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La Suisse est une passion suisse, et c’est heureux – le titre énigmatique de ce disque en témoigne. De nombreux musiciens helvètes de haut niveau prennent le temps de plonger dans leur répertoire, d’en déceler des angles morts, de le travailler et de l’enregistrer – quitte, pour ce faire, à se transformer en productrice, comme la soprano Stephanie Bühlmann, ici au chant et au financement centré sur une journée seulement d’enregistrement.
En dépit d’un livret qui aurait pu gagner en clarté (les dates des pièces ne sont pas clairement mentionnées, alors que le répertoire court sur près d’un siècle) et en précision (pas de notes en français ni de traduction des textes), et malgré une première de couverture de disque qui ne rechigne pas devant des clichés ne laissant pas prévoir la qualité musicale remarquable derrière les pauvres stéréotypes, l’on se réjouit de découvrir cinq compositeurs – tous excellents – et vingt-huit lieder dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont peu connus chez nous autres, Français de France.
Richard Flury (1896-1967) est le compositeur de huit lieder germanophones ici proposés. Puisque la traduction automatique a ses limites et puisque nous ne parlons allemand que sous la torture – et encore, assez mal, en dépit de notre volonté, paraît-il –, nous nous contenterons d’imaginer le contenu des textes en nous concentrant sur leur titre… et la musique. Les « Nuages d’été » permet de se baigner dans le clapotis céleste propulsé par le piano clair de l’excellent Benjamin Engeli. Le chant, bien que placé un peu en arrière par Andreas Werner, l’ingénieur du son, murmure doucement cette bluette joliment harmonisée. Le « Joli mois de mai », sur des vers de Heinrich Heine chéris itou par Robert Schumann, annonce l’arrivée du désir et de la sève avec un accompagnement partagé entre tonicité et suspension. La « Magie des yeux » confirme le savoir-faire du compositeur, l’art du pianiste et l’aisance de la soprano pour installer un climat en à peine deux minutes.
« De mes larmes » associe intimement voix et piano, souvent en doublure : précis et presque facétieux, les artistes exposent avec naturel leur complicité et leur identité de ressenti musical. « Melancholie », en ternaire, associe deux poètes pour évoquer ce sentiment romantique s’il en est, avec de nombreux passages à l’unisson et une apparente simplicité harmonique dont les interprètes tirent le suc avec une toute aussi apparente simplicité. Également musiqué par Hugo Wolf, « Amour insatiable » d’Eduard Mörike nous explique que l’amour étant comme un tamis que l’on voudrait remplir d’eau pure, il faut s’embrasser super fort parce que « plus ça fait mal, meilleur c’est ». La musique dansante oublie le côté SM du projet pour jouir du prétexte qui consiste à baiser passionnément une demoiselle – les duettistes omettent toute caricature pour tour à tour nous susurrer et nous asséner avec vivacité ce kif. Le ternaire « Libelle » balance et alterne joliment entre murmures et envolées. Une « Berceuse » conclut le cycle de Richard Flury, confirmant la beauté, l’intérêt et la variété dans l’unité de ces mélodies.
Un soubresaut plus tard, nous voici devant six mélodies composées par Daniel Behle, un ténor et compositeur né en 1974. On commence directement par une plongée dans le cœur du réacteur du lied : « Regarde ! nous interpelle Hafis. Je meurs de désir ! » Sobriété de l’accompagnement et clarté de la ligne mélodique éclairent un propos qui prend plaisamment son temps et n’oublie pas, en guise de seconde partie de lied, de laisser le piano commenter. « Au début, dans la fidélité » propose un dialogue tonique et quasi hispanisant par moments entre les deux complices. Des contrastes d’atmosphère, de registres vocaux et d’intensité animent ce lied en deux parties, avec la minicoda qui va bien.
« J’entends l’oiseau de joie » sculpte la voix dans une miniature où le piano et l’harmonie sont entièrement à son service. Le « Vol du héron » envoie un piano très expressif dans les airs, sous les ailes de la soprano. Le « Délire nocturne » poursuit le projet aérien sur un tapis digital prompt, sur lequel court le soprano ductile de Stephanie Bühlmann. Les « Heures profondes écoulées » concluent le cycle avec une liberté revigorante : monodie, silences, soli de l’accompagnateur, synchronisations et écoutes réciproques, rupture de tempo, échos construisent une partition jamais monolithique. L’écriture maîtrisée et intelligente de Daniel Behle trouvent dans ses exécutants des interprètes sensibles, roués et séduisants.

