Théo Boulakia et Nicolas Mariot, « L’Attestation », Anamosa – 1/2
Un livre peut-il être d’autant plus intéressant que sa lecture est parfois ardue ? Peut-il traiter d’un sujet passionnant… et révéler que le plus passionnant n’est peut-être pas tant son sujet que la manière dont il s’en empare ? Après découverte du texte, voilà deux questions que pose L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, publié aux éditions Anamosa en 2023 par Théo Boulakia, normalien et alors doctorant en sociologie, et Nicolas Mariot, sociologue et chercheur au CNRS. Au cœur du livre – un objet joliment façonné, avec couverture à rabats et papier de qualité – explorant le premier confinement, un moment étrange qui a mêlé
- la réalité,
- les fantasmes et, surtout,
- l’opportunisme politique
suscités et permis par le coronavirus, battent pourtant d’autres questions, telles que :
- comment enfermer et faire obéir une population habituée à la souplesse d’une République réputée démocratique ?
- comment mesurer a posteriori l’efficacité sanitaire et les conséquences humaines de cette séquence ?
- quelles traces a laissé une telle expérimentation de fracassage – et hop – des libertés publiques ?
C’est ce que nous évoquerons dans ce compte-rendu libre en deux épisodes et cinq chapitres.
1.
Penser le confinement
Habilement, les auteurs commencent par interroger leur objet d’étude en contrant une évidence : le confinement n’existe pas. Le terme recoupe des réalités très dissemblables, tant au niveau mondial qu’au niveau européen (ils montreront plus tard que la réalité est aussi dissemblable au sein du territoire national). Si la logique française se distingue des procédures appliquées à Wuhan, elle n’en participe pas moins d’une « amplification de mesures autoritaires, de répression des conduites déviantes et de justice sommaire » (30). L’examen comparatif relève deux faits. D’une part, les mesures de confinement sont souvent révélatrices de réalités sous-jacentes et parfois invisibilisées, notamment en ce qui concerne la remise en cause des libertés publiques. D’autre part, elles accentuent des mesures liberticides présentes auparavant, au point qu’il est possible de « penser l’état d’urgence sanitaire comme prolongement de l’état d’urgence antiterroriste » (30). En ce sens, le confinement, c’est-à-dire l’interdiction de sortir de son domicile
- pour une durée variable,
- totalement ou par intermittence,
- avec ou sans exceptions au périmètre envisagé
est un révélateur et un amplificateur. En témoigne l’instrumentalisation du confinement tant par les États (frappant est l’exemple de l’Inde tenue par l’intégriste Narendra Modi) que, localement, par des mafias, toujours sous le prétexte altruiste de prendre soin de la population. Divers outils constitués par les auteurs confirment un pressentiment : « Les États les plus répressifs en temps ordinaire ont le plus fermement bouclé leurs citoyens » (44). Plus généralement, « l’enfermement est moins le produit de bonnes intentions que de vieilles habitudes » (49). Surtout, d’un point de vue sanitaire, les études concluent que « les stay-at-home orders étaient peu ou pas utiles ». Pourquoi donc l’Espagne a-t-elle décidé d’un confinement très strict et pas les pays scandinaves ? Outre la part d’irrationalité constitutive de la plupart des décisions, la question des habitudes sociopolitiques et de l’acceptabilité d’un élargissement des pouvoirs policiers peut se poser… quitte à ce que l’État de droit reprenne la situation en mains a posteriori en déclarant le confinement inconstitutionnel, comme en Espagne. Les auteurs n’en conseillent pas moins de « passer la prochaine pandémie au Danemark ou au Japon » (81), moins prompts à fomenter des confinements sévères.
Une évidence s’impose : le confinement en tant que tel n’a pas eu d’impact positif mesurable sur la mortalité en général et la morbidité liée au coronavirus en particulier Certes, l’on pourrait arguer que ce fait n’a pu être évalué qu’après coup. Cette hypothèse induirait que l’on ne saurait reprocher leurs décisions délétères aux gouvernements et à ses coquins, notamment sachants – perdus ou arrivistes – et cabinets de conseil. Prudence serait mère de sûreté. En réalité, les auteurs montrent que,
- d’une part, cette « prudence » est à géométrie variable, et que l’importance des limitations prudentielles n’est pas corrélable à l’importance de la pandémie, autrement dit que la question de la compétence des experts et des décideurs ne saurait être balayée comme un non-sujet mais devrait, au contraire, être examinée avec rigueur (à l’arrivée, beaucoup ont démontré une incompétence qui a été très dommageable aux citoyens) ;
- d’autre part, quelle que soit la méthodologie utilisée, et les auteurs en proposent plusieurs, la mortalité liée au Covid n’est pas mesurable pour au moins deux raisons.
- La première raison est que la notion de mortalité liée au Covid et utilisée comme argument-massue par les gouvernements confineurs achoppe sur une définition qui n’est pas la même dans tous les pays (mourir avec le Covid, est-ce mourir du Covid, par exemple ?) ;
- la seconde raison est que la pandémie a surtout tué des personnes âgées à cause
- d’une prise en charge dégradée,
- d’absences de mesure et d’équipement de protection dans les établissements de soins, et
- peut-être aussi de la brisure du lien entre les vieux, qu’ils soient résidents d’Ehpad, hospitalisés ou chez eux, et l’extérieur, brisure précisément exigée par le confinement.
