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Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité


Épisode troisième
Se lancer

 

Sylvie Carbonel, vous avez eu suivi très peu de cours avant d’entrer au Conservatoire. Puis vous avez étudié avec Pierre Sancan, vous avez été diplômée à la Julliard School puis vous avez travaillé avec György Sebők. Or, vous allez accrocher un autre monstre sacré du piano à votre tableau de chasse pédagogique : Radu Lupu en personne.
J’ai eu l’immense chance de le rencontrer à mon arrivée à New York. Il venait faire ses débuts à Carnegie Hall. Entouré de ses imprésarios, il me sortait, il m’emmenait partout dans les soirées cossues. Grâce à lui, je me suis fabriqué un beau carnet d’adresses. J’ai rencontré des gens passionnants comme Kyung-wha Chung, la sœur de Myung-whun, une violoniste fascinante.

Et vous avez été une amie très proche de Radu Lupu.
Oui, une amie et une disciple : il lui arrivait de me faire travailler parfois dix heures d’affilée.

 

« J’ai auditionné pendant une heure dans Carnegie Hall désert »

 

Qu’aviez-vous encore à apprendre ?
La tendresse… La douceur… Grâce à Radu, j’ai découvert comment effleurer une basse plutôt que de l’enfoncer. Avoir pu autant travailler avec lui reste un des plus grands privilèges de ma carrière en particulier et de ma vie en général.

Permettez une question de cossard : comment peut-on travailler le piano pendant dix heures ?
Ce n’était pas toujours prévu, mais Radu aimait faire travailler. Quand je lui jouais une sonate de Beethoven, il me disait : « No, Sylvie! » Alors, on recommençait jusqu’à ce qu’il me libère d’un : « Ha, it’s coming! » Après, on pouvait passer à Schubert ou à Mozart…

… pendant dix heures ?
Hum, peut-être pas dix heures. Disons des temps très, très longs. Radu avait une passion pour l’enseignement. Il ne pouvait pas avoir de poste, sa carrière n’étant pas compatible avec les contraintes afférentes. Néanmoins, il brûlait de transmettre. Par exemple, à New York, ses amis médecins avaient un petit garçon de neuf ans. Eh bien, il allait le faire travailler ; et je suppose que c’était un débutant !

Après le CNSM, Julliard, Bloomington et, donc, Radu Lupu, vous êtes-vous enfin sentie prête à lancer pour de bon votre carrière ?
Oui, c’est à cette époque où j’ai commencé à auditionner pour de grands chefs d’orchestre comme Lorin Maazel, Sergiu Comissiona, Isaiah A. Jackson, Jan Willem van Otterloo, Michel Plasson (j’ai adoré travailler avec lui !)… et j’ai aussi auditionné pour le président de Carnegie Hall. La salle était déserte. Il n’y avait que lui. J’ai joué pendant une heure. À la fin, il m’a dit beaucoup de choses très positives et enthousiastes surmon jeu. Une semaine plus tard, mon téléphone sonne, et j’apprends que je fais mes débuts l’année suivante à Carnegie Hall avec Sergiu Comissiona, avec le concerto de mon choix.

Et vous optez pour la Totentanz de Franz Liszt. Pourquoi ?
Parce que je pensais qu’il fallait quelque chose de très, trrrès difficile et qui sorte un peu des sentiers battus – ce qui excluait les deuxième et troisième de Sergueï Rachmaninov, par exemple, ou le troisième de Sergueï Prokofiev. À l’époque, presque personne ne jouait la Totentanz.

 

 

 

« Je joue au tempo qui me semble juste »

 

Que ressentez-vous devant ce défi ? Pardonnez-moi d’insister mais, depuis le début de notre entretien, on pourrait presque croire que tout est normal :

  • entrer au Conservatoire ;
  • en sortir summa cum laude ;
  • tourner sur (presque) toute la planète ;
  • être diplômée de la Julliard ;
  • être choisie pour vous perfectionner dans « la Mecque de la musique » ;
  • peaufiner votre métier avec Radu Lupu.

Là, être programmée au Carnegie Hall en ayant le choix du programme, est-ce normal aussi ?
Ha non, je suis folle de joie ! D’autant que ça se passe bien avec l’orchestre. Les musiciens ont même l’air étonné. Le supersoliste, en toisant mon petit format, a déclaré : « Je n’ai jamais entendu un aussi grand son sortir d’une aussi petite chose ! »

Votre stratégie, qui consistait à prendre le temps de vous sentir prête, se révèle payante. Votre première à Carnegie Hall est un triomphe.
Oui. Les gens étaient debout. J’ai eu droit à une ovation assourdissante. Plusieurs critiques m’ont encensée, notamment le New York Times. Tous étaient dithyrambiques. L’un d’eux m’a décrit comme une virtuose diaboliquement intelligente. Plusieurs promettent un avenir radieux à « miss Carbonel ». Ce succès m’a ouvert les portes du monde entier. Je considère que ma carrière a réellement commencé ce soir-là.

