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Nouvel épisode sur la transcription, après les événements pianistiques de Cyprien Katsaris et Corinne Kloska en deux exemplaires, quel superbe disque que ces Transcriptions russes pour orgue, griffées Sophie Rétaux et paru ce 2 mars !
Le projet, qui paraît aujourd’hui, est sérieux : des transcriptions pour orgue de pièces russes variées (quatuors, ballets, composition pianistique…), dont nombre sont inédites, pour le Cavaillé-Coll de Saint-Omer. Sérieux, le projet est tout aussi solide : partiellement financé par le crowdfunding, le disque est propulsé par l’allemand Audite, avec livret trilingue, s’il vous plaît – dès lors, on regrette une piètre impression et un graphisme calamiteux pour la quatrième de couverture, ainsi que l’absence de titre adapté (« Sophie Rétaux, Cavaillé-Coll Organ, Saint-Omer » laisse imaginer plutôt un récital fourre-tout qu’un enregistrement construit et spécifique). Or, en dépit de ces vétilles, ce projet, sérieux et solide, est surtout réussi.


Évacuons donc, dans un premier temps, le point faible de l’affaire en conseillant aux futurs acquéreurs de ne pas s’attarder outre mesure sur le texte de livret, traduit en anglais par l’excellent Peter Bannister. En effet, le bavardage toc qui le constitue ne craint point de conter doulce fleurette à la pédanterie. On y croise, concentrés, de doctes termes, pas toujours indispensables au regard du propos tenu, comme « consubstantiel », « plasticité », « herméneutique » ou « dialogisme du quatuor », voire des envolées éthérées du type : « L’œuvre se présente comme une très belle succession de préludes de l’âme », diantre. Quelques autres défauts patents agressent les lecteurs curieux : trop longues citations remplaçant l’analyse, notes de bas de page imprécises et non unifiées, mélange maladroit des passés simple et composé, relecture perfectible (« académisme désué », par ex., p. 25) et, surtout, non-traitement des sujets principaux.
Par exemple ? Eh bien, d’une part, le topo sur l’orgue joué ici est réduit à la portion mégacongrue, si l’on peut risquer ce néologisme oxymorique, et toc, préfèrant la laudation ronronnante plutôt que la présentation historique et musicologique ; d’autre part, plutôt que des déblatérations générales sur les pièces transcrites ou les compositeurs, on aurait préféré que Sophie Rétaux exposât, en personne, ce qui l’a poussée à choisir ces œuvres-ci, pour partie inattendues, ainsi que les stratégies et options de transcription utilisées. Voilà pour le temps des regrets. Heureusement, la vraie vie est aussi ailleurs et, en l’espèce, dans la musique.


Dans un second temps, le plus important, pointons d’emblée l’art que déploie l’artiste pour nous intriguer. Commencer un disque par une transcription (par Sophie Rétaux) du Huitième quatuor de Chostacovitch (24’), réputé pour avoir été inspiré par la désolation d’une ville allemande et source d’une Sinfionetta apocryphe, c’est renoncer à des effets faciles et spectaculaires, déchaînant les décibels et les traits à la virtuosité immédiatement saisissable. Dans cette composition, DSCH compose un hommage à lui-même, puisque personne ne saurait lui écrire plus beau requiem ; et le premier mouvement, on le comprend, est engoncé dans la tristesse du compositeur qui anticipe sa mort, en éprouvant un chagrin abyssal. L’Allegro molto qui suit secoue d’autant plus l’auditeur en montrant, après un « Largo » envoûtant, les belles possibilités de climat et de précision de l’instrument. Les différents plans sonores, accompagnés par des choix de toucher variés, permettent de goûter la richesse de l’œuvre ainsi spatialisée. Les motifs se déchiquètent pendant l’Allegretto, où le vent se met à hurler à 2’40 avant que le burlesque d’une fête foraine bancale emplisse Saint-Omer. Le premier des Largo finaux permet au lamento de l’orgue d’explorer ses différents miroitements, avec l’aide du tremblant mais aussi avec l’énergie des dissonances répétées avec force. Le second Largo intériorise le chagrin de l’artiste et tente de repousser le silence définitif, incarné par un motif obsessionnel que dissolvent, dans une tenue très organistique, des fonds impressionnants.
Pas plus de « facilité » avec neuf Visions fugitives de Sergueï Prokofiev (13’), transcrites et remises dans un savant désordre par l’interprète. L’exigence est similaire : dans une pièce peu attendue, donner à l’orgue la possibilité de chanter dans toute sa profondeur – les mouvements lents encadreront donc ce florilège remarquable. Toutefois, la spécificité de cette deuxième proposition tient à la transcription, toujours par l’interprète, de mosaïques aux carreaux bigarrés mesurant chacun entre cinquante et cent trente secondes. Le contraste d’atmosphères permet de se plonger différemment dans les profondeurs et la richesse de l’instrument, tout en profitant de la musicalité d’une interprète que n’effraie ni l’onirisme des harmonies, ni l’exécution gourmande de traits.
Construit comme un récital cohérent, le disque suggère alors de siroter le fameux « Prélude en sol mineur » op. 23 n°5 de Rachmaninov (5′), dans une transcription de Gordon Balch Nevin. C’est une respiration agréable pour l’attention de l’auditeur, ici en terrain connu, et supérieurement accompagné par l’artiste – jolie maîtrise du toucher, belle clarté du discours et rendu parfait du decrescendo final, exigeant des assistants, Marie Alabau et Adelya Farushina, une sûreté sans faille. S’ensuit un autre petit bonbon,  la « Danse des mirlitons » de Casse-noisettes (2’30) finement arrangée par Reginald Goss-Custard et tout aussi finement registrée par l’artiste. Avec ce titre, on apprécie par exemple l’usage élégant et pertinent de la boîte expressive, ainsi que le contraste entre la lourdeur poétique de la pédale versus la légèreté des 4 pieds.

Peinture de Dominique Hirsch

Suit un gros morceau : la transcription du dernier mouvement de Shéhérazade par Sophie Rétaux (15’). C’est impressionnant d’inventivité dans l’arrangement, d’aisance dans le jeu, et de maestria dans le rendu des ruptures. Le disque aurait pu s’interrompre ici (le programme affiche déjà une heure de temps), mais l’artiste tient à nous offrir deux bis de très haute volée. Dans une transcription maison, le « Lac des cygnes » de Piotr Tchaïkovski impressionne par la fluidité que trouve Sophie Rétaux. Loin de s’en tenir à la réduction freescore d’un mégatube, elle s’obstine à travailler tout en finesse. En témoigne, par exemple, la recherche de sonorités adaptées, incluant un tremblant très pertinent parmi d’autres trouvailles de registration (écoutez à 1’ !) qui trahissent la complicité de l’arrangeuse avec son instrument. Tout se dénoue sur le dramatique « Prélude op. 3 n°2 en do dièse mineur » de Sergueï Rachmaninoff (5′) transcrit par Frederick G. Shinn. Sophie Rétaux rend avec brio l’association entre la profondeur (non la pesanteur) et la virtuosité tout en faisant une dernière fois profiter de la variété des sonorités de son orgue sur un air connu.
Bref, remarquable, intelligent, captivant : un disque rare, un son superbement capté par Ludger Böckenhoff, et une titulaire exceptionnelle. Ce n’est plus un simple champagne ou une tornade sibérienne, c’est un tonique à la vodka et un mistral gagnants.