Thérèse Malengreau joue Hans Erich Apostel – 3/3

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Voici la forêt que cachait l’arbre : les dix morceaux des Kubiniana cachaient les 60 Schemen inspirés par les œuvre d’Alfred Kubin. On peut écouter cette suite pesant 33′, gravées ici pour la première fois, en se munissant de l’expertise de l’interprète. Avec elle, et grâce à la richesse du livret qu’elle signe, on entendra l’image dans les sons, puisque la musique « complète le visuel » en imitant le cri d’un personnage qui crie, par exemple, ou en sonorisant le mouvement d’un zozo qui se dandine, ou qu’elle le traduise de façon cryptée en utilisant les notes pour inscrire un nom dans la musique (ainsi, Alfred Kubin est représenté par les « lettres-notes » AFEDB, soit la fa mi ré si bémol).
Toutefois, il n’est pas non plus explicitement interdit d’écouter cette saga pour ce qu’elle est : une proposition musicale dont peuvent jouir tous ceux qui, une fois indiqués les enjeux généraux, acceptent de poser leur oreille sur le projet. Faute de compétences nous permettant de mieux décrypter le backstage de la musique, c’est cette seconde option que nous avons adoptée dans les lignes suivantes.

 

 

Une ouverture triomphale aux accents lisztiens se dissout promptement dans une quête parcourant l’ensemble des registres mais ne résistant guère à l’attraction du grave. Aussitôt, l’aigu du deuxième Lento propose une boucle que le médium considère avant de comprendre son insaisissabilité et de s’éteindre en résonance. Le Maestoso tonique qui suit indique une voie rythmique que le compositeur délivre de sa pesanteur par des exclamations aiguës. Petit à petit, semble s’articuler une esthétique où l’oreille prend ses aises et ses repères. Ainsi,

  • les pulsions ascendantes souvent ancrées dans l’ultragrave,
  • les boucles (dans différents registres) et commentaires, et
  • l’explosivité presque jazzy

travaillent les possibles de la miniature dont les éclats obligent

  • à l’inventivité,
  • au rebond et
  • au renouvellement.

 

 

Hans Erich Apostel nous saisit

  • par l’énigmaticité de ce format compositionnel et de son rapport à un visuel inconnu,
  • par la multiplicité des textures tressées par les deux mains
    • (dialogue, complémentarité,
    • parallélisme,
    • prolongement,
    • interactions faisant muter le propos,
    • fusion…)
  • par sa capacité à nourrir l’intérêt de l’auditeur grâce à la manière dont il valorise l’infini du piano
    • (attaque,
    • durée,
    • résonance,
    • mélanges,
    • brusqueries…),
  • par son art d’agencer les esquisses en variant de façon non systématique
    • les caractères des pièces,
    • leur durée (toujours brève, mais le bref est relatif, et cette relativité est d’autant plus importante que le propos est resserré – dix secondes en moins sur un mouvement de dix minutes, c’est peu, alors que sur une pièce de trente secondes, ça (é)tonne !),
    • leurs tempi,
    • leurs intensités,
    • leurs contenances (gouleyance de la profusion de notes ou érotisme de la sobriété qui en dit moins que ce qu’elle cache), ainsi que
  • par l’onirisme de ses atmosphères, supérieurement rendu par l’attention de l’interprète à la musicalité donc à la diversité de
    • ses nuances,
    • son phrasé et
    • son toucher.

 

 

Si l’intérêt est d’abord capté par la fragmentation du propos, la brièveté et la diversité relançant l’écoute toutes les trente secondes, une lassitude pourrait poindre sur la longueur par l’accumulation des relances. Au contraire, l’œuvre dépasse le catalogue en semblant

  • architecturer,
  • décorer et
  • peaufiner

l’espace sonore qu’elle invente. En moins hermétique, peut-être, disons que l’on peut avoir l’impression que nos oreilles-yeux perçoivent un espace finalement

  • plus cohérent,
  • plus intéressant, et
  • plus riche de détails

que le simple scintillement ou l’éclat facile des trouvailles collationnées avec habileté.

  • Sans leitmotiv,
  • sans récurrence patente,
  • sans refrain façon Tableaux d’une exposition,

nous devenons peu à peu familiers de certains modes d’expression qui donnent une unité au propos en dépit de la capacité du compositeur à nous cueillir et nous secouer par un cahot bienvenu

  • (surgissement d’une idée non encore ouïe,
  • utilisation d’une expression inattendue telles ces esquisses de fugato,
  • interruption soudaine d’une esquisse que l’on croyait sur le point de se développer…).

Se frictionnent ainsi deux temporalités : celle des miniatures et celle de l’ensemble. Cette tension vaguement oxymorique est largement connue des mélomanes qui mettent un point d’honneur à écouter 24 préludes d’un coup, par exemple. Sauf que Hans Erich Apostel ne craint pas de pousser mémé dans les orties en morcelant une demi-heure en soixante unités de temps interrogeant la capacité d’évocation du piano, à la fois marteau-piqueur déchirant le silence pour construire sa demeure et tisseur de tapisseries paysagères. Sa capacité à investir le temps, la nature et l’espace de la musique ne fléchit pas mais ne tombe jamais dans une proposition démonstrative voire pédagogique. 33′ après la première note, incluant une trentaine de secondes de silence qui prolongent la dernière note avec justesse par une miniature à imaginer, l’énigmaticité de l’œuvre reste entière, mais elle n’est plus effrayante pour le mélomane curieux : elle est devenue délectable. Saluons donc la performance de la musicienne par qui cette transsubstantiation est advenue !