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Détail de la première de couverture

 

Impressionnant ouvrage sur l’attestation inventée lors du premier confinement, le livre de Théo Boulakia et Nicolas Mariot

  • captive,
  • secoue,
  • interroge.

Après un premier épisode disponible ici, here comes la fin de notre compte-rendu sur ce travail

  • solide,
  • tonique et
  • sans fard.

 

3.
Contrôler le confinement français

 

Voilà en quoi le confinement est une expérience policière de contrôle de masse inédite en France : grâce à lui, “les possibilités offertes à la surveillance ont été brusquement et considérablement élargies” (124).

  • D’un point de vue technique, la liste des infractions s’est élargie ;
  • d’un point de vue légal, les pouvoirs de contrôle des forces de l’ordre vont dorénavant jusqu’à “vérifier l’identité d’un individu au seul motif qu’il est dehors” ;
  • d’un point de vue ontologique, l’individu qui sort dans l’espace public est automatiquement frappé d’un soupçon d’infraction.

Cartes à l’appui, les auteurs montrent que, là encore, cette dynamique du contrôle ne jaillit pas ex nihilo. Elle touche certes à présent, dans une petite mesure, des individus propres sur eux qui n’avaient jamais été contrôlés auparavant (précisément parce qu’un contrôle sans motif était interdit) ; mais elle frappe encore davantage ceux que la stigmatisation sociale ou raciale transformait en cibles prioritaires. Doit-on s’étonner si

  • “les trois territoires les plus pauvres de France figurent dans le Top 5 des départements les plus verbalisés” ?
  • “la minuscule enclave moins verbalisée en Île-de-France” est les Hauts-de-Seine – on peut néanmoins, ici, se demander si les auteurs ont bien conscience de l’évolution sociologique d’un 92 peu réductible à Auteuil-Neuilly-Passy, version les Inconnus (149) ? et si
  • “les amendes Covid-19 constituaient une nouvelle arme – redoutable – pour chasser les jeunes hommes noirs et maghrébins des espaces publics” (182) ?

Le prétexte du coronavirus permet au pouvoir de davantage contrôler la population, à la fois physiquement et psychologiquement – ainsi quand l’autorité joue avec la présence visible et soupçonneuse des uniformes en affichant le nombre de contrôles et de verbalisations, ou en le masquant de peur de susciter non plus la crainte mais la lassitude sinon la colère. Avec obstination, le livre

  • compile,
  • évalue autant que possible et
  • analyse

la diversité des contrôles, parfois renforcée par l’absence de vidéosurveillance – c’est le cas à Brest, objet d’un rare jeu de mots au mitan de la p. 160. Il ne nous est

  • rien caché de la complexité consubstantielle à la construction de méthodologies comparées ;
  • rien masqué des limites d’une telle stratégie – que ce soit parce que l’analyse est biaisée de facto ou parce que certaines informations, en dépit de relances personnelles et collectives auprès des institutions, restent inaccessibles ;
  • rien celé de la difficile donc palpitante association entre vue surplombante et anecdotes a priori significatives mais objectivement très partielles.

De même, les auteurs proposent des analyses terminologiques qui se révèlent aussi pointilleuses qu’éclairantes, que ce soit en compagnie de Vincent Descombes ou de Pierre Thévenin pour la question de la liberté d’appréciation des agents sur le terrain, entre arbitraire et discrétion administrative influencée par des “autorités de tutelle” cherchant à orienter “l’appréciation vers la répression”. L’affaire est souvent complexe, mais elle est largement explicitée par des bilans confirmant ce que, parfois, l’on a davantage cru comprendre que parfaitement saisi. De la sorte avance-t-on, loin

  • des rumeurs,
  • des intuitions,
  • des convictions à l’emporte-pièce et
  • des positions de principe,

vers une meilleure compréhension de la déflagration politique qu’ont été le confinement et son couronnement, l’attestation, dont Théo Boulakia et Nicolas Mariot montrent comment ils actualisent un sous-jacent qu’ils appellent l’inquiètement (185).

