« Travailleur mais pauvre », Gilbert Cette (De Boeck Supérieur, 2024) – 1/2

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Première de couverture (détail)

 

Travailleur mais pauvre (De Boeck Supérieur, 204 p., 21,9 €) est le nouveau livre de Gilbert Cette. L’auteur est prof dans une « business school » et intervenant régulier sur BFM Business, organe de propagande qui est à la pensée économique ce que le muskisme est à la démocratie et au macronisme ce que le chocolat en plastique est au Mikado. Le business au secours des pauvres que le business suscite et enfonce, c’est un peu comme si le PC donnait des conseils pour gérer la fortune des amis d’Emmanuel Macron, type Bernard A. ou Rodolphe S. On saliverait d’avance si l’ouvrage ne posait trois questions également vastes et intéressantes, quoique heureusement enduites de technicité largement inaccessible au curieux de bonne volonté :

  • peut-on mesurer la pauvreté ?
  • en quoi le travail peut-il atténuer cet état ou, parfois, l’aggraver ?
  • comment (c’est-à-dire, dans le langage des businessmen, faut-il) aider
    • les merdeux,
    • les louseurs,
    • les pauvres ?

Face à des présidents qui, depuis le spécialiste des sans-dents, n’ont eu de cesse, au mieux, de se contretampiponner des Français ne passant pas leurs vacances à Gstaad, au pis, d’essayer de les faire cracher pour que ceux qui passent leurs vacances à Gstaad puissent prolonger leur séjour d’une semaine, la question de la pauvreté a été souvent mise sous le boisseau, caricaturée ou laissée aux associations. Ainsi du collectif Alerte, qui « compte mettre en demeure l’État de respecter ses obligations légales » nées de la création du revenu de solidarité active, le 1er décembre 2008. La loi afférente stipule que le gouvernement doit définir « un objectif quantifié de réduction de la pauvreté » tous les cinq ans. Le dernier et le seul objectif concernait « n’a été fixé qu’en 2008-2009 » (Le Monde, 24 janvier 2025, p. 12).
Si les médias – souvent aux mains de milliardaires – s’offusquent régulièrement des charges inconsidérées qui pèsent sur les entreprises et expliquent, au reste, la pauvreté par le chômage (sans charge, il y aurait plus d’emplois, chacun sait ça), ils s’intéressent plus rarement à la radiographie de la pauvreté. Peut-être parce que les pauvres, s’ils peuvent être leurs cibles, ne sont ni leur cœur de cible, ni leurs propriétaires. Peut-être aussi, et cette hypothèse ne contredit pas la première, parce que, contrairement à la richesse, la pauvreté est un sujet compliqué car difficile à quantifier et sensible aux contradictions. Par exemple, qu’est-ce qu’un travailleur pauvre ? Comment un travailleur peut-il être pauvre ? Comment peut-il ne plus être pauvre ou être moins pauvre ?
La première partie du livre de Gilbert Cette, qui va nous intéresser ici, choisit d’aborder sans fard la question de la quantification du « phénomène de pauvreté laborieuse« . Quels critères ? Combien de Français y correspondent ? Peut-on dresser une typologie des pauvretés laborieuses afin, dans un second temps, d’évaluer les politiques visant à la réduire et de proposer des orientations adéquates pour limiter ce scandale (ce sera l’objet d’une prochaine notule) ? Les questions paraissent simples ; les réponses ne sauraient l’être. La seule définition de la pauvreté laborieuse donne envie de réécouter tout Lorie pour revenir à des paroles plus accessibles. Selon l’auteur, l’indicateur phare permettant de cerner la pauvreté des travailleurs est

 

la proportion de personnes vivant dans un foyer dont le revenu moyen par unité de consommation est inférieur à un certain seuil relatif, par exemple une fraction du revenu médian de la population étudiée (19, 27, 33, 51…).

 

Les circonvolutions techniques n’empêchent pas de partir sur des affirmations plus accessibles :

  • ceux qui travaillent sont globalement moins pauvres que les autres ;
  • le taux de pauvreté en France « serait stable sur les dernières décennies » ;
  • parmi ceux qui bossent, ceux qui bossent à temps partiels ou avec des contrats courts sont plus sujets à la pauvreté que les autres surtout si, pomponneau de la pomponette, ils s’inscrivent dans une cellule familiale monoparentale.

Assez intuitif, soit. Pour aller plus loin, il convient d’interroger la notion même de pauvreté, donc de distinguer plusieurs pauvretés – en l’espèce, quatre.

  • La pauvreté absolue est fonction de seuils de ressource et de conditions de vie.
  • La pauvreté relative mesure les inégalités dans une population cohérente (le seuil de pauvreté n’est pas le même dans un pays pauvre d’Afrique et en France), ce qui conduit certains économistes à fabriquer un « indicateur d’intensité de la pauvreté » qui, en gros, distingue les pauvres super pauvres et les pauvres, bon, pauvres, mais y a pire.
  • La pauvreté administrative « est définie par le bénéficie d’une prestation visant à réduire la pauvreté » comme le RSA ou le minimum vieillesse, ou par l’étude du surendettement, même si critères et changements réglementaires peuvent impacter son évaluation.
  • La pauvreté ressentie désigne celle que déclarent des gens quand ils se déclarent pauvres.

Gilbert Cette préfère la notion de pauvreté relative, d’autant qu’elle permet de mieux jauger, par comparaison, la pauvreté des travailleurs à la fois par rapport à la pauvreté des non-travailleurs et au sein même des travailleurs. La comparaison offrirait un meilleur prisme que l’examen de seuils fixes. Elle permet de marteler que « le taux de pauvreté de la population en emploi à temps plein est toujours nettement inférieur au taux de pauvreté des personnes en emploi à temps partiel ainsi que de l’ensemble de la population ». En d’autres termes, même si ce n’est pas une révélation particulièrement surprenante, « l’emploi à temps plein réduit considérablement le risque de pauvreté » (43). À l’échelle européenne, la chose se confirme avec une particularité hexagonale : « Le taux de pauvretédes travailleurs à temps partiel est plus élevé en France », peut-être parce que les temps partiels sont encore plus partiels qu’ailleurs, et peut-être aussi parce que les femmes les subissant ont plus d’enfants à charge (50).
Parmi les travailleurs, une espèce en voie de raréfaction peut subir les affres de la pauvreté. Les salariés subissent « la quotité de travail » (combien d’heures ils triment) et leur situation familiale plus – martèle Gilbert Cette – que le salaire horaire. Le gars est un spécialiste du SMIC, accordons-lui donc crédit, même si m’est avis que si le salaire était moins ridicule que le minimum obligatoire, la pauvreté, relative ou absolue, des travailleurs pauvres serait un chouïa moins insupportable, à nombre d’heures travaillées équivalant. On pourrait même se demander si l’invention d’un SMIC brut plus élevé pour missions à temps partiel ne serait pas un élément de justice sociale qui obligerait les patrons à reconsidérer la façon dont ils perçoivent et engagent leurs « collaborateurs » ponctuels. L’auteur préconiserait plutôt des politiques publiques qui ne délivreraient pas de prestations sociales (ben non, mieux vaut baisser les charges des patrons, ces victimes) mais « s’efforceraient de réduire les situations de temps partiel contraint en ouvrant des voies potentielles d’augmentation des quotités travaillées ». Pour le béotien en économie, semble poindre ici un raisonnement vicieux : puisque tu ne gagnes pas assez, travaille plus (alors qu’on pourrait augmenter ton salaire, par exemple) !
En réalité, c’est la complexité de la notion de travailleur que la pauvreté laborieuse met en évidence. Un travailleur peut

  • être salarié à temps plein ou à temps partiel ;
  • être soi-disant indépendant ou « autoentrepreneur », pour un équivalent temps partiel ou temps plein ; et il peut
  • travailler à temps plein (ou à temps partiel) mais… partiellement, en fonction des contrats courts que Leurs Seigneuries lui octroient.

