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Photobombing sous l’objectif de Rozenn Douerin (d’accord, j’avais omis d’emporter le vrai appareil…)

 

Une fois de plus, avec « Signac, les harmonies colorées », le superbe musée Jacquemart-André propose une exposition à sa façon – dont il faut absolument jouir avec les jauges réduites actuelles, un bonheur ! Au programme, donc,

  • une exposition riche mais à taille humaine ;
  • un propos passionnant mais singulier ;
  • une focalisation claire mais élargie.

Le plan est un peu bateau, je le concède, mais, comme on va parler de ports, disons qu’il s’agira d’une métaphore filée.

 

Une exposition riche mais à taille humaine

L’exposition est peut-être moins centrée sur Paul Signac que sur Eugène Chevreul, un chimiste ayant réfléchi à la décomposition de la lumière. Dès lors, derrière le fil rouge chronologique, se construit le questionnement sur la restitution de la couleur. Il s’agit de déposer des traits de couleur en laissant le spectateur créer lui-même l’illusion d’une continuité. Le projet est donc triple :

  • transformer le peintre en illusionniste,
  • rendre acteur celui qui regarde le tableau, et
  • définir l’art comme la capacité d’associer fixation sur une toile et création dans l’instant.

Dès lors, le travail semble moins consister à composer un tableau par la couleur que de décomposer la couleur grâce au tableau.

 

Paul Signac, « Palette. Aux tuileries », huile sur bois (1882-1883). Photo : Rozenn Douerin.

 

  • Interrogation de l’artificialité de notre perception,
  • mise en cause du concept univoque de réalité et
  • valorisation de l’aspect kaléidoscopique du visible

paraissent dialoguer et ce, de manière d’autant plus intense que la gestion de la forme et du mouvement paraissent être partie prenante du style Signac. Ainsi, dans le tableau ci-dessous, faussement low fi, on note que, outre le réinvestissement de la palette en biais, les rebonds ou déclinaisons colorées vont de pair avec ce que l’on pourrait appeler une « géométrisation intime » de l’espace, autrement dit une réinterprétation d’une scène par le triple truchement d’un prisme artistique recourant notamment à :

  • la construction des lignes en fonction des couleurs (les lignes ne sont pas que limites de formes, elles sont aussi lumières et ombres),
  • le jeu sur les contrastes (verticalité contre horizontalité), et
  • la sollicitation des multiples possibles (traits droits au bas du tableau, fouillis arrondis en haut, biais de la palette utilisée).

L’exposition souligne la complexité qu’entraîne un tel programme. En effet, pour ne pas mélanger les pigments, les couleurs doivent être déposées une à une, avec un temps de séchage entre chaque. Pour parvenir à un résultat cohérent voire signifiant, l’artiste recourt donc à de nombreuses études, qui lui permettront ensuite de phaser, en quelque sorte, les espaces à peindre les uns après les autres. Aussi la présence de nombreuses « études » au fil des salles n’est-elle pas une faiblesse du projet mais l’une de ses richesses, dans la mesure où ces pièces sont les témoignages saisissants d’un work in progress qu’elles permettent de mieux appréhender – d’autant que l’artiste lui-même aimait à exposer certaines versions préparatoires au côté de l’œuvre définitive.

 

Paul Signac, « Étude pour ‘La Salle à manger’ ou ‘Le Petit-déjeuner' » (1886-1887). Photo : Rozenn Douerin.

 

En ce sens, la richesse et l’humanité de l’exposition ne résident pas seulement dans l’intérêt et le nombre raisonnable des pièces rassemblées. Elles s’expriment aussi par les pistes susceptibles d’aider le visiteur à mieux entrer non pas dans la fabrique mais dans la mise en œuvre du projet de Paul Signac. Dans ses tableaux, se content fleurette

  • représentation et réinterprétation,
  • netteté et floutage,
  • effet de réel et onirisation – et hop.

Tout se passe comme si l’artiste revendiquait un entre-deux ouaté entre la volonté de s’inspirer du réel (ce dont témoignent les titres) et le désir d’investir cette réalité par une diffraction raisonnée de la lumière et de la composition. De là naît son art : ni subjectivité pure de l’artiste, ni savoir-faire quasi artisanal qui permet au regardant de reconnaître l’objet peint, plutôt travail réfléchi sur l’acte qui consiste à transposer le réel sur la toile.

