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Théodore Géricault, « Le Radeau de La Méduse » (4ème esquisse dite Bessonneau), 1819. Photo : Rozenn Douerin.

 

Toute une exposition sur les catastrophes marines, plus ou moins fantasmées (souvent plus) : n’y a-t-il pas là de quoi noyer les visiteurs dans un verre d’eau en prenant la peinture par le petit bout de la lorgnette, celui de scènes de genre aux variations peu sensibles et aux archétypes trop figés ? Point, tant les variations intriguent – justement par leur apparente proximité.
Dans une première partie, nous avons vu comment, des prémisses à son actualisation romantique, la représentation passait

  • du statut d’icône, où se déploie largement la part du sacré (la colère maritime pouvant manifester la puissance divine) et du transcendantal (référence aux mythes antiques complétant les récits bibliques),
  • à celui de case de bande dessinée, où le tableau devient une sorte de trailer de ce qui se passe avant et après, substituant la curiosité d’une narration en cours à l’effroi saint.

Voyons à présent comment les peintres dits romantiques exploitent le potentiel narratif, contemplatif, réflexif et même feuilletonesque de ces sujets.

 

Paul Huet, « Brisants à la pointe de Granville » (photobombing), 1852. Photo : Rozenn Douerin.

 

Épisode deuxième : de la photo au miroir

Par-delà le jeu des sept différences auquel la déambulation invite le visiteur, un autre intérêt de l’exposition est de souligner que les différenciations entre les types de tableaux ne fonctionnent pas selon une stricte dynamique historique. Les divergences constatées procèdent de diverses branches d’une même problématique et non d’une mutation, lente et progressive, qu’il conviendrait de chronologiser. L’évolution que l’on croit déceler ressortit donc, plutôt, de la découverte, en cours de visite, des différents possibles d’une scène de genre. Dans les faits, l’affaire se joue dans les nuances, les détails, les options de technique, de support et même de format.
Ainsi du Radeau de La Méduse, dont l’exposition présente une brillante esquisse. Celle-ci pose dans un petit format ce qui sera par la suite exposé en grand par le peintre. Le format solennel tendra à déréaliser l’histoire (un vrai naufrage dû à un officier incompétent, dans lequel cent cinquante soldats étaient impliqués) en lui offrant de symboliser le désespoir ; le petit format ici montré insiste sur la réalité d’un naufrage. Réalité n’est pas réalisme : l’expression des visages et des corps vise à émouvoir celui qui regarde le tableau. Dans la dynamique en six temps d’un naufrage

  • (tempête,
  • panique,
  • navire qui sombre,
  • tentative de trouver de quoi flotter,
  • espérance de survie),

le peintre se concentre sur l’avant-dernière partie – l’espérance de survie étant la plus dramatique puisqu’elle ne laisse qu’une alternative narrative : le sauvetage ou la mort. En ce sens, l’esquisse en petit format renforce la dramatisation, donc la narrativité de la scène maritime, façon photojournalisme, quand la solennisation du grand tableau tendra un miroir à celui qui l’observe.

 

Eugène Isabey, « Le Naufrage », dix-neuvième siècle. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le visiteur craignant la répétitivité du motif se rassurera aussi devant la variété stylistique. Après la variation

  • de portée (sacrée ou profane),
  • de focalisation (terre ou in situ) et
  • de chronologie (avant, pendant ou après la tempête),

la patte propre à l’artiste voire au tableau considéré permet d’appréhender la spécificité de chaque vision. Nous avons vu que le format jouait sur le sens du tableau. Dans « Le Naufrage », Eugène Isabey nous rappelle que le choix du cadrage impacte également le propos. Avec ce tableau, il nous plonge au sein du drame. Nous sommes à la fois observateurs (la plupart des personnages nous tournent la nuque) et quasi participants (il semble que l’image soit captée au milieu de la fureur). L’association entre

  • la force d’évocation des formes,
  • l’expressivité des mouvements et
  • le flou relatif qui frappe la scène

contribue à rendre raison de la brutalité du moment. La composition articule clairement quatre pôles :

  • le bateau en perdition,
  • le canot que l’on tente de rejoindre,
  • la mer où l’on suffoque et
  • le ciel dont la lumière permet à peine d’éclairer la menace nuageuse.

Cette distribution oriente le regard vers la fureur des flots, rendant plus saisissant encore le drame qui se noue. Nous, haha, sommes plongé dans ce bouillonnement. En sécurité, nous voudrions filer un p’tit coup d’main aux malheureux. Le constat d’impuissance que nous faisons grâce au cadrage défini par le peintre-réalisateur contribue indéniablement au charme pervers du naufrage que nous contemplons.

 

Joseph Mallord William Turner, « Waves Breaking on a Shore », 1835. Photo : Rozenn Douerin.

