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Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
4. Construire un répertoire


Épisode cinquième
Ouvrir un répertoire

 

Sylvie Carbonel, à la lumière du coffret que vous venez de publier, on s’aperçoit que votre répertoire est tridimensionnel :

  • vous interprétez des compositeurs stars en veillant à associer œuvres célèbres et pièces méconnues ;
  • vous osez jouer (et pas que pour un concours…) des compositeurs à l’audience confidentielle (j’imagine que les programmateurs recherchent plus des valses de Chopin que des Études pour agresseur de Jacques Louvier…) ;
  • vous n’envisagez pas le piano sans ses trois possibles :
    • le solo,
    • la musique de chambre et
    • le concert avec orchestre.

Cet éclectisme ressortit-il d’une décision professionnelle prise dès vos débuts, confirmant votre fameux « je peux tout jouer », alors que certains de vos confrères préfèrent se spécialiser dans l’interprétation de tel type de répertoire ou de tel compositeur ?
Oh, oui ! Il faut dire que mes professeurs avaient beaucoup insisté sur l’importance de pratiquer plusieurs types de concerts et plusieurs types de répertoire. Cependant, c’est aussi lié à un de mes traits de caractère : j’étais très curieuse, ce qui ne m’empêchait évidemment pas d’avoir une tendresse particulière pour Mozart, Schumann et Messiaen…

… ledit Messiaen qui, quand vous avez joué devant lui, a lâché…
« C’est magnifique. Je n’ai rien à ajouter. » Venant d’un tel maître, ça m’a beaucoup touchée et beaucoup portée. Au point que c’est moi qui ai créé – avec le grand violoncelliste Gary Hoffman, la géniale violoniste Machi Kudo et le très bon clarinettiste américain Michael Nimroy – son Quatuor pour la fin des temps aux États-Unis ! Quand j’ai joué ça en concert, des spectateurs m’ont dit que, en dépit des cinquante minutes que dure l’œuvre, ce qui peut paraître long à certains amateurs, ils n’ont pas entendu une mouche voler. L’un d’eux m’a même dit qu’il ne pouvait pas bouger pendant tout le morceau. Ils avaient été cognés par tout ce que nous avions mis d’émotion et de mystère dans notre interprétation.

 

 

 

« Le Quatuor pour la fin des temps a déchiré mon rideau »

 

Pourriez-vous essayer de verbaliser ce qui résonne particulièrement en vous dans cette œuvre, donc qui vous donne envie de l’interpréter ?
Question difficile ! C’est une œuvre composée de huit pièces. La dernière, « Louange à l’éternité de Jésus », comprend un éblouissant solo du violon accompagné par des petites tierces au piano pendant quatre minutes… Quelle splendeur !

Dans quelle mesure votre interprétation prend-elle en compte la part religieuse qui imprègne l’œuvre d’Olivier Messiaen ?
Dans ce quatuor, spécifiquement, il y a quelque chose de mystique et de transcendant qui passe et qui dépasse la religion, de sorte que la foi n’est pas nécessaire pour comprendre et laisser résonner la grandeur de l’œuvre ou de son propos. Je pense par exemple au solo bouillonnant de la clarinette, qui fait écho à une pièce beaucoup plus lente, fascinante par ce que le compositeur nous y dit de ce dieu auquel je ne crois pas. Le Quatuor est une œuvre capitale… et je lui dois d’avoir déchiré mon rideau : elle m’a fait aimer la musique contemporaine. Songez que je n’aurais pas passé le concours Messiaen si je n’avais pas entendu le Quatuor à l’âge de quatorze ans.

Votre cœur penche vers Mozart et Schumann, mais Messiaen vous a convertie à des compositeurs moins « Radio classique »-compatibles !
En effet, j’ai joué du Stockhausen, du Louvier, du Boucourecheliev, du Philippe Hersant, du Nicolas Bacri…

La musique du vingt-et-unième siècle vous intéresse, vous touche et vous stimule. Dès lors, pourquoi n’a-t-elle pas trouvé sa place dans le coffret que vous venez de publier ?
J’ai estimé que j’avais fait beaucoup d’autres choses, et je ne voulais pas rajouter des pistes qui pourraient paraître un peu trop hermétiques pour pas mal de mélomanes, où qu’ils soient. Mon coffret est distribué dans le monde entier, je dois aussi penser à ceux qui vont l’écouter !

