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Aperçu du décor d’Anna-Sofia Kirsch après l’apocalypse à l’Opéra Bastille, le 29 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Captivant et dérangeant, le bloc de deux heures fomenté en 2016 et dirigé par Thomas Adès, sur un livret qu’il a co-écrit avec Tom Cairns en s’inspirant d’un film de Luis Buñuel, arrive enfin à Bastille dans une mise en scène de Calixto Bieito. Devant nous, une grande salle de réception blanche. Un lustre. Au centre, une table avec trois chandeliers. Un faux quart de queue. Un enfant avec des ballons-agneaux qui répète « Bêêêêh » tandis que sonnent les cloches. L’éclairage de Reinhard Traub joue avec les ombres,

  • plus grandes que l’enfant,
  • plus mystérieuses que le réel,
  • plus captivantes que l’agaçante factualité des bêlements.

L’orchestre s’accorde. Sur scène, les gens de maison se préparent pour la réception post-opéra que donneront Lucía de Nobile (Jacquelyn Stucker) et Edmundo, son époux (Nicky Spence). Sauf que presque les petites mains veulent prendre la poudre d’escampette. Julio le majordome (Thomas Faulkner) essaye de retenir Lucas le valet de pied (Julien Henric). Camila (Bethany Hoark-Hallett) et Meni (Ilanah Lobel-Torres) hésitent sur l’art et le prétexte permettant de se défiler. Déjà, le chant est sous tension. Les voix

  • s’envolent,
  • rugissent,
  • s’interpolent.

Quand hôtes et invités arrivent, le ver est déjà dans le fruit – sans doute l’était-il avant, mais avec une discrétion qui l’honore. Cette petite bande aussi forme un bloc en fusion où l’on découvrira qu’à peu près tout le monde couche avec à peu près tout le monde. Baste, pour le moment, rien ne transparaît à un détail près : les identités sont confuses, ce que mime et accentue les glissendi des Ondes Martenot tenues par Nathalie Forget. Quand les présentations sont faites, elles sont à peu près inintelligibles. Qu’importe, tout le monde est enchanté ce qui n’est certes pas innocent dans un opéra où la magie joue son rôle. Parmi les personnages qui se mélangent dans un précipité à peine mondain, il y a

  • Leticia, la cantatrice du soir (Gloria Tronel),
  • Bianca la pianiste (Christine Rice) et son mari le chef d’orchestre Alberto (Paul Gay),
  • Raúl l’explorateur (Frédéric Antoun),
  • la veuve Silvia (Claudia Boyle) et son très cher petit frère Francisco (le contreténor Anthony Roth Costanzo),
  • Carlos le docteur (Clive Bayley),
  • Beatriz (Amina Edris) et Eduardo son fiancé (Filipe Manu),
  • une certaine Leonora (Hilary Summers),
  • un vieillard nommé Russell (Philippe Sly) et
  • un colonel (Jarrett Ott).

Ce maelström a, comme nous, besoin de se repasser la scène pour espérer y voir plus clair. Thomas Adès commence ainsi à placer ses pions. D’un côté, il efface toute récurrence ou repère thématique (il n’y a ni refrain ni mélodie à attendre) ; de l’autre, il travaille sur la répétition plus ou moins évidente de

  • séquences,
  • modes et
  • structures.

C’est un signe narratif indiquant que quelque chose ne colle pas dans cette histoire et que les personnages sont sans doute pris dans une itération incontrôlable ; mais c’est aussi une double mise en miroir du récit : le récit décrit ce qui se passe autour d’une représentation d’opéra comme celle à laquelle assistent les spectateurs ; et celui-ci s’inscrit dans une série de représentations (ce soir n’est que la première) qui sont aussi des re-présentations. De la sorte, le librettiste-compositeur implique la salle sur scène. Par conséquent, le premier grand malaise suscité par l’opéra ne naît pas

  • de la confusion des personnages,
  • de l’interpénétration de leurs micro-histoires, ou
  • de la difficulté de comprendre sur-le-champ qui est qui ;

il sourd de l’inquiétude qu’a le spectateur de se retrouver voire de se reconnaître dans le collectif des chanteurs sans pouvoir maîtriser la situation ET en sentant que ça va déraper. En ce sens, la répétition de la scène de présentation manifeste le

  • le dérangement d’une chronologie (on go back to the debute sans crier gare),
  • qui manifeste le dérangement du dispositif narratif
  • qui, lui-même, ne peut que déranger le spectateur.

Or, c’est bien le dérangement qui est au cœur de l’histoire. Chez ces gens-là, monsieur, quand on est invité, on est le bienvenu, donc on ne dérange pas. Toutefois, cet état passif doit devenir actif. L’invité doit veiller à ne pas déranger son hôte. Dans un monde propret et prout-prout, rien ne doit dépasser. Les personnages sont même placés un temps le long du décor comme pour laisser le spectateur prendre conscience de trois points névralgiques :

  • un, le personnage principal de l’opéra – l’ange exterminateur – n’est pas là ;
  • deux, le personnage principal de l’opéra n’est pas un personnage, c’est l’espace, la pièce – aussi grande soit-elle – où sont enfermés volontaires les invités et, plus encore que l’espace, la clôture, les limites de la scène, infranchissables narrativement (les personnages sont enfermés) et symboliquement (que se passe-t-il au-delà de la scène ? interrogera le compositeur) ;
  • trois, le personnage principal de l’opéra – l’ange exterminateur – est sans doute déjà là, d’autant plus inquiétant qu’il n’est pas visible mais imaginaire.

Ce personnage ne peut être perçu ou contemplé comme un être de chair. Il est ailleurs, dans

  • la confusion,
  • la répétition et
  • le décalage entre un décor nickel chrome et la pagaille organisée qui règne sur scène comme dans la fosse.

Le malaise qu’une telle situation inspire devrait nous inciter au pessimisme quant à l’issue de cette aventure ; néanmoins, nous voilà accrochés comme nous le sommes d’ordinaire à la vie lorsque nous parvenons opportunément à oublier que nous allons mourir.

 

À suivre…