Thérèse Malengreau joue « Música callada » de Federico Mompou (Soupir) – 1/2
Le programme du disque ?
- Quatre cahiers, composés de 1951 à 1967, contenant entre 5 et 9 miniatures.
- Une heure de musique partagée entre « Lento », « Tranquillo », « Calme » et « Moderato ».
- Un titre pas super clair, tiré de saint Jean de la Croix qui associe la música callada (la musique qui s’est tue) et la soledad sonora (la solitude sonore).
- Le tout enregistré sur un Fazioli, en deux jours de février 2020 par Joël Perrot, le patron du label, dans un lieu parisien tenu secret.
- La promesse d’une pluie de qualificatifs comme « retenue », ascèse », « minimalisme », « épure », « essentiel » et autres « indicibilité de l’ineffable en suspens ».
Bref, un défi
- plus musical que technique pour l’interprète,
- plus narratif que mélodique pour l’auditeur,
- plus sémantique que musicologique pour le chroniqueur.
Taïaut !
Premier cahier
« Angelico » dessine une mélodie que la main gauche accompagne légèrement par des accords et des effets d’écho. Le « Lent » qui suit s’enrobe d’une citation de Paul Valéry (« car j’ai vécu de vous attendre / et mon cœur n’était que vos pas ») pour frotter des dissonances troublant la notion de tonalité. Le ressassement s’enrichit de l’insertion d’une basse (cloche rythmant le temps qui passe ?) et s’évanouit dans un point d’orgue pouvant évoquer l’infinitude de l’attente toujours recommencée. La troisième miniature est annoncée « Placide”. Elle aussi peine à rester dans sa case tonale (officiellement Si bémol). Thérèse Malengreau joue justement sur la tension qui perce derrière l’apparence d’une doulce berceuse – tension notamment entre
- le ton et la dissonance,
- le balancement ternaire et la suspension du discours,
- la légèreté de la mélodie aigüe et le mouvement diatonique, systématiquement descendant, qui semble aspirer le céleste vers l’ensuquement tellurique.
« Afflitto e penoso » , toujours ternaire, exprime d’abord la couleur de l’intitulé par l’opposition entre le balancement des tierces descendantes de la main droite (temps 1-2) et des réponses ascendantes de la main gauche (temps 3-1). Les accents neutralisent cette contradiction en unifiant les balancements (1-2). Les forte qui laissent espérer une résolution s’épuisent dans des piani tristes et bientôt étouffés. Ce sentiment, disons, d’inallégresse déborde sur la cinquième miniature qui n’a pas de titre. Des indications sont cependant intégrées à la partition (« legato metallico », « in lontananza ») pour orienter intuitivement l’interprétation des six rochces répétées qui garnissent les mesures. Des appogiatures semblent imiter plus ou moins des attaques de cloches. Pour éclairer le brouillard têtu du texte musical, Thérèse Malengreau contraste les intensités de cette plaine morne en lutte avec un Mi bémol rebelle qui ne se laissera jamais redresser. Ainsi parvient-on au « Lento, molto cantabile » en quatre temps et pourtant énigmatique.
- Un rythme pointé qui circule de voix en voix,
- des harmonies surprenantes et
- l’exploitation d’un vaste spectre de registres
tentent de secouer la quadrature du temps et ne manquent pas de soutenir l’attention. Le « Lento » qui suit indiqué dans la partition « profond » comme pour dramatiser la ligne de basse qui s’avance à découvert, feint de de se présenter comme un solide 4/4 en fa mineur.
- Un premier sol bémol contredisant promptement l’évidence,
- l’alternance de mesures à deux, trois et cinq temps,
- la fragmentation du propos par des soupirs ou des demi-soupirs,
- l’intégration de passages « poco più mosso » délissant, et hop, l’énoncé et
- la construction en miroir plus qu’en arche de la miniature
trahissent une patente intranquillité derrière l’aspect paisible de la musique. Un « Semplice » de moins de quarante secondes creuse moins la piste d’une ronde cristalline que celle d’un impossible envol, les freins étant ici incarnés par
- les ritendi,
- la tonalité difficile à déterminer et
- la brièveté résonante qui renvoie au titre général de la composition.