En sus de sa situation familiale, sa situation est donc impactée par

  • son statut,
  • la durée de son travail et
  • la fragmentation de sa quotité travaillée,

tant dans le temps bref (disposition des horaires dans une journée ou une semaine) que dans le temps long (nombre de contrats courts sur le trimestre ou l’année), d’autant que « le passage par le temps partiel ne représente un tremplin vers un temps plein que pour une minorité d’individus » (57). Le problème est qu’il est très difficile de sortir de la pauvreté – peut-être surtout de la pauvreté laborieuse, puisque l’évolution vers une quotité de travail plus importante ou un poste mieux valorisé est souvent une chimère. Gilbert Cette l’admet :

 

Pire encore qu’être pauvre à un moment donné est de le rester, parfois durablement. (63)

 

Face aux nombreuses « trappes à bas salaires », la formation – initiale ou continue – ainsi que « certains dispositifs et politiques économiques », peuvent se révéler inutiles voire contre-productifs, explique l’auteur. Peut-être, osons une hypothèse fofolle, parce que ces dispositifs visent avant tout à « améliorer la compétitivité des entreprises » (67) et non la vie de ceux qui leur permettent d’accumuler des bénéfices voire de verser des milliards de dividendes à leurs actionnaires ? Gilbert Cette préfère y voir des mécanismes liés aux accords de branches, trop rigides et vite surannés selon lui, et aux augmentations du SMIC qui rendent caduque la grille de salaires prévue par les conventions. Cela freine assurément l’effet de la hausse de salaire en cas de « changement catégoriel » ; mais cela illustre surtout à quel point les bas salaires sont bas, puisqu’ils peuvent être aisément rattrapés par un SMIC dont les augmentations, faut pas abuser, restent quand même minuscules, tant proportionnellement que concrètement. Rappelons que la revalorisation du SMIC au 1er novembre 2024 a été de 2 %, après une augmentation d’1,13 % au 1er janvier 2024. Soyons précis : celui qui touchait le SMIC horaire brut à 11,65 € en janvier, le touchait à 11,88 €. Il doit falloir être un sacré nanti pour trouver que ce changement est une belle avancée contre la pauvreté des travailleurs – par chance, ce n’est pas ce qu’affirme l’auteur du livre. La réalité, c’est que la baisse des contributions sociales employeurs pour les bas salaires a atteint un pic dont l’effet sur l’emploi est nul (72).
Côté employés, la dégressivité des prestations et la progressivité de l’impôt le « désinciteraient » à se former et à changer de poste. Selon cette théorie, il ne voudrait pas travailler plus parce qu’il gagnerait plus, oui, mais pas assez plus (75), dans la mesure où, en gagnant plus, il paye plus d’impôts et on lui retire des allocations… quand on ne lui demande pas de restituer le trop-perçu. Gilbert Cette montre comment, en passant d’un temps plein au SMIC à un temps plein à deux SMIC, par exemple après une formation, un célibataire sans enfant voit son revenu net augmenter de 57 %, tandis qu’une femme avec un enfant voit son revenu net n’augmenter que de 11 %, puisqu’on lui sucre des allocs et qu’elle paye plus d’impôts. Aussi l’auteur incite-t-il a une « réforme complète de notre système de prestations », plus incitatif mais aussi mieux pensé dans sa globalité – sans quoi, il est peu probable que la sortie de la pauvreté des travailleurs en France s’accélère. Cependant, celle-ci ne peut être considérée selon une optique monofactorielle, et hop. Ainsi l’enseignant tâche-t-il de faire la part des choses entre la désincitation liée aux aides (indispensables quand on est ultra pauvre, mais qu’on ne veut pas abandonner quand on est un peu moins pauvre), et la question culturelle liée aux classes sociales, l’ambition dans les études et l’engagement professionnel étant moindres, constate l’OCDE, pour « les élèves issus d’un milieu défavorisé » (91).
L’affaire se complique encore si l’on admet que « la relation entre bien-être et revenu » est d’une complexité délirante. En clair, tout le monde ne lie pas de la même manière l’augmentation du bonheur à l’apport pécuniaire (lié au travail, aux prestations ou à la chance). Études et métaétudes rappellent que « le bonheur individuel ne dépend pas que de facteurs monétaires ». Ce n’est pas une raison pour faire péter le SMIC mais bien une incitation à imaginer de manière holistique les « stratégies visant à réduire les situations de pauvreté laborieuse afin d’élever le bien-être des travailleurs les plus défavorisés » (102). Une piste pour le moins vague qui, associée aux innombrables répétitions, conclut plutôt piteusement – disons : de façon décevante – une première partie paresseuse et ronronnante dont on espère qu’elle trouvera son rayonnement grâce à la seconde partie proposant de « lutter contre la pauvreté des travailleurs », accroche prometteuse dont nous examinerons le contenu lors d’une prochaine notule.