 

 

Quatre lieder d’Urs Joseph Flury prennent la suite. UJF, on l’a croisé tantôt sur ce site, ici, çà et . Il s’ouvre à nous version lied avec « La belle couleur », où Benjamin Engeli témoigne d’un souci de toucher qui fait écho au souci dont témoigne Stephanie Bühlmann dans ses attaques. Envolées, tenues et intensités sont captivantes et avivent le regret de ne comprendre goutte au texte d’Olga Brand. Une « Petite mélodie » enchaîne avec un piano aussi harpiste qu’artiste. Sensibilité, écoute et échos entre complices frappent l’oreille.
« Venise et ton petit sourire » travaille manière de barcarole insatisfaisante. C’est bon signe : faute de bitter de quoi ça parle, on n’est pas très sûr d’apprécier à leur juste pertinence les flux et reflux de nuances. Proposer des mélodies sans traduction des textes est décidément entre cheap et benêt. « Chérie » conclut la série – et non l’inverse – et permet de goûter le métier du compositeur dont témoigne à la fois la cohérence de la ligne tenue par la soprano et la variabilité de la riche partition de l’accompagnateur. On admire le métier du compositeur et des interprètes, et on salue le souci de rendre sens au genre sans prétendre révolutionner un projet et sans rien rabattre des talents nécessaires à ces projets de mélodie.
Vient alors la partie francophone. Elle s’ouvre sur quatre lieder de Peter Mieg (1906-1990), appuyés sur des poèmes dont la graphie laisse penser que la personne qui les a insérés dans le livret n’était ni francophone, ni exigeante en termes orthotypo (dès le premier texte, on goute le « mirroir » aux trois zzzères, et les cristaux « je tant » en deux mots, les suivants renchérissant sur cette méconnaissance de la langue, ce qui n’est certes pas digne d’autant que la musique de Peter Mieg, elle, est plus que digne). En écho, le français de la soprano est élégant mais à tout le moins exotique. Certes, elle chante un texte plutôt hermétique, mais elle l’hermétise encore plus – ha, cette fleur fanée qui devient feunie…
La diction, difficilement défendable, n’enlève guère cependant aux intentions habitant une interprétation volontaire. Avec la même étrangeté linguistique et la même élégance, la « carriole au matin » chante la pluie avec élégance ; l’automne selon Algimantas Narakas et Peter Mieg s’anime. Stephanie Bühlmann suit le flux musical à défaut de marquer les consonnes et la spécificité des voyelles indispensables qui eussent été indispensables à l’intelligence du texte. La « valse des années » fera sursauter les francophones (« jouez sur le clavier des annéezzzzzune valse », faut convoquer le chef de chant français, en en profitant pour lui demander depuis quand « que lui roucoulait » se prononce « que lui recouillait »). Toutefois, si l’on accepte de n’entendre goutte à ce que chante avec sensibilité la soprano, l’on saluera une musique énergique, une voix souple, un clavier ductile et des mélodies excellemment écrites.
Tout finit par six mélodies de Paul Miche (1886-1960). « L’instant », sur un texte de Fernand Gregh, rêve à celle qui vaque, proche et intangible, symbolisant le beau inaccessible de la vie. Dissonances et suspensions joliment soufflées habillent le texte d’un métier musical solide. « Le sapin », sur un texte de Paul Gautier inspiré par Heinrich Heine, embrase l’espace d’un rêve de paysage. La narration, les embrasements et les silences de la chanteuse, joliment ornés par le pianiste, habitent cet espace rêvé. La tonique « Romance italienne » de Paul Gautier, d’après Adelbert von Chamisso, incite la choupinette à dormir, sans doute pour être tranquille comme l’indique le leitmotiv : « Dors, n’es-tu pas heureuse ? » Bien que le texte soit de nouveau curieux dans la glotte d’une fille, la maîtrise vocale, la légèreté pianistique et l’habileté du compositeur suffisent – mais ce n’est pas rien – à séduire l’oreille.
« Dans l’azur » forcément incommensurable de Léon Somveille, un homme – chanté par une soprano, bref – rêve que les yeux de sa bien-aimée brillent là-haut. La boucle finale inversée le confirme : c’est charmant et rendu avec un souci de finition pour le moins remarquable. « Au soir » de Paul Gautier, d’après Paul Gautier pour une fois, rend hommage à une belle de nuit qui n’a qu’une hâte, malgré qu’elle en ait : profiter de la nuit pour se rendormir. La partition ternaire multiplie les subtilités harmoniques et techniques (association piano / soprano, mutations, suspensions) dont les interprètes font brillamment leurs choux gras.
L’affaire se conclut sur la « Terre jurassienne » de Jean-François Gueisbuhler, qui vise à faire chanter l’âme du Jura à travers un vallon, des maisons blanches, une forêt sombre et le ciel du pays – on sent que, en France, ce genre d’éloge serait honni, mais c’est aussi l’avantage de la Suisse, n’est-il pas ? La musique assume le côté chansonnique d’un poème fondé sur une structure couplet / refrain. Sans doute n’est-ce pas la plus ébouriffante des vingt-huit mélodies proposées, mais l’on apprécie qu’elle ne cherche point à finasser plus que nécessaire.
En conclusion, voilà un disque qui est et a failli être passionnant. Il est passionnant car il dévoile un siècle de lieder dont on ne peut dire qu’ils étaient fort connus jusque-là, en dépit de leurs évidentes qualités expressives et musicales. Il a failli être passionnant car, comme francophone, il serait malhonnête de ne pas constater que la partie finale est à peu près aussi inintelligible que la partie germanophone non traduite – consonnes et voyelles ne ressemblent en rien à ce qu’exige la langue française, fût-elle chantée : à titre d’exemple, les « euh » sont « u », les « b » sont des « p », les « d » sont des « t », les « gue » sont « q », les « v » sont « f », la plupart des repères phoniques sont avalés.
Aussi, en bon schizo, conseillera-t-on avec vigueur ce disque à tous, tant l’on était ébloui et heureux jusqu’à la piste 18 incluse, en intimant aux francophones de couper après : c’est musicalement splendide, gorgé de découvertes, réalisé avec une finesse d’interprétation éblouissante… mais la francophonie reste méchamment à la porte du projet.