Vous avez néanmoins osé glisser trois des Études pour agresseurs de Louvier…
Là encore, j’ai rencontré cette œuvre grâce à Olivier Messiaen, puisque le cycle était imposé au concours qui porte son nom ! Il est vrai que les musiques où le sentiment a sa place me touchent plus que celles où le sentiment paraît absent. Pourtant, j’ai beaucoup joué ces Études, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Extrême-Orient… Je me souviens de les avoir jouées au festival d’Aspen, dans le Colorado (on appelait ça « Julliard West » !). Ça se passait dans la grande salle de concert qui, en fait, était une immense tente, un peu comme à La Roque-d’Anthéron. J’ai joué les Louvier et les trois pièces opus 11 de Schönberg. En sortant de scène, j’ai senti que les gens avaient changé. Dans l’assistance, un grand chef d’orchestre de l’époque, Hervé Barzin, qui dirigeait un orchestre à New York avec lequel j’ai répété certains de mes concerts, est venu me féliciter pour mon talent. Ça m’a plu car, moi, la plupart du temps, je ne m’en rends pas compte !

 

 

 

« À New York, je vivais dans un environnement exceptionnel »

 

Justement, pourriez-vous nous donner des pistes sur votre propre jugement ? En presque plus clair, sur quels critères estimez-vous, par exemple, que tel concert que vous avez donné était meilleur que tel autre, voire était encore plus abouti que vous n’osiez l’espérer ?
Ha ha, c’est subtil ! Pour comprendre ça, il faut accepter l’idée que le concert est un acte d’amour avec le public. J’oublie le public dès que je joue la première note, mais il porte l’interprétation – sauf si le musicien a un trac d’enfer et panique quand il entre en scène.

En effet, on ne devrait pas parler d’interprétation sans mentionner le paramètre du trac !
Le trac n’est pas une honte : les plus grands l’ont eu. Selon la légende, seul Daniel Barenboim ne l’a jamais eu. Moi, j’ai été une enfant sans trac. Je me souviens avoir dit à ma mère, juste avant le concours d’entrée au Conservatoire : « Bah, c’est comme si j’allais faire une partie de tennis ! » Cela dit, il m’est arrivé d’avoir beaucoup le trac à certains concerts. Par exemple, avec Lorin Maazel et le Boston Symphony Orchestra, oh la laaa… même si le concert s’est passé merveilleusement !

Pourquoi, parfois, le trac vous prend et vous redevenez humaine ?
Mais on est toujours humain ! Peut-être devient-on un peu plus qu’un humain moyen si, au cours d’un concert, tout s’est bien passé, si on a décuplé ses moyens techniques grâce au public, au chef ou à l’orchestre. Repousser le trac n’a rien d’inhumain, c’est un travail.

Comment définiriez-vous cette peur qui peut saisir l’artiste le paralyser ou, parfois, le galvaniser ?
Le trac est la conscience de la différence entre ce que l’on aimerait donner au public et ce que l’on se sent capable de faire à un instant précis. Penser que l’on ne va pas être à la hauteur de ce que l’on aimerait produire, c’est l’enfer. Jacques Février, un excellent professeur avec lequel je n’ai cependant pas étudié la musique de chambre, disait – et je le répète aux artistes que je prépare à des concerts : « Quand vous êtes très prêt, vous avez 90 % de chance de ne pas avoir le trac. » Par exemple, deux jours avant mes débuts à Carnegie Hall avec orchestre… Petite parenthèse : c’est le moment le plus important, quand on veut jouer aux États-Unis. Manquer cette occasion peut vous torpiller, ni plus, ni moins. Je pense à un pianiste, nonagénaire aujourd’hui, qui a fait une plutôt jolie carrière en Europe et que je ne citerai pas car ce ne serait pas gentil ; eh bien il a raté ses débuts, et il n’a plus jamais joué aux États-Unis.