 

Paul Signac, « Saint-Tropez. Fontaine des Lices » (1895). Photo : Rozenn Douerin.

 

Un propos passionnant mais singulier

Au fil des tableaux, il est frappant de constater que la virtuosité technique de l’artiste semble consubstantielle de sa vision. Les deux pôles creusent les sillons

  • d’une évidence brusquement mise en difficulté (on reconnaît le type de paysage pourtant plus ou moins net),
  • d’un prisme qui est autant filtre-voilage que cadrage-focale,
  • d’une juxtaposition de touches qui travaille à disjoindre la compacité apparente du réel.

Le travail chromatique nourrit une exégèse artistique où couleur et mouvement paraissent s’actualiser dans un lieu plutôt que d’en dépendre. En peut-être moins abstrus, ce n’est pas le lieu peint par l’artiste qui décide de sa perception mais

  • les associations de traits ou touches de couleur,
  • le choix du cadrage, et
  • la luminosité saisie.

Chemin faisant, l’art de Paul Signac rappelle que le regard préexiste à la réalité. En cela, la production ici présentée est passionnante, car elle

  • séduit,
  • saisit,
  • interroge ;

et elle est singulière car, bien que l’on puisse la rattacher au néo-impressionnisme, elle exprime une manière personnelle de retranscrire paysages et personnages.

 

Paul Signac, "Mont Saint-Michel. Brume et soleil"

Paul Signac, « Mont Saint-Michel. Brume et soleil » (1897). Photo : Rozenn Douerin.

 

Ce nonobstant, singulier n’est pas solitaire. Paul Signac illustre bien cette complémentarité. À plusieurs reprises, l’exposition insiste sur ses relations artistiques avec de nombreux confrères dont il se sentait proche, parmi lesquels le très délicat Achille Laugé, dont « L’Arbre en fleur » est ici exposé.
Dès lors, parfois, au cours de l’accrochage, l’artiste principal s’efface derrière ses contemporains. Une huile sur calicot de Louis Hayet côtoie un tableau de Camille Pissarro, dont les touches minutieuses, volontiers en confrontation, s’entrelacent pour suggérer un Éragny qui a quelque peu changé depuis…

 

Camille Pissarro, « La Briqueterie Delafolie à Éragny » (1886-1888). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le nombre de visiteurs étant très limité, l’on a tout loisir de rester quelque temps pour profiter du paradoxe Pissarro, associant, d’une part, un souci de précision dans

  • la composition,
  • la structure chromatique et
  • la définition des événements picturaux tels que
    • le paysage,
    • les bâtiments,
    • les personnages vivants…

 

Camille Pissarro, « La Briqueterie Delafolie à Éragny » (1886-1888), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

… et, d’autre part, un sens de la suggestion qui, avec les mêmes éléments (nature, bâti, vivants) remplace la nécessité du trait par

  • l’énergie du mouvement,
  • les déclinaisons de couleurs et
  • la pertinence des contrastes.

 

Camille Pissarro, « Le Troupeau de moutons à Éragny » (1888). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’élégance distinguée de « Au café » de Louis Hayet répond « Le café », œuvre populaire et intime de Maximilien Luce, l’ami anarchiste de Paul Signac l’anarchiste. Au lieu répond la boisson. Au chic, la vie. Ainsi prennent chair des langages picturaux à la fois proches et légèrement dissonants, qui illustrent aussi des perceptions sociales et des engagements politiques spécifiques.

 

Maximilien Luce, « Le Café » (1892). Photo : Rozenn Douerin.

 

Grâce à ces confrontations, le néophyte ne peut que s’extasier en découvrant, chez les maîtres ici rassemblés, que la couleur ne naît pas de la couleur mais de l’assemblage des couleurs. La forme ne naît pas de la forme mais de l’assemblage des couleurs. L’émotion – ici : la concentration – de même.

 

Maximilien Luce, « Le Café » (1892), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Paradoxalement, cette dispersion apparente d’artistes proches, par l’époque, la technique ou quelque franche camaraderie contribue vivement au caractère passionnant de cette exposition, tout en pointant la singularité du héros du jour, le sieur Paul Signac. Entendons par singularité la spécificité de l’art de la suggestion, et non une imbécile hiérarchisation louant telle variation afin d’en dénigrer une autre.
Chaque artiste ici exposé est évidemment singulier, mais la friction entre les techniques employées, grâce à leur proximité, contribue à mieux laisser apparaître l’originalité de celui dont les tableaux exposés sont les plus nombreux. À titre d’exemple, on le peut subodorer en comparant les portraits supra et infra, signées du même peintre.

