Théâtre de l’Odéon, « Richard III », 14 janvier 2016
Étrange est Richard III version Odéon 2016. Emporté par la Piccola Familia de Thomas Jolly, la pièce de William Shakespeare frappe par son alternance entre moments de grâce, de virtuosité et de lourdeurs.
L’histoire : après que les contrées de York et de Lancastre se sont fracassées, Édouard IV, apparemment tuberculeux, a accédé au pouvoir. Las, l’ambition qui taraude Richard, noble estropié, pousse ce triste pas-encore-sire à assassiner et à faire assassiner à tour de bras. Avec succès : il obtient (presque) toutes les femmes qu’il veut, et il finit par être propulsé roi à la demande tout à fait spontanée du peuple et des autorités (2h15’). Deux ans plus tard, c’est chaud. Les trahisons se multiplient, la révolte grogne, et Richard doit affronter la bande emmenée par son ennemi Bosworth, qui a fédéré les coléreux. De cette ultime grande battle, le King ne sortira pas vainqueur (1h35’).
Le spectacle : plateau vide, teintes noires, praticables escamotables, paravents amovibles portraits royaux montant jusqu’aux cintres quand le rideau le veut bien… Thomas Jolly, acteur vedette, metteur en scène, scénographe et co-adaptateur de la pièce, ne s’embarrasse pas de falbalas historisants. Dans une ambiance sombre, son personnage se démène énergiquement avec sa patte folle, son manteau de plumes et son bras desséché, entouré d’intrigants plus ou moins ambitieux, dont certains semblent soucieux de prononcer comme des Grands Acteurs Français, avec par exemple cet insupportable sossottement pédant qui fait sooo, voire sot, théâtre français – la mère du monstre sosotte, elle, pour de vrai semble-t-il. Comme dans les mauvais films, une musique simpliste, une sono (réverb’, écho, hachures…) et un éclairage jouant un rôle de personnage surlignent les moments dramatiques, à croire que Thomas Jolly n’avait pas confiance dans son propre choix, cliché tant il est répandu mais choix tout de même, visant au dépouillement. Cette automéfiance est regrettable car, sans les ajouts, on pourrait applaudir, entre autres : 1) l’adaptation du texte, assez convaincante pour laisser un p’tit passage freestyle point trop envahissant à la fin de la première partie, avec faux Michel Fau inclus ; 2) l’envie de traduire scéniquement, en dépit de la stéréotypie de cette économie, la vacuité de ces pantins nobles se déchirant façon Dallas sur une scène remplie uniquement de vide, de rideaux masquant et, sporadiquement, d’écrans de vidéosurveillance ; 3) le néant des jeux de pouvoir, que la pièce s’amuse à démystifier à force d’en détailler les sordides ressorts. En optant pour des coups de Stabylo-Boss fréquents, le metteur en scène semble porter sur le théâtre ses propres doutes – compréhensibles, vue l’ambition vertigineuse de la pièce, mais peu touchants sous cette forme.
Cette hésitation contraste avec le personnage de Richard III, pour lequel Thomas Jolly pousse le « lorenzaccisme » jusqu’au bout, pulsions homos incluses (il aime embrasser les hommes sur la bouche), et paraît inciter ses nombreux comparses à quasi surjouer leurs états d’âme. Hélas, si l’on apprécie le duc de Richmond (Mohand Azzoug) pour sa relative sobriété, rares sont les comédiens qui évitent d’en faire trop, trop, trop. Ainsi, parmi les sosotteurs fanatiques, on remarque un des principaux fidèles, un hyperexpressionniste de type asiatique, ce qui surprend les moins benettons d’entre les spectateurs – c’est raciste ? montrez-moi un yakuza « de type caucasien » dans un film japonais, sans que cela surprenne, et on en reparle.
