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Voici, signé par le trio Toucher (le nom n’est pas explicité), associant Rémy Souvay, Reiri Taniguchi-Letourmy et Hiromi Maekawa, un double disque entre. Oui, un double disque entre. Ce sera ma captatio, voilà.
Double disque entre

  • tradition poétique et création musicale,
  • musique savante et chanson et mélodie,
  • miniatures (pièces d’environ 1’11 en moyenne, même si « Bien qu’il soit mon ami » se développe sur 3’20 et “Autant j’oublierai vite” fuse en vingt-quatre secondes) et long cours (deux disques de 80’ et 60’), voire
  • Japon et Suisse, par exemple.

 

 

Pour le définir, on peut néanmoins le décrire comme une série de cent poèmes compilés à Kyoto au treizième siècle, et mis en musique à 94 % par l’excellent guitariste Rémy Souvay (deux mélodies sont troussées par la pianiste Reiri Taniguchi-Letourmy, et quatre sont repiquées de mélodies françaises plus ou moins tradi, même si l’une aurait mérité un crédit, on y reviendra). Dès lors, les intérêts sont multiples. Proposons-en une tétralogie.
Premier intérêt, la variété des atmosphères, de la lamentation qui accompagne l’attente du chéri contre la lune de glace à l’adoration en pointillés de Bouddha, en passant par l’observation du cosmos, de la nature et, partout, du désir, de l’incommunicabilité et des errements sociabilisateurs – j’synthétise approximatif.
Deuxième intérêt, la concaténation, qui consiste à enchaîner des pièces ressortissant d’atmosphères distinctes  : ainsi l’« agitation vaine » de la barrière d’Ausaka s’enchaîne sur la mélodie richement harmonisée pour piano seul évoquant le bateau de pêcheurs, le guitariste se réservant le plaisir d’admirer les pupilles des filles avec effet stéréo d’une voix pour partie parlée. Plus loin, le duo piano-voix peut voguer sur la mer (76) avant de ruisseler dans « D’interminables chutes » qui précède les bâillements longtemps monodiques du « Cri de pluviers », etc. En bref, même si l’idée de cent miniatures peut effrayer le chaland, la réalité est que Rémy Souvay sait fomenter des rebonds qui permettent une écoute continue fort captivante. Oui, même quand l’écoute est surprise par le défi, comme dans la vidéo suivante.

 

 

Troisième intérêt du disque, le métissage des styles : se frottent, entre autres,

  • les codes de la variété pour nous tout sauf ostracisants (accompagnement du « Vieux pin millénaire », recours anti-classique au fade-out dans « De rochers en talus »…),
  • les modes japonisants (accords du piano sur « À montée des eaux », introduction de « La vie, peu m’importait », incipit de « J’aime ce petit vent », options de « La douce confusion »),
  • l’ambiance lounge des « confins de Kyoto »,
  • les contrastes internes des « Cheveux en désordre »,
  • le genre lied simple (« Mes larmes sont tombées »),
  • le bruitisme animal (« Comment imiter le coq »),
  • l’ambiance brésiliannisante alla Élisa Point de « Sous les stores baissés »,
  • le piano-bar (« N’ai-je fait que rêver » sur l’air de la « Claire fontaine »),
  • l’étrange tentation latino des « Sentiments ancrés »,
  • l’exploration alla Élise Caron, cette extraordinaire musicienne (« Au-delà des bambous », « J’ai attendu longtemps » pour voix et claves, « Les herbes apparues »), et
  • l’impressionnisme (douce confusion du vent frais, vent du matin quand « la lumière me blesse ») avec glissendi (« Mon regard fut piégé » où les harmonisations savantes l’emportent, ou « Le refuge où je suis » où la suggestivité estompe à dessein le propos).