2.
Penser le confinement français
Théo Boulakia et Nicolas Mariot ont beau prendre le soin d’éviter toute ironie ou toute tentation pamphlétaire qui pourrait leur valoir l’infamante appellation de complotistes, terme d’autant plus stigmatisant que sa vacuité transforme l’invalidation qu’elle sous-tend en sparadrap du capitaine Haddock, ils ne peuvent pas éluder la prise de parole de Sosotteur Ier de la Pensée complexe faisant sans vergogne, le 6 mars 2020, la promotion d’un spectacle de son pote promoteur en appelant les Français « à ne pas changer leurs habitudes de sortie », huit jours avant les premières mesures de restriction (85). Le 16 mars, ce même individu décrétait la mise en place d’un régime d’exception, et l’engrenage des restrictions s’accompagnait promptement du lancement du tube de l’année 2020 : l’attestation.
Si celle-ci est le sujet du livre, les auteurs ont eu raison de contextualiser son apparition, car on comprend mieux pourquoi ce papier n’est en rien ce qu’elle prétend être, id est la marque de responsabilisation du citoyen dans un contexte dramatique. En effet, quand nous signons une « attestation de déplacement dérogatoire », nous acceptons que la même autorité qui nous oblige à rester chez nous nous autorise à en sortir sous conditions. Signer l’attestation, c’est reconnaître que, dehors, je ne suis pas libre mais régi par la même pression réglementaire que lorsque je suis à mon domicile. Autrement dit, l’attestation ne me responsabilise pas, elle se contente de me rappeler que je ne suis pas libre.
C’est tout sauf un détail. L’idée forte est d’ajouter une contrainte à la contrainte. Je suis contraint de rester chez moi ; et, si l’on m’autorise à sortir, cette sortie elle-même est une contrainte car je m’expose à des sanctions soit en fraudant sciemment, soit en étant victime d’une interprétation policière qui me transforme en contrevenant. Le spécialiste des discothèques qu’était le ministre Christophe Castaner l’a explicité, l’attestation participe du projet consistant à « pénibiliser chaque sortie » (son big boss assumera son plaisir malsain d’emmerder les Français, lesquels – espère-t-on – ont hâte que la réciproque lui arrive en pleine mouille). En témoigne la substitution de l’horodatage à l’honneur que chaque promeneur engageait dans la formulation initiale de l’attestation (105) : l’honneur est difficile à cerner par un agent de police, l’horaire reste davantage à sa portée.
Il s’ensuit que le procédé d’attestation est bien un « dispositif disciplinaire dont l’objectif vise d’abord à fournir aux contrôleurs les informations dont ils ont besoin pour surveiller et punir » et ce, avec la complicité de celui qui a signé l’attestation et peut donc se trahir, parfois à son insu tant, comme le révèlent les zélotes en uniforme prompts à dégainer leurs carnets d’amendes,
les mentions portées sur l’attestation condensent une myriade d’interdits cachés : interdiction de faire du sport [même de la marche rapide] en tenue de ville, de faire ses courses avec son chien, de promener un chien à plusieurs, de faire ses courses en tenue de sport, de rentrer du travail autrement que par le chemin le plus court, etc. (113)
Autrement dit, « l’autocontrainte n’a rien d’une impulsion du for intérieur ou d’une disposition privée » et tout d’un « dispositif de surveillance » qui amène les individus à se dédoubler : ils sont à la fois ceux qui s’autorisent à sortir et ceux qui tendent à ces chères forces de l’ordre la verge pour se faire battre. Ainsi, à travers
- l’attestation,
- les interprétations à géométrie variable que les vaillants agents de la maréchaussée font des très nombreux
- décrets,
- arrêtés et
- règlements en vigueur,
- les couvre-feux institués aux niveaux national et local,
les auteurs montrent avec précision comment les systèmes de contrôle et de contrainte se superposent jusqu’à la caricature – et ce, moins pour assurer la sécurité sanitaire des Français que pour contrôler les individus et les enfermer chez eux. Comment interpréter autrement la lutte de Michel Veunac, maire de Biarritz, pour « empêcher la station assise de plus de deux minutes sur un banc public » afin de contrer ces mauvais citoyens qui « s’installaient pour lire un bouquin ou regarder l’océan », les criminels ? On se réjouit que ce petit monsieur qui n’aimait pas les lecteurs contemplatifs et que le livre omet de citer, ait été battu aux élections municipales quelques semaines plus tard et, quelques mois après, sévèrement mis en cause par la Chambre régionale des comptes. Exemples et calculs à l’appui, Théo Boulakia et Nicolas Mariot montrent que l’efficacité de cette prolifération d’interdictions est nulle et déconnectée de la « situation locale », prétexte chéri des édiles pour montrer leur soumission au gouvernement et rajouter une couche sur les menaces nouvelles visant à effaroucher le pékin ou à le rendre fautif grâce à son ignorance du mille-feuilles de contraintes qui encadre désormais son existence.
À suivre !