Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 4
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.
1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
Épisode quatrième
Construire un répertoire
Sylvie Carbonel, à l’occasion du précédent épisode, vous nous avez raconté pourquoi et quand vous aviez jugé que votre formation d’élite était accomplie. Votre impressionnant parcours d’étude et de perfectionnement vous a-t-il préparé à construire votre répertoire ?
Oh, vous savez, il n’y a pas de recettes. Le répertoire, c’est une affaire de prédilections et de circonstances. Par exemple, quand je suis rentrée vivre à Paris, en 1982, Ève Ruggieri et Pierre Jourdan m’ont invitée à participer à une émission sur Antenne 2. Le thème en était : « Le diable dans la musique ». J’ai évidemment choisi de jouer Suggestions diaboliques de Sergueï Prokofiev…
« Évidemment » ?
Tout le monde connaît cette œuvre, non ?
Euh, non.
En tout cas, moi, je la connaissais et je voulais la jouer. Cependant, ça ne suffisait pas pour le programme que j’avais à jouer. J’ai donc effectué des recherches. Je suis allée à la bibliothèque de Radio France, où j’avais mes habitudes, et j’ai découvert un « Scherzo diabolico » d’Alkan. Croyez-moi : il porte bien son nom. C’est d’une difficulté intolérable. Vous avez tout : des octaves, des accords et des arpèges qu’il faut jouer à une vitesse phénoménale sur tout le clavier !
Bref, une œuvre pour vous.
Certes, mais j’ai dû bosser comme une folle. Heureusement, ça a très très bien marché. Aujourd’hui, je peux vous le dire : si le diable existe, il est dans cette œuvre.
« Avec Petrouchka, j’ai passé des moments très compliqués »
Pour une concertiste, le plaisir est-il dans la difficulté ?
Il y a essentiellement le plaisir de jouer de grandes œuvres qui peuvent être trrrès difficiles, ce n’est pas pareil ; et aussi, dans une part moindre, celui de relever un défi. Néanmoins, on l’apprend vite, la très grande difficulté est relative. On croit avoir joué l’œuvre la plus difficile du monde, puis on tombe sur une autre encore plus extravagante. Croyez-moi : ça m’est arrivé. Je n’étais pas au bout de mes peines après être venue à bout du « Scherzo diabolico » !
En choisissant des œuvres ultravirtuoses et parfois peu fréquentées (peut-être parce qu’ultravirtuoses…), vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vous mettre en danger ?
Dans quel sens ?
Imaginez-vous, ne fût-ce qu’un court instant, que vous n’allez pas y arriver ?
Oui, bien sûr. C’est ce qui force à travailler, car il n’est pas question de ne pas y arriver !
Quelles œuvres vous ont, un temps, fait trembler ?
Petrouchka d’Igor Stravinski. C’est vraiment très, très difficile. Je me souviens d’avoir croisé Jean-Philippe Collard à la porte du studio de Pierre Sancan. Il n’avait encore jamais travaillé avec cette sommité. Il venait le voir parce qu’il n’avait pas eu le meilleur des professeurs. Son grand ami Michel Beroff lui avait conseillé de prendre des leçons avec Pierre. Comme je sortais de la salle, il a vu ma partition et m’a dit : « Tu travailles Petrouchka ? Mais c’est horriblement difficile ! » Il avait évidemment et éminemment raison. J’ai passé des moments très compliqués !
Même vous ?
Même moi. Oh, j’aime beaucoup transpirer. Mais là… Pfff, c’était au-delà. Et ce n’était pourtant toujours pas l’œuvre la plus difficile que j’aie dû travailler !
« Selon moi, Jacques Desbrière fait écho à Emmanuel Chabrier »
Cependant, vous ne construisez pas votre répertoire que sur la difficulté…
Non. Il y a des occasions, des idées, des escapades. Ainsi, Pierre Jourdan m’a aussi incité à découvrir Emmanuel Chabrier.
Était-ce une bonne idée ?
Pourquoi ? C’est un merveilleux compositeur !
Certes. Reste que, à part quelques tubes, il n’est guère plus programmé. Stratégiquement, quand on commence à construire son répertoire…
Je me moquais bien de la stratégie : j’étais intriguée. Je suis allée à la section musique de la Bibliothèque nationale de France, quand elle était dans le deuxième arrondissement [de Paris]. J’y allais en quête de manuscrit pour les photocopier ; et j’y ai rencontré Roger Delage, le grand spécialiste de Chabrier. J’avais déchiffré beaucoup d’œuvres quand il a attiré mon attention sur les Dix pièces pittoresques. En effet, il s’agit du chef-d’œuvre pianistique de Chabrier. En 1881, déjà, lors de la création, César Franck a dit : « Messieurs, nous venons d’entendre quelque chose d’extraordinaire. Ces pièces relient notre temps à celui de Couperin et de Rameau. »
Deux siècles plus tard, c’était aussi votre sentiment.