 

4.
Verbaliser le confinement français

 

L’inquiètement désigne la capacité à rendre inquiétant un objet, une catégorie de personnes ou un espace. Avec le confinement qui consistait à inquiéter les Français

  • (danger du virus tueur,
  • danger de l’acte mauvais consistant à répandre le virus,
  • danger d’être contrôlé et châtié),

l’État s’est clairement débarrassé de ses citoyens

  • en vidant l’espace public,
  • en le surveillant avec des moyens jadis illégaux,
  • en rendant complice le citoyen de cette surveillance augmentée via l’attestation, et
  • en réussissant à “pénibiliser les sorties en [rendant] inquiétant le dehors”.

Un ensemble de stratégies sont évoquées, parmi lesquelles

  • menaces exotiques sur le danger de sortir de chez soi,
  • multiplication grotesque des interdictions d’espaces ou d’activités,
  • diffusion scandaleuse de vidéos menaçantes réalisées par des agents de l’ordre ou d’annonces “façon cirque itinérant” depuis les hélicoptères ou les voitures de police,
  • contrôles spécieux aboutissant à des décisions punitives infondées en droit (220),
  • habilitation fallacieuse d’auxiliaires non habilités (notamment ces nuisibles qu’on appelle les chasseurs) à sanctionner ou faire pression sur d’autres citoyens (201),

le tout ne rechignant pas

  • aux redondances,
  • aux incohérences et
  • aux abus interprétatifs de textes peu clairs, par malice ou incompétence,

tant il est vrai que ce que l’on ne comprend pas inquiète encore plus. Les auteurs soulignent que ces stratégies, mal coordonnées et pourtant cohérentes, ont pu susciter différentes réactions. S’il semble que la soumission benoîte voire ressortissant de la surenchère l’ait emportée, des sursauts ont aussi existé. Une enquête co-pilotée par Nicolas Mariot brosse (ha, ha, au moins) six portraits de confinés selon leur “ligne de conduite” :

  • les légalistes et les exemplaires,
  • les insouciants,
  • les réfractaires et les protestataires, et, catégorie spéciale
  • les claustrés.

La question liminaire est toujours en jeu : pourquoi obéit-on ? Mais elle s’associe à d’autres, comme :

  • pourquoi,
  • quand,
  • comment

désobéit-on ?

 

5.
Vivre le confinement français

 

Toujours soucieux de profondeur comparatiste, les auteurs s’appuient sur l’exemple historique de la paysannerie ainsi que sur l’intéressante distinction numérique et ontologique entre mutins et déserteurs. À ces aunes, les auteurs rappellent que les petites gens que nous sommes ont souvent “une infinité de tactiques furtives visant à préserver et étendre leurs droits”, c’est-à-dire à

  • franchir la ligne blanche pour
  • mordre la ligne jaune sans
  • outrepasser la ligne rouge (pas les moyens, qu’ils soient
    • intellectuels,
    • politiques ou
    • financiers).

Marginales ou radicales, ces pratiques ne masquent pas la soumission collective que, fût-ce avec réticence, prudence et circonvolutions, l’étude estime, graphes à l’appui, avoir “davantage à voir avec le rapport à l’État que la peur du virus”. Pour preuve ou presque, selon leurs données, ce sont “les personnes les moins menacées par le virus et confinées dans les conditions les plus inconfortables qui se sont enfermées [le plus strictement] lors du confinement du printemps 2020”, peut-être par une “résignation ordinaire à l’ordre social” faute, peut-être,

  • d’un bagage éducatif ou culturel conséquent,
  • d’un statut socioprofessionnel déjà affirmé voire
  • d’un engagement politique ou syndical fort (289).

Pour autant, ne peut être passé sous silence l’existence d’une catégorie de citoyens qui ont pris plaisir à l’enfermement par

  • “domestication des règles” participant de la “pratique du consentement”,
  • adoption de la rhétorique “du ralentir et du profiter”, et
  • “comparaison entre sa propre situation et celle, réelle ou fantasmée, des autres” (290).

D’autres ont aussi pris plaisir à enfermer les autres par le recours zélé à la délation motivée par

  • la vengeance vicinale,
  • la jalousie dévorante,
  • l’inclination à la soumission,
  • le respect béat de la parole des chefs et des blouses blanches à la botte du gouvernement donc enivrées par leur gloire soudaine,
  • la peur instillée par les médias d’État ou par les médias que l’État subventionne richement, ou par
  • l’ennui à tuer (l’ensemble étant potentiellement cumulatif).