Devant des enjeux aussi importants, le trac est-il encore plus fort ?
Écoutez, deux jours avant mes débuts, j’ai avoué à mon professeur de la Julliard – chez qui je suis allée jouer ma Totentanz – que je n’avais pas le trac. Elle m’a répondu : « Deux jours avant tes débuts à Carnegie Hall ? C’est sans espoir ! » Mais je dois avouer que je bénéficiais de conditions exceptionnelles pour me préparer. J’avais ma chambre en plein centre de New York, à deux pas de Central Park que j’adore, chez Hannah Busoni, la belle-fille de Ferruccio, à un bloc de Carnegie Hall, où je disposais d’un piano merveilleux. J’étais dans un environnement exceptionnel. Je suis devenue une très bonne amie de Daniel Barenboim, de Pinchas Zukerman, d’Isaac Stern, d’Itzahk Perlman, de Jean-Pierre Rampal… C’était un enrichissement extraordinaire !

 

 

 

« Le pire ennemi du concertiste, c’est le trou de mémoire »

 

Rencontrer des superstars de la musique vous a-t-il préservé du trac ?
Non. Ce qui m’a donné le plein de confiance, c’est que, le jour où Sergiu Comissiona m’a donné son accord pour la Totentanz, je suis allée acheter la partition dans le plus grand magasin de musique de New York, et j’ai commencé à la travailler. Le jour même. J’avais un an devant moi. Je me suis donnée toutes les chances. Je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur. Donc j’ai bossé comme une folle, j’ai beaucoup répété avec un deuxième piano qui jouait la réduction d’orchestre, et j’ai joué l’œuvre devant Jean-Bernard Pommier. Pourtant, quand je lui ai annoncé mon choix, il était sceptique.

Pourquoi ?
Parce que c’est très difficile ; et peut-être aussi parce qu’aucune femme ne jouait cette pièce. À vrai dire, je ne sais pas si d’autres femmes l’ont jouée depuis, même si c’est probable ! En tout cas, j’étais tellement prête qu’il y avait peu de chance pour qu’il y ait un problème.

Quel « problème » redoutez-vous le plus ?
Le trou de mémoire. Quand j’entends un concertiste avoir un trou de mémoire, j’ai envie de passer sous mon fauteuil et de sortir de la salle tellement ça me fait mal pour lui. C’est horrible, comment on se sent, dans ces moments, d’autant qu’il faut se rattraper.

Vous est arrivé de…
Hélas, oui.

Après plusieurs dizaines d’années sur les scènes, avez-vous chassé définitivement le trac ?
Oh, vous savez, ce n’est pas si simple : on peut ne pas avoir le trac du tout, ou ne presque pas avoir le trac, ou avoir un tout petit peu le trac voire être paralysée par le trac. D’une manière générale, je peux dire que, depuis quelques années au moins, je n’ai pas le trac parce que je suis bien préparée et parce que j’ai effectué un travail personnel. Je suis moins stressée.

 

 

 

« On ne m’attendait pas »

 

Puisque nous parlons de trac, mettons les pieds dans le plat ou les mains dans l’armoire à pharmacie. Ce n’est presque plus tabou : de nombreux artistes se protègent du trac avec des calmants ou d’autres substances…
Si c’est ce que vous voulez savoir, je ne prends plus de pilule avant de donner un concert. Ça, c’est du passé… même si ça pourrait revenir !

Vous semblez décrire un cercle vertueux, presque une tautologie : au moment d’affronter Carnegie Hall, vous n’aviez pas le trac car vous aviez confiance en vous.
J’étais en confiance, oui, mais pas parce que j’étais bouffie d’orgueil ! Juste parce que j’avais répété, répété et encore répété.

Et ç’a payé.
Oui. Un mois et demi après mes débuts, je rejouais à Carnegie Hall avec orchestre. C’était pour le Cinquième concerto brandebourgeois de Bach, avec sa fameuse cadence.

L’horrrrrriblement difficile Totentanz vous a lancée.
Peut-être aussi parce que l’on ne m’attendait pas dans cette œuvre. On en avait ri avec André Watts, le pianiste prodige qui avait aussi fait ses débuts à Carnegie Hall à dix-sept ans en jouant la même pièce, mais c’est vrai que le succès de mes débuts m’a ouvert de nombreuses salles new yorkaises et m’a permis de partir beaucoup en tournée aux États-Unis, en Asie, un peu partout.

Sans stress ni trac.
Presque !

 

 

À suivre…