Le premier cahier s’achève sur un « Lento » en 4/4 et vaguement en Mi.
- Le moelleux du toucher,
- la joliesse du rythme pointé et
- la tonicité du poco più mosso éclatant dans les aigus
semblent esquisser une conclusion sinon plus heureuse du moins plus sereine.
Deuxième cahier
La deuxième livraison s’ouvre sur un « Lento – cantabile » à l’échancrure résolument énigmatique qui prélude à une curiosité, dans le catalogue : un « Allegretto » aux apparences puériles, qui se nourrit
- de silences,
- de dissonances,
- de ressassements entrechoqués et
- de suspensions
qui semblent esquisser l’envers tourmenté des comptines. Un « Lento » qu’habitent un rythme pointé et des appogiatures hésite entre la légèreté de doubles croches en traits et de descentes tranquilles. Le résultat est sans surprise : c’est le grave profond qui nous rattrape toujours, même quand nous essayons de nous accrocher aux nuages. En Mi bémol, le « Tranquilo – très calme » tâche donc de s’enivrer
- d’aigus,
- de guirlandes cristallines et
- des rebonds des notes répétées.
Peine perdue.
- Trilles,
- ostinato lugubre,
- sforzendi et
- retour à la case départ
laissent supputer que l’Ecclésiaste avait raison : tout n’est que vanité. Un « Severo » que notre partition indique « sérieux » et non « énergique » (ce ne serait pas la seule bizarrerie de la quatrième, du « metallic » sans eau au « tranquillo » affublé de deux ailes…) s’appuie sur des harmonies jazzy et effectivement énergiques pour aboutir, ô surprise, à un délitement quasi évanescent du matériau : le swing aura permis l’envol mais pas l’épanouissement.
La pénultième pièce du cahier est étiquetée « Lento – plaintif”. D’abord axée sur le registre medium, elle s’apparente à un thrène dont
- le rythme hypnotisant,
- les contretemps étranges,
- les secondes mineures et
- l’engloutissement d’un semblant mélodique dans l’accompagnement
disent sans ambiguïté l’impossible évasion par la musique.
Désespérant ? Pas vraiment, si l’on en croit le « Calme » avec lequel s’achève le cahier. À deux temps (en fait, 12/12 pour les parties A de cette forme ABA), la pièce joue sur le clapotement des doubles croches que la grève paraît assécher un temps, exigeant comme pour la plupart des autres pièces une souplesse d’exécution qui seule peut permettre à l’interprète de faire passer la musique de l’état liquide à l’état solide. Le soleil miroite sur la surface aqueuse, l’évapore puis entend, avec une gourmandise d’ogre – pervers comme doit l’être un ogre – qu’un autre clapotis ne va pas tarder à s’échouer sur la terre ferme. Le long point d’orgue (d’ogre, donc) dit assez l’etc. qui paraît hanter le compositeur.
En effet, chaque miniature semble comme arrachée à l’évidence de la fatalité. Elle se dresse, modestement, calmement, lentement, contre l’à-quoi-bonisme bernanossien qui plane sur elle. Les seize pièces que nous avons entendues sont autant de victoires sur le démon de notre cœur et le néant qui nous aspire. Certes, tout s’achève mal, et il est probable que la suite persistera dans ce constat lucide. Toutefois, ce qui a précédé le silence, ce qui a fait musique avant d’être tu, cela rappelle que l’existence ne se juge pas qu’à l’aune de l’inéluctabilité de sa fin : le jeu maîtrisé, polymorphe donc poétique de Thérèse Malengreau donne à croire ou à espérer que la vie se peut aussi penser en fonction de ce qu’elle permet de vivre, de vibrer et de mettre en résonance. Nous le vérifierons tantôt en écoutant les deux derniers cahiers de ce cycle.
À suivre !
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