Suite à cet article, Stéphanie Bühlmann nous a fait parvenir son ressenti. Voici la teneur de notre échange.

Le message de l’artiste
Cher monsieur,
Vous n’avez pas compris le contenu du cahier du CD, car vous ne parlez ni l’allemand ni l’anglais (étonnant ! Avec l’internet c’est tellement facile de traduire tout): sur le CD il n’y a que de la musique SUISSE, pas française! Peter Mieg était du canton d’Argovie, l’auteur de ses poèmes lituanien. Paul Miche était jurassien, comme moi. D’accord qu’on a ici un accent fort où même une ‚autre langue’ avec tout nos expressions… mais il n’y a pas de raison de s’en moquer. Cela dégrade vous, pas moi. Ce sont des chants de mon pays. Pas de la France. Il y a tout mon cœur et beaucoup de français mais celui de la Suisse dedans! Il faudra avoir un peu plus de respect pour l’art des « collègues », surtout dans ces temps dures… si on ne l’a pas, pourquoi écrire un article ?
Salutations de Crémines, Jura Bernois.
Ma réponse
Madame,
J’entends votre ire, et j’en suis fort marri. En effet, pour en avoir parlé avec d’autres grandes chanteuses, je comprends que, si une critique est enthousiaste à une réserve près, certains artistes retiennent le détail et oublient l’enthousiasme qui l’environne. Pas question de le leur reprocher : quoique n’ayant pas leur expertise, je crains que je succomberais à la même tentation ! Je ne doute pas non plus que, en soi, il soit désagréable de lire une réserve apportée à un travail de qualité dans lequel on s’est fort investi. Soyez certaine que j’ai conscience et de l’énergie et de la volonté qu’un enregistrement suppose, tant d’un point de vue artistique que concret.

Ce nonobstant, je ne crois pas que conclure un petit article par : « C’est musicalement splendide, gorgé de découvertes, réalisé avec une finesse d’interprétation éblouissante », après avoir annoncé d’emblée que « l’on se réjouit de découvrir cinq compositeurs – tous excellents », et après avoir truffé le compte-rendu de compliments aussi sincères que motivés, non, je ne crois pas que cela soit une façon malveillante de saluer votre joli disque. Ne pas reconnaître que certaines prononciations du français ont surpris mes oreilles eût retiré de l’honnêteté à cette notule sans faire retentir plus fort les brava qu’elle apporte – me semble-t-il – avec force.

Bien respectueusement et admirativement pour votre travail, en dépit de votre ressenti courroucé,
etc.