Pour autant, vous continuez à avoir le souci de vous perfectionner, par exemple en allant travailler avec de bons orchestres mais dans des endroits peu prestigieux parce que jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre…
Ce que vous dites est juste : jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre, surtout quand on a le bonheur de jouer avec un grand chef. Avec Sergiu Comissiona, c’était plus que formidable ! Néanmoins, il n’est pas faux d’ajouter que travailler avec des chefs d’orchestre moins attentifs, moins scrupuleux, moins extraordinaires, disons-le, peut apprendre.

 

 

Dans ce domaine, vous avez raconté une mauvaise expérience avec un chef plus soucieux de la seconde partie du programme que du troisième concerto de Prokofiev que vous deviez jouer avant…
Le troisième de Prokofiev est tellement difficile ! Physiquement, c’est très éprouvant… y compris quand, comme moi, on adooore l’œuvre ! Si bien que le contact avec le chef est un soutien bienvenu. Or, quand le chef dont vous parlez est arrivé dans la salle, je répétais. Aussitôt, il m’a lancé : « J’espère que vous ne le jouez pas aussi vite ! » J’étais estomaquée. Je ne jouais pas aussi vite que Martha Argerich, qui le joue vraiment très vite ; je jouais simplement au tempo qui me paraissait juste. Je le lui ai dit.

En théorie, un chef doit suivre le soliste, non ?
Lui ne l’a pas fait. Il a pris plus lentement. Ça m’a désarçonnée, au point qu’il m’arrivait de terminer les phrases avant lui. Autant dire que ce concert-ci a été moyen !

 

« La loi du marketing est dure, mais c’est la loi »

 

Est-ce aussi une façon d’apprendre à mieux choisir les chefs avec qui vous travaillez ?
En quelque sorte. Là, j’ai su que nous ne travaillerions plus ensemble.

Résolution presque facile car vous ne manquiez pas de propositions !
En effet ! Par exemple, j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov avec le Boston Symphony Orchestra dirigé par Lorin Maazel. J’ai été merveilleusement accompagnée. C’était du miel !

Peut-être devrions-nous en profiter pour expliquer ce que – quand ça se passe bien… –, le chef apporte au soliste. Pour certains mélomanes, le chef est une sorte de pantin superfétatoire qui agite sa baguette et se retourne pour saluer quand la musique s’arrête.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que jouer un concerto avec orchestre tient pour moi de la musique de chambre.

En quel sens ?
Dans la musique de chambre, il faut s’entendre avec ses partenaires autant que s’écouter. En concerto, le soliste doit s’entendre avec l’orchestre. Comme vous ne pouvez pas communiquer personnellement avec une centaine de musiciens à la fois, le chef devient votre interlocuteur privilégié.

 

 

En concert, soit. Mais en répétition ?
En répétition, j’aime les chefs qui font reprendre parce que la flûte solo n’est pas partie au moment exact où elle devait partir, ou parce que les violoncelles ont été trop envahissants, ou parce que le solo du premier violon n’était pas à la hauteur… mais il faut qu’ils sachent doser leurs interventions. Trop, c’est trop.

Racontez-nous.
Quoi ?

Votre « trop, c’est trop » est à l’évidence fondé sur une mauvaise expérience. On veut en savoir plus !
Oh, inutile d’insister, je ne nommerai pas le chef – en réalité un trompettiste – avec qui j’ai joué, une fois, en Amérique, le premier concerto de Chopin (que, heureusement, j’ai redonné dans des circonstances plus favorables). Je me suis aperçu qu’il m’enregistrait. J’étais ébaubie. J’essayais de lui expliquer : « Dans Chopin, ça peut changer, d’ici demain ou après-demain ! Je ne suis pas un robot, je suis une interprète, donc j’ai une part de liberté… » En vain. Il m’a épuisée en m’obligeant à reprendre, rereprendre et rerereprendre encore. En réalité, ce n’est pas moi qui répétais : c’était lui.

Parce qu’il ne connaissait pas la partition ?
À l’évidence, il n’avait pas assez travaillé ou pas travaillé du tout. Bref, même si, vaille que vaille, on a donné le concerto, j’ai vécu une expérience très difficile.

À l’inverse, des expériences très positives vous ont illuminée.
Oui, car j’ai découvert qu’il y a des chefs pas très connus qui sont excellents. Par exemple, j’ai joué le concerto en Sol de Maurice Ravel avec le Garden State Philharmonic, dans le New Jersey donc pas très loin de New York. Le chef n’était pas une célébrité, mais c’était un protégé de Comissiona, ce qui n’est pas rien. Ça s’est passé très, trrrès bien. Il m’écoutait. Peut-être parce que je me sentais bien, je n’ai pas eu de trou de mémoire dans le deuxième mouvement, qui est terrifiant pour ça, et j’ai retenu la leçon : certains chefs sont excellents, même si leur notoriété est faible. La loi du marketing est dure, mais c’est la loi.

 

À suivre !