 

 

L’ensemble ne renonce pas à une certaine préciosité (« Ma mémoire amoureuse ») ou à des soubresauts étranges (« Mon amour qu’on évente », avec percussion) dont l’insertion dans un ensemble accessible à tous renforce l’intérêt. En clair, même pour ceux qui ne connaissent rien à la musique japonaise (celle-ci est plutôt souvayique), et nous en sommes, les embardées plus expérimentales captent et avivent l’attention au lieu d’escagasser l’écoutant moyen. Pour animer cet intérêt vif au long des 140′, l’instrumentation est essentielle. Souvent, les instruments sont utilisés classiquement, qu’ils soient caresses, suggestions ou serviteurs de la mélodie ; parfois, un usage plus étrange surgit (cordes frottées ou sons étranges) ; puis des sons ou bruits attirent l’ouïe, laissant sciemment imaginer qu’il n’y aurait pas que guitare et piano (disque 1, piste 25 ou 32, par ex.). Venons-y…
Quatrième intérêt du disque, la tension entre continuité d’un trio et changements dans la continuité.
Parfois, le piano l’emporte.
Parfois, la guitare suffit à porter la voix pour contempler « les herbes merveilleuses » sous la première lune ou, sur des accords sans fioriture rythmique, pour pleurer « Sur les chemins de terre ».
Parfois, la voix se dédouble (« N’attendant de personne », en duo mais a capella) et mélodise autant qu’elle percussionne voire ronfle (« Votre avant-bras en appuie-tête ») pour nous inviter à la rejoindre « en Inaba », n’hésitant pas à s’associer à la voix d’un homme dans le cinquantième poème.

 

 

Parfois, la guitare suit la voix dans ses diversités comme dans l’espoir que, « peut-être au nouvel an / y verrons-nous assez ».
Parfois ça bruite au début (99) ou au début et à la fin (91).
Parfois, ça percussionne afin de « protéger le pays » (si seulement !), afin de faire rougir les érables tout autour de Nara (avec riff de guitare aux puissantes basses pour la reprise, 69), ou afin de cacher « désir et espoirs ».
Parfois, un instrument japonais se glisse (72).
Parfois, ça part en distribile comme pour vérifier si l’auditeur écoute ou pour lui donner envie d’écouter le second disque (entre coup de tam-tam et cliffhanger pour la moitié du bavardage de la cascade partiellement francophone du 55, dernier titre du premier disque à opposer au dernier du second faisant, en toute discrétion disparaître « les splendeurs du Palais ») – le plus étonnant : ça fonctionne fort bien !

 

 

Un livret étrange aiguise et tempère notre intérêt pour trois raisons.
Premièrement, il est allusif mais incomplet. Pourquoi ne pas citer l’ensemble des instruments et le rôle de chacun ?
Deuxièmement, il propose deux traductions en parallèle, en français et en anglais. L’une et l’autre n’ont rien à voir. L’absence d’explication à cette incohérence assumée est un brin irritante pour le plouc non nippophone. De même, pourquoi le guitariste signe-t-il la version francophone… et personne la version anglophone ?
Troisièmement, on aurait aimé ne pas rester que dans l’expectative relativement aux choix musicaux en général. Pour prendre un exemple concret, même si l’on apprécie la dissémination irrégulière des remix de mélodies jadis bien connues, laquelle dissémination surprend donc dynamise l’écoute au long cours, quelle est la signification des mélodies traditionnelles réutilisées ? Spécifiquement, deux questions :

  • pourquoi « V’là l’bon vent » sur le très bref « Autant j’oublierais vite » ? et
  • pourquoi ne pas avoir cité Francine Cockenpot comme compositrice du thème original du 86 ?

 

 

Ce disque séduira-t-il davantage les amateurs d’AMSR que de chanteuse à voix ? Il faut sans doute aimer les deux pour saluer l’interprétation remarquable de Hiromi Maekawa (ainsi désignée sur sa photographie, même si le générique officiel gomme son nom de famille). Toutefois, le disque intéressera plus généralement les amateurs de musique variée, réfléchie, intelligente et, osons le mot, questionneuse. On ne finira pas la recension de ce travail étonnant mais certainement pas réductible au stigmate supputé de “conceptuel” dans un monde où la première syllabe suffit à définir tant de productions, sans saluer le mastering de Jean-Pierre Bouquet, qui rend les cent finesses du double disque sans gommer les fins de titre parfois vivantes.
Grâce à lui est accessible, en version disque compact, le souci artistique du pétrissage sonore par-delà l’expression de la note (respirations, souffles, textures différentes comme dans « Le chant du rossignol »). Chapeau à tous, y compris au label – avec lequel nous sommes acoquiné, mais nous assumons entièrement nos propos – qui ose le pas de côté propice non point aux snobs mais aux curieux et aux défricheurs.

 

 


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