Tristan Pfaff & friends, Salle Gaveau, 7 février 2024 – 1/4
« Dans la musique, j’aime deux choses, expliquait feu Dio, chanteur de metal de son état : la musique et la camaraderie. » Sans doute Tristan Pfaff n’aurait-il point expliqué autrement son désir de transformer son récital à Gaveau par une scène partagée avec la soprano Erminie Blondel, la mezzo Marie Gautrot, le baryton Laurent Arcaro, le violoniste Alexis Cardenas et la violoncelliste Julie Sevilla-Fraysse. Après un passage triomphal dans la salle pour célébrer ses trente ans (une aventure à rebondissements qu’il raconte ici), le voici de retour pour un programme copieux mêlant Chopin et Messager, Saint-Saëns et Szymanowki, Schubert/Liszt et Offenbach, etc. Sur la set-list, vingt titres, autant de façons d’être sur scène et de jouer du piano.
Néanmoins, soyons sérieux, l’affaire commence comme elle se doit par un double solo claquant d’emblée deux tubes de Franz (Schubert) remixés par Franz (Liszt). Ce pourrait être une astuce visant à se mettre le public dans sa poche, et pourquoi pas ? C’est ça, et c’est plus que ça. En quelques minutes, pas les plus ouvertement spectaculaires du répertoire, l’artiste happe le public dans son piano. Il y a un truc : il a trouvé le moyen de faire ressortir la mélodie par le toucher plus que par l’intensité du son. Autour de nous, les pauvres à 25 €, pas de programme (payant), donc les dames modernes s’affairent pour shazamer la Sérénade puis – si, si – l’Ave Maria (« je le savais », prétend la menteuse à sa copine). Pendant qu’elles s’affairent, l’interprète déploie trois autres capacités qui contribuent à forger sa patte :
- la capacité à faire sonner le clavier non comme un collectif de marteaux mais comme une palette de possibles ;
- la capacité à caractériser chaque registre avec une différenciation polyphonique saisissante ; et
- la capacité de rendre vibrant tel passage en particulier grâce à la magie cumulable
- du toucher,
- du phrasé et
- de l’agogique.
L’Ave Maria revêt une gravité particulière que l’interprète dédramatise et déploie simultanément en associant la rigueur motorique de l’accompagnement et la souplesse sporadique de tempo qui permet de faire respirer la musique – sans respiration, la musique n’est pas la musique, elle n’est qu’une série de notes. Pour un peu, l’on en oublierait presque que l’on est en terrain connu ; car, oubliant presque le savoir-faire nécessaire pour que sonne cette transcription, on se laisse porter par
- l’évidence de l’excellente technique,
- l’habileté des nuances piano et
- l’investissement du pianiste
qui, sans mimique, sans torsion du buste, sans effet de manche, bref, sans visibilisation de sa vie intérieure nous convainc que, par-delà la rengaine, se trame ici une histoire importante. Erminie Blondel et Marie Gautrot le rejoignent pour « Pleurs d’or » que Gabriel Fauré a tirés (à sa façon) de « Larmes » d’Albert Samain. Cette fois, le piano se coule dans le flot ternaire de croches qui enveloppe les larmes
- de la nature,
- du temps qui passe,
- de l’espoir un rien désespéré qui s’appelle foi,
- du cosmos allant du jour à la nuit et
- des amours, ces délices d’humains.
Une troisième vocaliste apparaît pour « Après un rêve » : voici Julie Sevilla-Fraysse et son violoncelle pour cet earworm un rien sali par Gautier Capuçon venu le jouer (sans bande-son enregistrée ni sponsoring de la Société générale, pour une fois) afin de fêter le cramage de Notre-Dame par un mythique mégot en s’assurant une petite promo des familles – tu parles d’un rêve… La mélodie originelle reprenait un texte de Romain Bussine où le narrateur ne peut que regretter les mensonges de la nuit. Julie Sevilla-Fraysse se débarrasse des mots avec brio, armée d’un vibrato sans pathos et d’un piano tant attentif que délicat dans les entrelacements ménagés par la partition.
De Jocelyn de Benjamin Godard, ne subsiste guère que la « Berceuse » dont le texte prolonge subtilement celui qui avait suscité « Après un rêve » (« Oh, ne t’éveille pas encor / Pour qu’un bel ange de ton rêve / (…) permette qu’il s’achève). Au duo violoncelle et piano s’associe donc Marie Gautrot. Certes, du fond et des hauteurs de la salle, les intentions se perçoivent davantage que ne se distinguent les mots. Toutefois, l’on devine une voix
- souple,
- ferme dans les graves et
- déliée dans l’aigu.
Quant à la reprise instrumentale au violoncelle, elle fait assaut de poésie non-verbale :
- attaques,
- vibrato et
- phrasé
sont tenus, pensés et pertinents.
Premier des Mythes op. 30, « La fontaine d’Aréthuse » de Karol Szymanowski se réfère aux Métamorphoses d’Ovide où le fleuve Alphée tombe croque dingue d’Aréthuse après qu’elle s’est baignée dans ses eaux – enough said, nous ne sommes pas ici pour jauger l’état mental des auteurs antiques, ce me semble. Signe d’un programme à la fois varié dans les formations requises et très cohérent dans sa conception, le rêve évoqué lors des précédents morceaux persiste et mute. Le voici mythe, désormais, et porté par une partition aussi redoutable que magnifique, avec
- rythme chaloupé,
- évidences troubles et
- magnétisme immédiat.
Le chromatisme, semblant mimer le désir qu’a Alphée d’agripper Aréthuse (pourquoi diable l’auditeur n’aurait-il point le droit à quelque fantasme érotique ?), structure un discours à la fois intense et vaporeux, mêlant
- le mystère des triples croches du piano,
- les perpétuelles mutations rythmiques
- (mesures,
- tempi,
- accents,
- mouvements contradictoires…) , et
- l’onirisme du violon d’Alexis Cardenas,
- mystique dans les suraigus,
- songeur dans les glissendi,
- ambigu dans les doubles cordes, et
- imprévisible dans ses attaques.
Sans être réductible au programme qu’elle assume cependant, la musique mime avec gourmandise l’insaisissabilité de la déesse par l’eau
- en faisant froufrouter le clapotis des trilles,
- en pêle-mêlant synchronisations puissantes et décalages subtils, et
- en se gobergeant des à-coups aléatoires de l’eau.
S’associent
- virtuosité,
- musicalité et
- complicité des deux partenaires.
Palpitant et délicieux.
À suivre !