Stéphane Blet, Institut Goethe, 2 mai 2017
Dans un monde aseptisé, où l’on oblige les gamins à mette un casque pour faire du vélo mais où les deux-roues peuvent librement rouler sur les trottoirs, où les chiens sont interdits dans les supermarchés alors que les gens non, et surtout où l’on préfère les pianistes aux bouilles de gamins, de gendres parfaits, ou d’ancêtres domestiqués, côté mâle, et, de l’autre, les damoiselles en petite tenue, tous avec des discours et des personnalités bien cadrés et, souvent, inintéressants surtout quand relus par le storytelling façon grimaldienne, dans ce monde mou, donc, Stéphane Blet, en dépit de son apparence de bon fils bon genre, détone par ses convictions tournantes mais affirmées. À l’instar de Cyprien Katsaris, grand pianissse et scientologue sans complexe, ou d’un Michel Tabachnik, fervent à mi-temps de l’Ordre Solaire, il est passionné d’ésotérisme et en parle assez autour de lui pour que ce ne soit pas un à-côté biographique négligeable. D’abord franc-maçon passionné et auteur herméneuticien, l’artissse du jour, quadrilingue et turcophone, a ensuite choisi de fustiger les sionistes qui règnent en maîtres dans les loges (pas celles des théâtres) et de se réfugier dans l’admiration d’Erdogan, ce que le pays du dictateur lui revaut bien. Bref, hors l’apparence, rien de lisse chez l’énergumène qui, soit aussi dit en passant, est quand même prof de piano à l’École Normale de Musique sise à Paris, compositeur et vedette d’une quarantaine d’enregistrements. Cette conjonction entre un zozo non-consensuel et un grantartissse met en appétit.
L’olibrius étant croqué, lui reste à jouer. Sur un Blüthner difficile à faire joliment sonner, Stéphane Blet, partitions sur le pupitre, attaque par la Toccata aux six bémols d’Aram Khatchaturian. C’est une manière – redoutable – de prendre contact avec la bête en montrant son souci d’interprète : privilégier le travail sur le son et les contrastes d’atmosphère contre la virtuosité brute. On retrouve tout aussi peu d’esbroufe dans les cinq mazurkas de Chopin, que l’artiste a choisies contrastées et piquantes, histoire de former un tout cohérent et varié plutôt qu’un catalogue à numéros. Premier gros morceau de la soirée, la quatorzième Rhapsodie hongroise et ses douze minutes montre un pianiste libre de toute contrainte technique mais confronté à la difficulté de faire sonner l’œuvre dans une acoustique sèche qui ne rend pas justice aux séries d’accords plaqués (et Dieu sait qu’il y en a !). Loin d’une interprétation exubérante ou excessive, l’artiste, familier du compositeur s’il en est, s’amuse à chercher de la cohérence dans une pièce qui joue, précisément, du collage d’atmosphères. Cette tension entre unité et variété, apparemment fil rouge du récital, prend ici chair.
Comme pour libérer la tension accumulée par cette pièce tonique et exigeante, Stéphane Blet propose une respiration de bon aloi avec deux gnossiennes d’Erik Satie, offertes avec élégance et ce bon goût qui évite de surjouer. Le second gros passage du récital est constitué par les « Scènes d’enfant » de Robert Schumann. Ici, la dextérité digitale est vitale mais ne suffit pas : prime la capacité à créer des climats spécifiques à chaque pièce. Sans abuser de la pédale, Stéphane Blet y parvient avec un évident métier qui lui permettent de déjouer et les pièges de la partition, et la difficulté de faire sonner ces pièces sans véritable résonance acoustique. La sobriété des effets l’y aide et guide l’auditeur dans ce dédale de miniatures délectables. Le concert se termine officiellement sur deux pièces signées par le pianiste lui-même. Sa dixième sonate, intitulée « Résistances », aurait aussi bien pu s’intituler « Tentations », tant elle s’amuse à danser sur de multiples crêtes – entre atonalité et modalité, énergie et apaisement, fantaisie et inquiétude… Avec ses sonorités orientales bien tempérées, la Première rhapsodie ottomane, « Anatalya », célèbre, elle, les affinités du musicien avec sa terre d’accueil. Elle lui permet de faire sonner le piano selon une logique lisztienne que l’artiste s’est appropriée : collage et mélodie, virtuosité et puissance, diversité et unité énergique.
Après trois bis, dont une nouvelle œuvre de Stéphane Blet et, pour conclure, les « Adieux » de Frédéric Chopin, on sort intrigués de ce récital grand public mais malin, partiellement mainstream et toujours personnel – mais avant tout, c’est l’essentiel, mené de mains de maître. On est curieux d’entendre le dernier concert de cette belle série, organisée avec un succès spectaculaire par Socadisc à l’Institut Goethe. Il sera donné par Frédéric Pélassy au violon le mardi 23 juin. Il est prudent de s’y prendre à l’avance pour réserver, tant les places sont peu chères mais fort courues !