Regrettons surtout la direction des actrices, contraintes de s’adonner à des pantomimes et des lamentations que l’on aurait pu rendre plus émouvantes en glissant çà et là un peu de sobriété dans cet étalage d’excès. En jouant toutes larmes dehors, ces dames annihilent toute possibilité d’expression et lassent fortement, surtout en seconde partie. On veut presque bien admettre que l’hyperémotivité ainsi étalée évoque ou des personnages proprement hystériques à force de vivre près d’un psychopathe, ou la facticité d’un système politique quand il est fondé sur la veulerie, la lâcheté et l’envie ; on craint toutefois que ce soit trop d’honneur pour un choix d’interprétation qui ne nous a guère séduit. Peut-être notre scepticisme est-il aussi motivé par le fait que les monologues qui pullulent vers la fin de la pièce nous ont semblé sonner faux, non par la facticité de la situation, mais par le manque de conviction des acteurs quand cessent les artifices lumino-musicaux et qu’ils se retrouvent empêtrés dans un silence dont ils ne savent que faire. Par pitié, enfin, nous ne signalerons presque pas les insupportables enfants à GameBoy, têtes à claque criant un texte qu’ils ne comprennent visiblement pas, sans que l’on soit convaincu, euphémisme, que cette récitation stupide vise à mimer la fabrication des jeunes élites manipulées par les adultes et incapables de comprendre ce qui se trame autour d’eux.
Disons-le avec clarté : l’ensemble de la pièce est enlevé, mené avec une efficacité certaine, et les quatre heures vingt (avec entracte de demi-heure) passent comme un choral de Brahms sous les doigts de François Ménissier. Et cependant, d’autres aspects encore déçoivent franchement. La fin de la première partie, par exemple, est pitoyable, avec une effarante chanson technoïde propulsée façon rockstar par un Richard III, entre Mercury et Bowie, entouré de Clodettes (« I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgehog, I’m a monster »). On veut bien, parce que l’on essaye de comprendre malgré tout, que cela tende à montrer la dimension entertainment et manipulatrice du pouvoir ; mais, d’une part, ça ne marche pas tant que ça (une large partie du public est, avec lucidité, consternée par cette nullité) ; d’autre part, on ne sent pas les acteurs totalement à l’aise ni avec cette excroissance, ni avec la tentative de semi-interactivité qui a précédé, même si se faufile, dans le principe de la fin chantée, un hommage à Olivier Py-miss Knife (et, par exemple, ses interludes type Cantique de Jean Racine aux entractes du Soulier de satin). Ce passage semble surtout l’opportunité, pour le metteur en scène, de jouer les chanteurs et, bonheur suprême, de faire entrer en scène un homme, déguisé en sanglier, qui montre son cul juste avant l’entracte, histoire de montrer que, quand il veut se la ouèj, il prend plutôt les spectateurs pour des anus que pour des cons.
Ajoutons à ces regrets d’étranges perruques façon Crazy Horse qui affublent personnages secondaires et jeunes princes, des pancartes qui surtitrent les moments-clés aussi inutilement qu’un pétomane nauséabond signalant qu’il a dégazé, un attristant final additionnel avec poudre rouge et aimants pour dessiner le mot fin, et un cheval en plastique censé, suppose-t-on, symboliser la facticité de la scène de guerre, bâclée, afin de rappeler que la politique n’est que théâtre de piètre qualité. De la sorte, notre lecteur aura une idée de quelques-unes de nos perplexités, nourries par l’ambition qualitative qui irrigue pourtant l’ample représentation.
En conclusion, hormis quand la mise en scène défaille (voir les trois monologues de femmes, où il ne se passe scéniquement rien – peut-être pour traduire la détresse des trahies, etc., mais tout de même), le spectacle n’est ni ennuyeux, ni réductible à un projet grotesque. On croit deviner à la fois une influence py-ologique (imagerie homosexuelle sporadique avec servantes jouées exclusivement par des hommes, si si ; travestissement du texte ; recours à la chanson ; utilisation d’un théâtre à quatre dimensions – hauteur, profondeur et largeur de la scène + salle et même parvis avec exposition permanente, etc.) et la volonté d’y échapper en n’y cédant point tout à fait. Cette tension, associée à la qualité de l’adaptation de la pièce de Shakespeare, fagote un spectacle un peu bizarre, oui, mais presque jamais inintéressant.