Tristan Pfaff joue Chopin à France-Amériques, 12 juin 2023 – 1
L’affaire est a priori dans le sac.
- Cadre magnifique,
- programme de gala,
- interprète exceptionnel…
On arrive en confiance au récital parisien de Tristan Pfaff. Las, inutile de piaffer d’impatience quand ça commence, car, même quand ça commence, ça ne commence pas tout à fait. Après un premier blablabla incompréhensible pour les non-initiés, il faut encore se farcir, le terme est faible et fiable, un discours de présentation dont l’auteur, une huile autochtone, a oublié quelques règles de bienséance – parmi elles, citons-en trois :
- limiter les palabres est bienvenu (c’est pas toi qu’on est venus écouter, bonhomme, abrège),
- museler sa fatuité n’est jamais superfétatoire (le fait d’être sans doute une personnalité locale n’oblige pas d’étaler son auto-admiration pour son propre savoir moyennement appétissant sur des kilomètres de tartines), et
- il est sport et toute cette sorte de choses de ne pas prendre en otage le public en espérant l’éblouir par
- une culture moins mathématique que prévue (« Chopin, comme nous le savons tous, est mort à 39 ans… non, à 49… non, à 39, etc. »),
- la précision d’une science musicologique pas forcément palpitante (« alors, là, vous allez voir, cette valse est un morceau très connu », « la valse de l’adieu est un très, très grand tube »), et
- l’abondance inépuisable d’un verbe souvent fautif (« la valse-minute rend hommage au chien de Chopin », non : il se réfère aux rondes du canidé de George Sand) censé tenir lieu de verve.
En jetant un œil au présent post, on pourra juger que c’est la charité qui se gausse de l’hôpital. C’est exact, le compte-rendu qui a commencé est et sera super long… sauf que personne n’est obligé de le lire s’il veut profiter d’un récital de Tristan Pfaff. Cette différence fait toute la différence.
In situ, trépignant sur notre chaise, nous nous demandons si ce n’est pas pour ce genre d’importunisme – et hop, un néologisme, un – qu’a été conçu le mot « impatientant ». Pour nous distraire, nous tâchons de nous concentrer sur
- les ors,
- les moulures et
- la lumière
qui illuminent le salon où, un jour, plaise à Dieu, si l’orateur accepte de briser là, se produira Tristan Pfaff autour d’un programme qui s’annonce spectaculaire. Il s’agira d’une promenade dans l’œuvre de Frédéric Chopin
- associant aux golden hits la fantaisie op. 49,
- proposant miniatures efficaces et pièce ou ensembles plus déployés, et
- glissant au mitan de ce répertoire techniquement redoutable une vacherie pour le pianiste – une transcription de « Casta diva »… pour la main gauche.
De quoi mettre en appétit
- les passionnés d’émotion musicale,
- les chopinôlatres valsovores et
- les amateurs de virtuosité circassienne dont l’artiste, à l’instar d’Arcadi Volodos, maîtrise trop bien les codes pour s’en contenter.
Tristan Pfaff est l’un des jeunes magiciens du piano dont pourrait s’enorgueillir la France si Pharaon Ier de la Pensée complexe et ses sbires ne plaçaient pas plutôt le curseur culturel du côté d’Aya Nakamura et des T-shirts en résille sur des peaux luisantes que du côté d’une musique qui, pour être savante, n’en est pas moins capable et coupable de faire vibrer ses auditeurs (avec, à quelques exceptions près, admettons-le un chouïa moins de vulgarité obscène et décérébrée). Le pianiste vient d’enregistrer les valses de Chopin, c’est donc logiquement sur le deuxième nocturne op. 9 qu’il entame son récital. Logiquement, car
- le rythme ternaire du morceau l’apparente à une valse ;
- l’appellation générique n’est pas toujours, chez Chopin, opposition (maints nocturnes s’apparentent à des valses, et vice et versa, comme le rappelait ici même Yves Henry ce tout tantôt) ; (grand) et car
- les valses ne sont pas un corpus pensé par le compositeur comme une totalité à prendre en bloc mais comme une série d’unités composées au fil du temps, au côté d’autres œuvres.
Dès lors, le nocturne-valse apparaît comme un péristyle malin, qui chatoie d’autant plus que le pianiste fait son miel de sa simplicité. Le discours mélodique est d’une grande clarté. Phrasé et articulation de la main droite reposent sur la discrétion vigilante de la main gauche. À cette première caractéristique pfaffienne s’ajoute une seconde. L’attention au rythme qui l’amène à privilégier la souplesse à la fluidité. Tout semble à la fois évident et pensé :
- le tempo,
- les effets d’attente et
- le rythme pointé qui accentue la retenue comme pour mieux libérer le flux qui suit.
La fantaisie opus 49 est le gros morceau qui suit. Elle contraste par
- sa durée trois fois supérieure au premier,
- son architecture tarabiscotée et
- sa fringale insatiable de modulations.
En amateur de MMA, Tristan Pfaff n’est pas du genre à en rajouter avant la confrontation. Le trash talk ne l’inspire pas. Seul le face-à-face avec ce qui est à la fois l’adversaire et le partenaire du show – la partition, donc – semble le porter. Aussi évite-t-il d’emblée la surdramatisation qui accompagne souvent l’introduction. À l’évidence, celui dont la juvénilité apparente lui vaut d’être frappé (aïe) ou taxé (c’est presque pas mieux, merci) du compliment gentil mais incroyablement réducteur de « jeune pianiste prometteur » renâcle à succomber devant le stabilotage intempestif ou le surtitrage envahissant. C’est une fantaisie, partant, il suit le compositeur dans son projet de fausse improvisation. Il faut des doigts, des poignets, une expérience pour maîtriser les difficultés de la pièces ? L’interprète les masque presque derrière ce que cette technique de foufou fait éclore :
- la beauté de la mélodie,
- le sex-appeak de la mélodie et
- la versatilité de l’humeur sans laquelle nous serions aussi bouleversants que des éléments de langage issus des milieux motorisés.
La fantaisie est une rhapsodie électrisée par ses cinq thèmes, son choral, ses réminiscences et sa coda ? Soit ! L’extraterrestre planté au clavier parvient à concilier
- le charme de la quête,
- la violence de la météo thymique enfermée dans la partition et
- la fermeté du guide qui vous entraîne à sa suite sans frémir, à travers
- variations,
- modulations et
- voltes multiples.
Soucieux de clarté, la créature a une astuce : il limite les nuances de son arsenal musical. Ainsi, il pose un point de vue qui, paradoxalement en apparence, avive les arêtes d’une partition grouillant
- d’idées,
- de fausses pistes et
- de mutations chromatiques.
Pas de coups de projecteur. Pas d’effets sarahbernhardtiques. Pas de mimiques mimi. En revanche,
- un art du toucher,
- une science du climat et
- une soumission de la virtuosité à la musicalité qui ne souffre point discussion.
Le résultat est triplement réussi : c’est à la fois impressionnant, audacieux et singulier. Olé !
À suivre…