 

Ainsi, le traitement de la tempête et du naufrage peut toucher celui qui voit le tableau, à l’aide de stratégies multiples dont nous avons esquissé quelques exemples. Ce nonobstant, l’émotion peut être suscitée par le seul spectacle de la nature. L’homme libre chérira-t-il toujours la mer ? Il y puisera souvent son inspiration, fût-ce en profitant d’intermédiaires comme Eugène Boudin qui, avec « Un grain », peint en 1886, ne saisit ni la tempête, ni le naufrage, mais deux esquifs à voile dans un paysage frappé par

  • les deux gris envahissants du ciel, d’une part, et,
  • d’autre part, l’inquiétant dialogue entre le vert foncé et les blancs sales des vagues qui montent.

La comparaison avec le tableau du même titre de Johan Barthold Jongkind saisit le visiteur, tant la construction d’un tableau sur un même sujet peut varier – Jongkind privilégiant

  • la part des bateaux,
  • la construction d’un ciel associant éclaircie et noirceur, et
  • la sculpture d’une eau moutonnante et fortement agitée.

Plus encore qu’Eugène Boudin, avec « Waves Breaking on a Shore », Joseph Mallord William Turner détourne la notion de tempête en privilégiant l’éclaboussure des vagues sur la rive au cataclysme brisant navires ou vies humaines. La nature gagne en mystère et en poésie ce qu’elle perd en saisissement et en potentiel inquiétant. La déshumanisation et la dédramatisation de la puissance maritime laissent le regard profiter d’une sorte d’arrêt sur image. En effet, le tableau fixe, dans son apparente désinvolture, l’extrême richesse de la gamme de couleurs, la proximité du ciel et de la mer, ainsi que les éclaboussures aquatiques.
Ce figement n’a rien de narratif. Au contraire, il semble exprimer une fascination tant pour le phénomène naturel que pour ce qu’il y a de moins narratif au monde : l’itération. Il y a plusieurs naufrages, mais chaque naufrage est singulier pour ceux qu’il implique ; en revanche, la répétition des vagues n’a, en soi, rien de singulier. La peinture propose donc de saisir la singularité d’un instant commun, non pas d’ailleurs en le survalorisant mais en l’inscrivant dans un fondu qui pourrait facilement passer pour de l’abstraction.
Le fait que cette œuvre date de 1835 rejoint la remarque qui ouvrait ce second épisode : l’abstraction n’est pas une sorte de fatalité diachronique poussant les peintres, à mesure que le temps passe, à abandonner l’artisanat des grands maîtres pour se contenter de poser quelques à-plats de plus en plus sommaires. Comme l’avait rappelé l’exposition du musée Jacquemart-André, Turner est l’un des grands peintres du flou, de l’évocatoire, du suggestif. Il apporte ici à la dramatisation anthropique de la tempête, telle que le visiteur de l’exposition l’a pu apprécier jusqu’alors, la riche manière d’un coloriste qui sait, mieux que beaucoup de ses pairs et évidemment mieux que le clampin qui regarde un paysage, rendre

  • le mystère fors le spectaculaire,
  • le fascinant dans le figé, et
  • le miroitement dans l’immobile.

 

Gustave Courbet, « La Trombe. Étretat », 1870. Photo : Rozenn Douerin.

 

D’autres peintres creusent cette veine : au « Grain » de Boudin répond « La Trombe » saisie en 1870 par Gustave Courbet, à Étretat, où il fait se heurter trois mouvements :

  • la verticalité de l’eau qui tombe,
  • les falaises minérales qui se dressent entre mer et terre, et
  • l’explosion de l’eau contre la roche.

À la sacralité de la tempête se substitue ainsi une naturalité de la météorologie, non moins stupéfiante. Ce qui fascine n’est plus la capacité divine à frapper, nous rappelant de la sorte l’importance de nous convertir sans attendre notre grand âge, mais la puissance de la nature, alors que la rationalisation scientifique de ses comportements ne suffit pas à limiter sa portée émotionnelle.
La tentative des hommes pour en contrôler les conséquences devient donc logiquement un sujet pictural. L’on ne s’adresse plus au ciel, mais l’on essaye de se débrouiller avec des bras qui semblent bien petits face à l’ire marine. En 1822, par exemple, Louis-Philippe Crépin croque ainsi le sauvetage d’une gabare que l’exposition met en regard avec le « Sauvetage d’un bateau de pêche bas-breton » évoqué en 1835 par Ferdinand Victor Perrot. C’est que cette disproportion entre les pouvoirs humains et la puissance des éléments fait récit en soi, avec ou sans les grands effets spéciaux des vagues et du tonnerre : Pierre-Émile Berthélémy et Eugène Isabey s’intéressent au cas des naufrageurs, espérant la catastrophe pour se remplir les fouilles ; Louis Duveau dépeint une famille bretonne mal partie car « surprise par la marée ».
Dès lors, se profile une esthétique perpétuelle du naufrage. Le silence après Mozart est-il du Mozart ? Ce qui est sûr, c’est que, après le naufrage, il reste de quoi nourrir l’inspiration des peintres de naufrages. Nous le vérifierons dans le prochain épsiode.

 

Pierre-Émile Berthélémy, « Naufrage sur la côte bretonne », 1851. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre !