« Travailleur mais pauvre », Gilbert Cette (De Boeck Supérieur, 2024) – 2/2

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Première de couverture (détail)

 

Le projet est superbe et généreux. La seconde partie du livre de Gilbert Cette ne propose-t-elle pas de « lutter contre la pauvreté des travailleurs » ? De la part d’un enseignant business friendly fervent contempteur des aides sociales au nom

  • de l’orthodoxie budgétaire,
  • de l’efficience étatique et
  • de l’opposition à « l’amélioration du sort d’une fraction de la population » (107) [devinez l’amélioration de quelle fraction de la population indispose Gilbert],

ce projet mérite toute notre attention. À travers l’évaluation des théories et pratiques de « justice sociale », l’objectif affiché est néanmoins de contester les trois fonctions de l’intervention publique pour juguler pauvreté et inégalités :

  • l’allocation,
  • la stabilisation et
  • la redistribution.

Synthétisons l’avis de l’auteur, bien qu’il soit souvent abrité derrière un idiolecte réservant une grande partie de l’ouvrage aux sachants spécialistes experts diplômés ou aux convaincus qui ne le liront pas mais, entre pairs, hocheront la tête d’un air entendu voire complice. Pour lui, les interventions de l’État sont nocives car « les hypothèses [subodorant que le mal-être des pauvres pourrait être atténué grâce à l’intervention publique] (…) sont éminemment fragiles et critiquables ». Dès lors, graphiques àl’appui, on peut affirmer que la justice sociale n’est rien d’autre qu’une forme prise par la « désincitation de l’offre de travail » (117) qui frappe la société française. Comme l’aurait traduit un expert de l’ironie plus que de l’économie, « au fond, çui qui est dans la misère, c’t au fond qu’il le veut bien » avant d’ajouter, en homme droit : « Ça, c’est vulgaire. »

 

 

Son livre prouve que Gilbert Cette est l’exemple de l’homme vulgaire au sens bühlérien du terme. Pour lui, la redistribution bute sur une difficulté : la prise en compte de la responsabilité individuelle. En gros, cela veut dire que les travailleurs pauvres ne sont pas des victimes du grand patronat, ce sont des gens qui veulent être pauvres pour ne pas faire d’efforts et toucher des allocs sous différentes formes. En effet, la pauvreté, laborieuse ou non, n’est pas un statut, c’est un choix. Comme le chante Jean Dubois, aussi ironique que Bühler, « la misère est un job à la portée de n’importe qui le prend ». D’autant que celui qui est pauvre dans l’Hexagone, c’t au fond qu’il le veut bien, alors que la France « a su montrer une inventivité extrême » en matière de « dispositifs d’aides » (124). Les prestations, certes peu lisibles, qu’elles soient

  • sans contreparties,
  • liées à la faiblesse du revenu (donc désincitant les salauds de pauvres à bosser davantage par peur de passer le seuil, 132),
  • rapportées à l’activité donc avec un « effet de substitution négatif » (143),

ont un défaut horrible : elles plombent la capacité ou la volonté des grouillots-profiteurs à se sortir les doigts. Heureusement, Gilbert Cette, ex-patron du « Groupe d’experts sur le SMIC », a une solution en deux temps : d’abord, ne SURTOUT PAS augmenter le SMIC ; ensuite, envisager de détruire le SMIC. Par pitié pour les pauvres. Si. Certes, les débiles dont nous sommes pourraient penser que le SMIC a beau être presque un luxe à l’ère de l’auto-entreprenariat, cette arnaque, et du temps partiel destructeur, augmenter le SMIC, ce serait pas si pire pour ceux qui le touchent. Eh bien,

  • non,
  • faux,
  • zéro,
  • nul.

Dans son livre où l’impression des accents circonflexes semble coûter trop cher (mais c’est moderne et belge à la fois, alors…) et la mise en page enfoncer le niveau zéro de la maquette, Cette reste modéré mais sec : « Une telle approche [consistant à augmenter le SMIC] nous paraît erronée. » Ses études prouvent, d’abord, qu’« une hausse du SMIC ne bénéficie pas aux travailleurs les plus pauvres » (154) puisqu’ils sont susceptibles de toucher moins d’allocations si celles-ci sont dégressives – or, dans son optique, c’est mieux si l’État paye plutôt que le patronat. Ensuite, « une hausse du SMIC a un impact sur les finances publiques » vu que l’État paye pas mal d’agents au SMIC – une telle rémunération pour des représentants de l’État, est-ce bien raisonnable, et ne pourrait-on l’améliorer en supprimant les avantages, salaires, enveloppes complémentaires et autres dégueulasseries offertes, par exemple, aux milliers de députés, sénateurs et très hauts fonctionnaires ? Enfin, la hausse du SMIC a des effets défavorables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées.  Bien sûr. On peine à imaginer que, par exemple,

  • les ouvriers agricoles étrangers,
  • les éboueurs et
  • ceux qui s’occupent de nos vieux,

si on augmente le SMIC, personne ne les embauchera, mais qu’importe ! Aux yeux de Cette, la seule justification du SMIC reste « la recherche d’un apaisement social » ce qui, pour une fois, ne nous paraît pas un projet complètement stupide. L’ami du patronat s’échauffe même jusqu’à écrire des merveilles comme « l’augmentation du revenu disponible induite par cette augmentation de 1 % du SMIC est très faible » (avec un SMIC horaire à 11,88 €, c’est vrai que, si t’augmentes un pauvre de onze centimes par heure, il est toujours pauvre…). On pourrait en déduire qu’une forte augmentation du SMIC s’impose. Surtout pas ! s’époumone l’auteur en martelant que toute « forte hausse du SMIC aurait des effets défavorables sur l’emploi qui augmenteraient la pauvreté » (159). Donc si t’augmentes un peu les pauvres qui font la fortune des grands patrons, ça sert à rien, mais si tu les augmentes correctement, ça les prive de leur boulot, donc ça les tue. Sont pénibles, ces pauvres, quand même !
Il y a certes un moment où le zozo a l’honnêteté de paraître ennuyé. En 1993, une étude a montré que, dans deux États américains, l’augmentation du salaire « n’a pas abouti à une baisse des emplois au salaire minimum dans les fast-foods » (161). Heureusement, Cette a des syntagmes compliqués pour l’expliquer : le « salaire minimum » était alors « inférieur à la productivité marginale de ces travailleurs peu qualifiés ». Le principe est clair : les gars rapportaient un max de fric vu qu’ils étaient payés une misère ; partant, la marge était suffisante pour les augmenter un chouïa sans les devoir licencier.
Heureusement, on peut sans doute mieux formuler la chose, avec des balabalas du type : la productivité marginale des travailleurs est optimisée au regard du coût relatif de la main d’œuvre rapportée à l’extension de l’opportunité d’externalisation indexée sur l’effectivité du référencement fiduciaire, hors situations spécifiques liées à la particularité d’un décile dont il conviendrait d’examiner de façon approfondie l’impact moyen et long-termiste sur les statistiques afférentes aux catégories susmentionnées. Toujours pas convaincus ? Alors laissons l’auteur arguer que, en Espagne, la « forte » hausse du SMIC a détruit des emplois, et que les études « montrent un fort effet négatif sur l’emploi » des travailleurs les moins qualifiés. En attendant, le taux de chômage de l’Espagne est en baisse continue alors que, en France, il « devrait grimper à 8,5 % d’ici à la fin de l’année » (Le Monde, 28 janvier 2025, p. 12). Au global, l’effet négatif d’une « forte » hausse du SMIC n’est donc pas si délétère. Peut-être la macronie – une sphère délétère, elle – devrait-elle s’en inspirer ?

 

 

En conclusion, Gilbert Cette se lâche. D’une part, il dénonce sans relâche un « très fort impact négatif des relèvements du salaire minimum sur l’emploi des travailleurs peu qualifiés ». Pour rappel, en 2024, le SMIC a été très, très fortement augmenté (même moi, j’étais choqué) de 1,13 % « en application de la revalorisation annuelle » puis de 2 % au 1er novembre pour atteindre la somme dingue de 11,88 € brut, donc 9,4 € net. Bien sûr, j’imagine que ces hausses spectaculaires ont pété l’emploi des travailleurs peu qualifiés. D’autant que, d’autre part, l’auteur écrit que

 

compte tenu du niveau élevé du SMIC, la France ferait partie des pays où une hausse du salaire minimum détruirait des emplois occupés par des personnes peu qualifiées et fragiles.

 

Sans déconner, farceur, combien tu déclares aux impôts pour oser parler du « niveau élevé du SMIC » (166) et affirmer que son « principal défaut est d’évincer de l’emploi » les gens, id sunt les ploucs ? À quel moment tu crois que les pauvres (et notamment les travailleurs pauvres, qui étaient censés être le cœur de ton bouquin) sont esbaudis par « l’ampleur de la redistribution » nationale (170) qui, maudite soit-elle, « contribue à renforcer les effets de trappe à pauvreté » ? En conséquence de quoi (note bien que je ne te facture pas ce qui suit – ma connerie, sans doute), pour tes prochaines demandes de subvention, j’ai une proposition d’étude qui pourrait te titiller : combien faut-il toucher de SMIC pour penser que le SMIC, c’est – Eric Theodore Cartman, viens à mon aide – sa mère la pute super bien payé ?
En attendant les résultats de cette arnaque, je synthétise : d’après Gilbert Cette, le SMIC tue l’emploi parce que ce minimum est vachement trop élevé ; et les aides apportées aux plus pauvres les désincitent à travailler. En d’autres termes, s’il n’y avait plus d’aides et plus de SMIC, les pauvres travailleraient plus, et la France serait moins endettée. Hélas, « compte tenu de la charge politique et sociale de ces sujets, la réflexion qui nous paraît indispensable doit être engagée avec prudence et pédagogie ». Grâce à la timidité politique, qu’ils travaillent ou non, les pauvres vont donc pouvoir continuer à être pauvres. Sacrés veinards !