Slava Guerchovitch, « Born in Monaco » (Odradek) – 4/4
C’est un peu la BWV 565 des organistes : avec la sonate en si mineur, le dernier volet de la Deuxième année de pèlerinage est l’une des pièces de Franz Liszt les plus fréquentées par les pianistes en quête de sensation forte. Dans ces pages, on l’a chroniquée sous diverses mimines notamment celles de Michele Campanella, qui nous a paru formidable et passionnant, et de Yves Henry, brillant et profond.
L’andante maestoso joue son rôle de prélude. Il est
- dramatique mais attiré par les résolutions majeures,
- énigmatique mais parcouru de motifs itératifs,
- puissant mais aéré par les résonances (pédalisation, tenues, silences en points d’orgue).
Slava Guerchovitch en sculpte
- les tensions,
- les contradictions et
- les mutations.
Son toucher astucieux sait
- narrer,
- surprendre et
- suspendre.
Le presto agitato assai sait
- vrombir et haleter piano,
- explorer et caractériser les différents registres,
- saccader et faire rebondir les petits marteaux tout en évitant de hachurer le récit.
La rupture apportée par
- la modulation,
- le changement d’intensité et
- la modification de la mesure (officiellement à quatre temps, plus précisément à vingt-quatre doubles croches)
explose avec pertinence.
- La vigueur des staccati più animato,
- la fureur des doubles octaves en Fa # et
- le souci de maintenir une lisibilité en privilégiant une virtuosité musicale plutôt qu’un jeu platement démonstratif
rendent encore plus savoureux l’intermède reprenant les motifs liminaires et conduisant à l’andante quasi improvisato en 12/8 déguisé par
- la mesure officielle (4/4),
- les contretemps et
- l’agogique.
On y savoure
- le chromatisme délicat,
- les arrêts sur image,
- l’aura offerte par une pédalisation très juste et
- le très sapide triple piano.
L’andante où il faut jouer « ben marcato il canto » semble vouloir déployer un lyrisme bien tempéré, mais celui-ci est vite brouillé par l’inclination lisztienne pour
- la modulation brillante,
- les inquiétantes car sempiternelles marches chromatiques descendantes, et
- la richesse rhapsodique.
Le compositeur déploie alors sa verve en tension :
- ternaire frotté au binaire,
- contretemps et enjambements de mesure,
- rigueur du 24/16 et exigence d’un jeu « rubato quasi improvisato ».
On salue donc
- l’habileté technique du musicien,
- sa capacité à faire musique en toute circonstance et
- sa science juvénile mais sûre de la narration qui est
- mouvement,
- contraste et
- continuité.
L’allegro moderato au battement sourd ouvre sur un épisode de bariolage aux multiples réminiscences.
- La puissance des octaves,
- la rage des intervalles projetés,
- l’efficience des contrastes
soulignent la maîtrise de l’interprète dont le travail, refusant toute radicalité snob, ne manque cependant ni de hauteur de vue, ni de poésie.
- Son souci du texte par-delà les effets attendus (ainsi de la pédalisation curieuse mais spécifiée dans la partition juste avant le tempo rubato),
- sa capacité à faire résonner les effets lisztiens sans s’en tenir au déjà-vu, ainsi que
- son évident plaisir à faire palpiter une émotion qui ne se réduirait pas au wow
- de la virtuosité,
- de l’ampleur du piano ou
- de la largeur du spectre d’intensités
séduisent. La fausse barcarolle qui se glisse est tendue comme un filet lors de la finale de Roland-Garros. L’andante en Ré bariolé s’enrage bientôt comme l’exigent les octaves jusqu’à l’allegro gonflé à bloc, pour lequel l’interprète ne manque certes pas de souffle. Le finale, entre allegro wagnérien et presto récapitulatif de la plus belle eau, est rendu avec le brio, la sensibilité et l’ambition qui happent en concert mais, ici, saisissent au disque.
Après un Bach foufou, un Ravel direct, voici donc un Liszt sérieux donc vibrant. Le disque-carte de visite donne l’impression d’un interprète qui, doté de moyens remarquables et d’un cerveau bien construit, n’avait peut-être pas encore, en 2022 (date d’enregistrement de ce disque paru en 2025), sa personnalité artistique propre, mais sait déjà interagir presque en caméléon avec les partitions qu’il aborde en faisant montre
- d’ambition,
- d’envie et, c’est plus que louable,
- de respect de la partition.
Pour un jeune virtuose, il est certain qu’existent pires postures.
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