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Claudia Boyle (Silvia), Tom Cairns (co-librettiste), Thomas Adès (co-librettiste, compositeur et chef) et Jacquelyn Stucker (Lucia) à l’Opéra Bastille, le 29 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

On l’avait promis ici et , on tient parole ! Non seulement tout va aller de mal en pis, mais c’est sans doute mieux ainsi : tel est l’état d’esprit dans lequel nous a installé Thomas Adès. Nul besoin d’être grand clerc pour parvenir à cette conclusion, hélas, nous en eussions été flatté. Quand la dizaine de personnages encore présents sur scène se retrouvé au matin dans la salle de réception voire de répression, la musique traduit leur état mental.

  • Cuivres grondants,
  • roulements de tambour et
  • fracas divers

déclenchent une lumière rougeoyante. Les comportements, jusqu’alors peu cohérents, deviennent erratiques.

  • Leticia-la-cantatrice (Gloria Tronel) est portée en triomphe ;
  • Blanca (Christine Rice) châtie des collègues avec une serviette (le fouet féminin local) ;
  • le grondement orchestral finit par s’épuiser dans un impressionnant decrescendo.

À l’instar du flux instrumental, Russell (Philippe Sly) lui aussi s’apprête à devenir chauve – comprenez : mourir. Sur scène, on croquerait bien un bout, on aspire à faire un brin de toilette, mais impossible de sortir de la pièce. Impossible même de vouloir sortir de la pièce pour Silvia : il est trop tôt, et elle a confié Yoli (Arthur Harmonic) au Père Sansón (Régis Mengus), alors, pourquoi ne pas contempler le spectacle ? Autour d’elle,

  • on s’adresse des doigts,
  • on se fritte, bref,
  • on cherche à s’occuper.

Ainsi de Francisco (Anthony Roth Costanzo) qui déclenche, sommet de l’opéra occidental, un débat sur la taille des cuillères (vidéo infa)…

 

 

L’orage qui éclate, commenté par le piano, ne dissipe pas les ténèbres ni les questions qui s’empilent. Désormais, il s’agit de savoir comment sortir, mais aussi pourquoi et pour aller où. Quand Blanca cherche le chemin, le commentaire sinueux de Nathalie Forget aux ondes Martenot laisse peu d’espoir. Les repères habituels s’effondrent. Russell tombe dans le coma puis se relève pour dire sa joie de ne pas voir l’extermination, puis remeurt. Beatriz (Amina Edris) gratte les murs. Les reproches commencent à frapper Edmundo (Nicky Spence), l’hôte, sans qui nul ne se retrouverait dans cette situation. Francisco se fracasse contre le mur pour s’enfuir. Beatriz et Eduardo (Filipe Manu) décident de se suicider, donc elle se met en nuisette et lui arbore ses tatouages. Les violons miment le rêve d’une rivière qui coulerait au fond d’un précipice. Le décor commence à partir en lambeaux, l’élégance aussi. On tombe la veste. On se met en zlop. Eduardo déchire la nappe.
Cette destructuration progressive, Thomas Adès excelle à

  • l’accompagner,
  • la précipiter,
  • la ralentir,
  • la contredire et
  • l’amplifier

en musique grâce à une farandole de trouvailles

  • d’orchestration,
  • de couleurs harmoniques et
  • d’organisation du chant, entre
    • soli,
    • dialogues et
    • ensembles.

Le compositeur semble chercher à saturer l’espace des possibles non seulement pour optimiser l’usage de son outil instrumental et vocal mais aussi pour oppresser le spectateur.

  • La multiplicité des personnages,
  • l’apparent statisme (qui est en réalité une dégradation quasi tragique) de la situation et
  • l’absence d’entracte pendant les deux heures de spectacle

contribuent habilement à diffuser insidieusement une sensation d’étouffement qui rapproche donc la salle de la scène où l’extermination par la maladie et le suicide font leur œuvre. On peut bien renverser les derniers éléments du décor encore debout, on ne peut pas renverser la situation. Hors scène, l’armée se révèle impuissante. La foule s’affole. Les personnages se mettent à creuser le sol. Des fragments opératiques se répètent. Des glissades vers le bas permettent d’aller puiser l’eau. Lucía (Jacquelyn Stucker), l’hôtesse, en profite pour se mettre en culotte et soutif. Ce ne sera pas la seule. Maintenant qu’on a bu, on veut manger. On se passionne pour une boîte de médocs. On promet un « grand requiem solennel » si on s’en sort (vidéo infra).

 

 

En même temps, on ne serait pas contre mourir tout en rêvant de gober des antalgiques. On pue, ce qui traduit la « violence filth ». Un air de guitare semble alléger le poids du chaos. D’ailleurs, la porte du fond s’ouvre. En vain. Ce n’est plus le vernis policé qui craque, c’est que rien ne tient. Plongeant dans les abysses de sa voix, Leonora (Hilary Summers) rêve à haute voix d’avoir un fils afin qu’il passe ses fins d’après-midi à copuler. Comme en réponse, les violons explorent le suraigu presque strident, ouvrant la voie au meilleur dialogue de la pièce :

 

– Quel jour sommes-nous ?
– Pourquoi ?

 

Les fiancés décident de « se perdre dans les ombres » en se transformant en « darling little corpse ». L’orchestre rutile :

  • piano grave,
  • cloches tubulaires,
  • roulement de timbale.

Traduction ?

  • Ça baise.
  • Ça accuse.
  • Ça troute les murs.
  • Ça délire.

Un nounours type Covid  apparaît. Lucía copule avec lui sur le piano. Les agneaux et l’enfant refont un tour. La lumière verdit. La maison est placée en quarantaine. On mange des agneaux imaginaires et mal préparés – trop cuits, pas assez salés. Pour briser l’hypothétique sortilège, Leonora invente une formule kabbalistique qui foire complètement. Francisco passe une robe abandonnée par les nanas en petite tenue (un contre-ténor non accusé de bisexisme, ça serait trop, quand même, ici, c’est Paris). Le chœur, hors scène, entonne a capella un « Libera de morte aeterna ». On milite pour sacrifier Edmundo afin de briser le sortilège quand Leticia s’aperçoit (ou décide) qu’ils sont tous peu ou prou à la place qu’ils occupaient au début du grand bordel.
C’est la dernière répétition. On rejoue la première scène. Blanca pianote. Leticia chante les agneaux transpercés de désir. Tout le monde s’incline. Le décor d’Anna-Sofia Kirsch tourne. Yoli et les agneaux-ballons reviennent dans la lumière de l’ombre. Les cloches tintent. Un grand crescendo nous confirme ce que nous redoutions : nous restons toujours enfermés, même libres. Par chance, le plus souvent, nous ne nous en rendons pas compte – et, parfois, cela précipite sur scène

  • une quinzaine de solistes dont la plupart performent en tant qu’acteurs pendant deux heures non-stop avec airs redoutables où ne pas se louper et stichomythies à ne pas louper tout court,
  • un orchestre impressionnant,
  • un chœur invisible mais bien audible, et
  • un compositeur-chef dont le triomphe est à la hauteur du choc que constitue The Exterminating Angel.