The Rake’s Progress, nouvelle première !
Ceux qui connaissent, en gros, En gros, le savent : ça paraît snob, ça ne l’est pas. Ce 10 octobre, je suis allé à la première de la reprise du Rake’s Progress d’Igor Stravinsky, à l’Opéra de Paris. Ben c’était bien. Plutôt très, même. Belle musique, belle mise en scène, beau plateau. Et maintenant, sachez-le, ce qui suit est une manière de délayage, et pas de déblayage, hein, de la présente introduction.
La musique, pour ceux qui ne connaissent pas, est une sorte de Mozart dynamisé par quelques dissonances bien amenées. Stravinski fait parfois peur, genre « musique de zoulou », comme on disait à son époque (enfin, peut-être pas à la sienne, mais vous captez l’idée), sauf que cette pièce-ci ne brusque pas les oreilles. Les fanatiques de la musique-où-il-faut-s’accrocher-pour-suivre en seront pour leurs frais : c’est harmoniquement riche, varié dans les types de musique et l’orchestration, prenant et réussi. Bien. Bon. Brrroumf.
L’histoire : Tom Rakewell, dont le titre promet, in a way, de suivre la progression, compte épouser la belle Anne Trulove sans pour autant prendre un job. Le père Trulove fait un peu plus qu’un peu la gueule ; c’est donc à ce moment que Nick Shadow, un étrange serviteur à l’aspect méphistophélique, j’adore ce mot, joue les spammeurs nigériens en promettant à Tom d’hériter de son oncle s’il vient avec lui pour régler quelques histoires de succession. Tom saute sur l’occase, fait un enfant (selon Olivier Py) à sa belle et part goûter aux charmes démoniaques des plaisirs organisés par un diable soucieux de trouver un peu de chair fraîche pour nourrir ses âmes damnées, affamées dans leur Enfer…
L’interprétation : après ce qui semble être quelques décalages inquiétants dans le lancement du premier air, l’orchestre joue avec conviction sous la direction de Jeffrey Tate. Le plateau vocal est au (haut) niveau de l’orchestre, même si on peut regretter que l’Opéra national ne donne pas plus sa chance aux chanteurs français. En tout cas, moi, je le regrette. Donc on peut regretter. Bref. Sur scène, la voix de plus en plus sûre au fil des airs d’Ekaterina Siurina (Anne Trulove, belle composition scénique) s’impose par son aisance et sa constance, même si, parfois, son anglais m’a paru garder une touche d’exotisme ; Charles Castronovo commence lui aussi piano et semble trouver son Tom Rakewell au cours de l’oeuvre – ce qui n’est pas absurde au vu du récit ; Gidon Saks (le diabolique Nick Shadow, en photo ci-d’sus, volée à l’Opéra de Paris) en fait des caisses comme peut l’exiger son rôle – une autre voix n’était-elle pas envisageable au moment du postlude qui conclut l’opéra ? me demandé-je cependant ; Scott Wilde a une belle voix, quoique un peu légère dans les notes les plus basses, mais, si j’ai bien entendu, bien entendu, son vibrato trop lâche par moments risque de ne pas agacer que les gros prétentieux dans mon genre ; enfin, Jane Henschel, en Baba The Turk (une supermoche que Nick fait épouser à Tom pour lui prouver qu’il n’est l’esclave ni de son désir ni de son destin), est répugnante à souhait car vocalement et scéniquement bien à l’aise.
La mise en scène d’Olivier Py, plutôt sage, affiche, avec le décor de Pierre-André Weitz, la marque de fabrique de la vedette : praticables amovibles ; multiples étages ; néons ; objets métonymiques, id est symbolisant un décor sciemment incomplet… Côté action, dès que possible, Pyisme oblige, la scène se peuple d’hommes nus ou en slip (majeure du costume de Tom), de filles en soutif ou seins nus, de couples hétéro et homo copulant de façon schématique ou plus crue, avec ou sans futal. Le choeur, qui a une grande part dans l’oeuvre, semble de bonne composition pour cette quasi mise à nu très tactile. Pas question néanmoins, de réduire cette crudité joyeusement obscène à l’obsession Pyesque de toujours foutre des bonshommes à poil dans ses pièces, histoire d’appâter le bourgeois ou de le choquer, ce qui revient au même – en l’occurrence, l’opéra de Stravinsky peut s’y prêter, et l’aspect music-hall, même un peu lourdinguement souligné dans cette version, ne dissone pas de façon exagérée. Le résultat séduit, jusque dans ces excès qui mettent mal à l’aise (recours à un freak comme le nain, par ex.), avec quelques nuances : ainsi, le sens des anachronismes sporadiques n’est pas évident (pourquoi des appareils photos ?) ; le vide de la mise en scène qui accompagne le dernier quart d’heure permet, certes, d’éprouver le vide laissé par la folle punition infligée par le Nick niqué, mais sa créativité paraît évaporée (d’ailleurs, un inutile danseur noir à string, récurrent, essaye de la remplir vainement) au moment où la partition prend plaisir à traînasser un brin avant et après la bouleversante berceuse d’Anne ; etc.
Le résultat des courses : plaisante soirée ! Superbe musique, joyeusement classique-mais-pas-que ; livret clair, rehaussé des touches noires et ironiques qui font la patte de Wystan Hugh Auden ; mise en scène riche – une belle production à laquelle s’applique comme un autocollant l’expression de ce grand philosophe français déclarant « c’était bien, c’était chouette ». En prime, en ressortant du palais Garnier, les spectateurs pouvaient apprécier de ridicules illuminations célébrant une initiative médicale – double preuve, si besoin était qu’art pour tous et marketing ont encore des progrès sur la planche à pain or something, et que, à l’inverse, les agences de comm’ savent déjà, elles, piquer du blé pour faire, ce que l’on appelle, en termes techniques, de la mârde.