juin 2023. Alternance oblige, après avoir rendu compte ici des deux premiers morceaux qui n’étaient pas des valses, puis là des valses qui ont suivi, nous voici au mitan du récital avec l’inattendu. En effet, voici que s’avance « Casta diva », donc l’incipit ou presque de Norma de Vincenzo Bellini, transcrit pour la main gauche par Adolfo Fumagalli. Cette hymne pacifiste adressée à une « pure déesse » garde le cap du ternaire qui charpente l’essentiel du concert. Son interprétation offre trois plaisirs au spectateur :
- la variété assurée par cette foucade bellinienne au cœur d’un programme chopinien ;
- les retrouvailles avec un tube que chacun peut fredonner (dans sa tête, merci) ; et
- la performance technique d’une transcription pour un demi-pianiste (basta de snobisme, on vient aussi au récital pour l’effet wow du « mais comment il fait pour jouer ça ? », où flotte, derrière le plaisir visuel, un rempart rassurant à la jalousie puisque l’on constate que, OK, si c’est le type en frac qui est au piano et pas nous, c’est pas juste qu’il a eu de la chance, c’est qu’on n’a pas tout à fait son niveau même si, et l’on ne dit point cela pour se vanter, fi, on a plus ou moins fini la méthode Rose et le premier volume des « Classiques favoris » dans notre jeune âge).
Pour notre part, d’où nous sommes assis, point de visu sur le clavier. Nous avons donc peut-être manière de chance de louper l’aspect circassien de la chose (pour le retrouver sur la vidéo infra, aller directement à 0’32). Cette posture enlève quelques paillettes dans nos yeux, certes, mais nous oblige à nous concentrer sur la musique. Loin du drame biographique bellinien bien connu, qui veut que le compositeur ait écrit l’œuvre originale pour impressionner la jeune fiancée qui était son élève et dont il eût voulu faire sa nana, Tristan Pfaff s’intéresse à la dimension transcendantale de l’air. Son interprétation associe
- mystère (une prêtresse s’adresse à une déesse),
- gravité (la paix du monde se joue dans cette supplique) et
- vocalité (c’est le premier grand air de l’opéra, il faut que ça envoie du souffle, de l’émotion et de la musicalité).
En dépit de la difficulté technique, insensible à celui qui écoute sans voir, l’air pour la main gauche resplendit grâce à la spécificité de la transcription. En effet, celle-ci rapproche sans les confondre accompagnement et ligne mélodique dans une seule main. Ainsi, le défi pianistique devient pari musical et, sans surprise mais avec un talent à nouveau éclatant, Tristan Pfaff le relève haut la main (gauche).
L’incartade achevée, le soliste revient à Frédéric Chopin avec les trois valses opus 64. La valse minute court, s’entortille et se déploie avec une tonicité séduisante. La suivante contraste en cumulant judicieusement
- retenue sans maniérisme,
- liberté sans extravagance et
- extraordinaire limpidité des traits digitaux.
La boîte à musique de la troisième valse émoustille
- grâce à une pulsation efficace et discrète,
- grâce à une mise en place fouillée des accents rythmiques et
- grâce à la manière pfaffique, et hop, de rendre évidentes, presque intimes, les modulations charmeuses.
La vieille familiarité du jeune musicien avec le texte lui permet de faire passer la fidélité à la partition pour une improvisation perpétuelle. C’est rafraîchissant, et cela évente tout risque de réduire les golden hits à de la musique pour croisiéristes du troisième âge voire pire, cherchant parmi les ancêtres qui les jouxtent le visage d’Ève Ruggieri – activité parfaite pour s’occuper l’esprit avant le bal du capitaine qui suivra le mini-concert de la fin d’après-midi (« tu es sûr que tu as pris tes boutons de manchette, Jean-Patrick ? »).
Dans le salon de France-Amériques où se tient le récital, l’esprit est un p’tit peu plus vif voire vigoureux. Pour preuve, deux coups de canon attendent les spectateurs avant la fin du programme. La grande valse opus 42 s’avance la première. Son exécution témoigne à la fois de la haute technicité et de la grande résistance à l’effort du pianiste à ce stade du concert.
- Ivresse de la vivacité,
- sapidité de la mélodie filante,
- gourmandise élégante des accords roboratifs et des breaks menés avec science pour dynamiser l’écoute
enchantent l’oreille, le cœur et, sans doute, pour ceux qui en ont une, bravo à eux, l’âme.
D’autant que, derrière ce premier monument, se profile une autre énormité : la polonaise héroïque opus 53. Comme on le pouvait espérer, ça part fort, ça part tonique, ça part solide. Nulle trace de verveine décaféinée dans ce schnaps propice à la libre ébriété ! Pourtant, une dernière fois, le pianiste joue les fines mouches. Après avoir capté les auditeurs par l’orgasme indépassable du « mais j’connais, c’truc ! »,
- il n’hésite point à creuser l’expressivité du spectre des fortissimi, par-delà l’effet ébouriffant de la pluie harmonieuse de décibels et d’énergie ;
- il accentue la variété des atmosphères que le compositeur a hâtivement décrites sous le vocable « héroïque » ; et
- il déploie un éventail riche
- de contrastes thymiques,
- de mutations (cet art du crescendo !),
- de passages dans la brume préparant à l’orage, et
- d’éclats fulminatoires (et pourquoi pas ?) dont l’interprète lie la brutalité à l’émotion.
Un bis aquatique d’Henri Barda, une dernière valse pour la route, et Tristan Pfaff prend congé – non sans se rendre ensuite disponible à ses publics variés : le métier de musicien ne s’arrête pas une fois la dernière note posée. Un moment impressionnant, revigorant et solaire. Pour suivre le musicien :
- prochain récital parisien en compagnie le 7 février 2024 à Gaveau (réservations ici) ;
- disque des valses disponible par ex. là.