Le cas des femmes gêne aux entournures les auteurs – qui ont l’intelligence de nous faire partager leur malaise – car, parmi les “dizaines de millions de personnes surveillées par quelque 160 000 policiers et gendarmes”, elles semblent être plus que les hommes restées “enfermées chez elles”, peut-être par une “obéissance plus grande” aux lois (sous-entendu : étatiques et domestiques), ce qui “apporte de l’eau au moulin d’un stéréotype” mais peut aussi éclairer une situation genrée que les féministes de tout sexe appellent à faire évoluer au plus vite. Une fois encore,

  • le confinement,
  • l’usage de l’attestation et
  • le respect plus ou moins grand des ordres et conseils dispensés par les gouvernants avec costume ou blouse blanche, à supposer que la distinction ait, en la circonstance, un sens,

fonctionnent comme un phare dont le faisceau, décrypté avec sapience par Théo Boulakia et Nicolas Marlot, nous parle d’une situation qui dépasse le printemps 2020.

 

Conclusion

 

Après ce balayage rapide et partiel d’un ouvrage passionnant, force est de saluer ce travail qui montre

  • combien la démocratie dont nous sommes si bêtement fiers et sûrs est fragile alors que, depuis notre fierté et notre sûreté, nous jugeons les autres régimes avec une prétention impatientante, consternante et grotesque,
  • combien l’exigence de liberté pour laquelle nous croyons vibrer est relative, et
  • combien est inquiétante (ou devrait être inquiétante) la capacité de l’État à
    • contrôler les individus avec leur consentement,
    • dresser les citoyens les uns contre les autres et
    • manipuler l’opinion pour arriver à ses fins moins institutionnelles que très humaines : le maintien au pouvoir.

Alors, certes, l’on peut

  • pointer quelques éléments méritant d’être discutés (le “tapage” pour les soignants n’était-il pas plutôt un signe de soumission qu’une révolte ? a-t-on vu, après le confinement, les citoyens se révolter pour que cesse la destruction par putréfaction ou dynamitage de la santé publique ? etc.), c’est bon signe – l’unanimité est ennuyeuse et, utilisons le terme technique, flippante ;
  • regretter une éditorialisation orthotypo peu poussée (majuscules et place du point dans les citations, absence de suppression du foliotage en fin de chapitre, etc.) ;
  • déchirer ses vêtements devant de maladroits cahots de formulation (récurrents “d’ailleurs” ou “par ailleurs” trahissant une construction qui aurait parfois pu être plus rigoureuse, “d’autre part” souvent orphelin de son “d’une part”, etc.) ;
  • s’étonner que ces tics se retrouvent aussi dans certains témoignages officiellement non écrits par les auteurs ;
  • admettre que certains passages algorithmico-graphico-analytiques ont dépassé notre capacité intellectuelle (par chance, les auteurs avaient prévu le coup en explicitant plus loin) ;
  • se dire que, peut-être, les conséquences psycho-politiques du confinement auraient pu être davantage évoquées dans la conclusion ;

reste un livre

  • qui séduit parce qu’il inclut le making of son raisonnement, n’imposant
    • ni un biais unique,
    • ni une analyse magistralo-intouchable,
    • ni une exégèse visant à coller avec telle école de pensée, tel courant, telle conviction ;
  • qui tient brillamment le pari d’un étonnement (comment ça a pu marcher ? qu’est-ce que ce succès consternant dit des Français et de la France ?) devenu réflexion ;
  • qui s’enrichit d’une ouverture comparatiste
    • jamais show-off,
    • parfois inattendue,
    • souvent éclairante,
    • toujours exploitée avec savoir-faire ; et
  • qui fait écho à des interrogations profondes que le grand public ne pouvait pas penser clairement avant une telle publication.

En somme, L’Attestation est un livre (si) que, si ce n’est déjà fait, vous pourrez lire avec grand intérêt sur votre lieu de villégiature ou en restant chez vous

  • faute de pouvoir baguenauder en vacances,
  • par choix ou, le traumatisme persiste à en croire le nombre de zozos que l’on croise avec un masque,
  • pour sauver des vies.

Et pourquoi pas ? Il y a pire projet que sauver des vies, non ?