Complètement. Ce sont des œuvres géniales. Certaines sont très poétiques, très mystiques, très charmantes (pensez à « Idylle » !) très extraverties (la « Danse villageoise » !), et leur diversité éblouit. L’une d’elles ressemble même à du Rachmaninov.
Et vous avez une chouchoute, même si vous les avez toutes enregistrées et incluses dans le coffret.
C’est vrai, je les aime toutes, avec quelques réserves pour deux ou trois… mais j’aime infiniment le « Scherzo-valse » et la dernière, magnifique.
Comme les Suggestions diaboliques ne suffisaient pas à remplir une émission, dix pièces, cela ne suffisait pas à remplir un disque…
J’ai donc couplé ce cycle avec le Cahier de musique de Jacques Desbrière.
C’était audacieux car, si Chabrier est un peu oublié, Desbrière est fort peu connu !
Jacques était un ami. Il est mort en 2021, à l’âge de 93 ans. C’était un homme d’affaires qui, un temps, avait envisagé de se lancer dans une carrière de pianiste. Hélas, lors de la Seconde Guerre mondiale, il a perdu un doigt, ce qui mettait fin à ce premier projet. Il s’est alors tourné vers la composition, où il alternait le joliment tourné et ce qu’il faut bien appeler parfois le convenu. Ses pièces que j’ai enregistrées me paraissent faire écho aux « Pièces pittoresques » pour former un disque que je me permets de juger, avec le recul, de très belle qualité. [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Chabrier – Desbrière gratuitement, cliquer ici.]
« James North a écrit que je jouais Moussorgski comme Chopin jouait Liszt »
Votre répertoire se caractérise par le fait qu’il associe grands noms, compositeurs oubliés et raretés. Si l’on omettait votre aspiration à « tout jouer », on pourrait aussi s’étonner que vous jouiez des compositeurs d’inspiration variée (c’est rien de le dire !), du bien français Emmanuel Chabrier à l’ultrarusse Modeste Moussorgski…
Moussorgski est un compositeur que, très jeune, j’ai travaillé avec Pierre Sancan, à travers les Tableaux d’une exposition… que j’étudiais en même temps que Gaspard de la nuit de Maurice Ravel.
Rien que ça !
Cette partition des Tableaux, je l’ai beaucoup travaillée avec Pierre, et je l’ai beaucoup jouée en concert. Je l’ai retravaillée à la Julliard School, et je l’ai reretravaillée avec György Sebők. Or, chemin faisant, j’avais ouï dire qu’existaient des pièces jamais jouées sauf peut-être « Une larme » ou « Gopak ».
Les partitions ne circulaient pas alors aussi aisément qu’à l’ère ismlp…
Non, mais des amis de Moscou que j’avais connus au concours de Bucarest et avec qui je parlais russe (j’avais appris leur langue pour pouvoir garder une amitié très profonde avec eux), je les ai obtenues. J’ai donc mis sur mon piano le manuscrit des dix-sept pièces.
Chez vous ç’a fait tilt.
Bien sûr ! Donc, en 1991, j’ai décidé d’enregistrer la première intégrale de l’œuvre pour piano de Moussorgski.
C’est une première mondiale… qui reste la seule.
Oui, personne ne l’a refaite depuis.
Dit comme ça, ça paraît simple. Ça ne l’était pas.
Non. J’avais eu un accident de parcours dans ma vie personnelle. J’ai donc dû beaucoup et bien travailler. J’ai préparé l’enregistrement avec un plaisir que nourrissaient les œuvres. Elles sont si poétiques çà, si humoristiques là ! Elles reflètent si bien l’âme slave ! C’était vraiment une grande joie de les étudier.
Après l’enregistrement, vous les avez beaucoup jouées, elles aussi.
Il faut dire que j’ai été acclamée par les critiques. James North a dit : « Si vous avez quinze versions des Tableaux, la version de Carbonel vaut que vous l’ayez aussi dans votre discothèque. » Quant aux Dix-sept pièces, il disait, tout en affirmant qu’il y avait « peut-être une fausse note here and there » : « Elle les joue comme si Chopin jouait du Liszt », ce qui était une façon de critiquer très américaine. Donc, oui, en concert, on me les a beaucoup demandées. Bref, je suis assez fière de ce disque que l’on retrouve dans le coffret ! [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Moussorgski, cliquer ici.]
À suivre !