 

Paul Signac, "Le Port de Saint-Tropez"

Maximilien Luce, « Le Port de Saint-Tropez » (1893), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Une focalisation claire mais élargie

En dépit des mises en perspective qui nous font profiter de pièces signées Henri-Edmond Cross ou Théo Van Rysselberghe, le champion de l’exposition reste bien Paul Signac. Il est montré dans une dynamique chronologique que ses confrères aident aussi à saisir : entre « Le Moulin du Kalf à Knokke » de Van Rysselberghe, si finement pointilleux…

 

Théo Van Rysselberghe, « Le Moulin du Kalf à Knokke » (1892). Photo : Rozenn Douerin.

 

… et le « Paysage avec le cap Nègre » de Cross, si intensément suggestif…

 

Théo Van Rysselberghe, "Le Moulin du Kalf à Knokke"

Henri-Edmond Cross, « Paysage avec le cap Nègre » (1906). Photo : Rozenn Douerin.

 

un fossé s’est creusé, alors que les deux toiles n’ont qu’une douzaine d’années d’écart. Autrement dit, la focalisation diachronique de l’exposition est claire mais, en s’élargissant, elle permet, plus pédagogiquement que schématiquement, de donner à pressentir des mutations que l’œuvre de Paul Signac connaît elle aussi. En réalité, en sus des mutations liées à la maturation d’une technique, l’œuvre de Paul Signac évolue car ses outils évoluent. Le vingtième siècle arrivé, le peintre s’entiche de l’aquarelle, qui lui permet de peindre en plein air ce qu’il contemple – la peinture sur toile, plus longue et lente, ne pouvant être qu’une reconstitution d’après esquisses, études et souvenirs.
Néanmoins, il n’y a nulle contradiction entre les techniques : l’aquarelle, associée à l’encre de Chine, permet à l’artiste d’approfondir sa science de la suggestion, et cela nourrit son travail à la peinture à l’huile – certaines pièces, comme « Avignon. Matin », sont ainsi disponibles selon les deux techniques. L’avantage non négligeable de l’aquarelle est l’audace que permet l’instantanéité, même relative, de cet art. En témoigne la série des deux cents aquarelles inspirées par des ports français, dans les années 1920, qui offre à l’artiste l’occasion de se frotter à une certaine radicalité. Au charme paisible de toiles délicatement ordonnées se substituent alors

  • la dynamique du trait,
  • la simplification du spectre chromatique et
  • le choix de saisir un moment fusionnant météorologie et paysage.

 

Paul Signac, « La Rade de Toulon ou Toulon. Ciel d’orage » (1931). Photo : Rozenn Douerin.

 

On suppose que cette radicalité, moins consensuelle que le néo-impressionnisme liminaire, a poussé les commissaires à faire une entorse à la règle chronologique pour terminer la visite sur des huiles plus conformes à l’idée que l’on se peut alors construire du peintre. Plus conforme, assurément ; mais non point identique. Dans les quinze années précédant la Première Guerre mondiale, Paul Signac travaille à libérer son travail des contraintes réalistes selon deux axes :

  • ne pas s’en tenir à la proximité chromatique entre objet inspirant la peinture et chose peinte ; et
  • creuser davantage le miroitement monochromatique que l’élargissement du spectre utilisé pour chaque tableau.

Ainsi du matin avignonnais que nous évoquions supra, et qui se trouve synthétisé en une infinité de bleus, roses et jaunes.

 

Paul Signac, « Avignon. Matin » (1909). Photo : Rozenn Douerin.

 

On retrouve cet art du flouté aperçu dans l’évocation du « Mont Saint-Michel », peint douze ans plus tôt. Rien d’étonnant, si l’on admet que Paul Signac paraît être moins un peintre de la couleur que de l’effacement. Le monument semblait moins l’intéresser que la brume l’enveloppant. Ici, l’eau et le ciel aspirent les deux tiers de la composition, au point que l’on ne sait si le palais se reflète dans l’eau ou si cieux et eau se reflètent voire se rejoignent dans ce qu’il reste à la ville des papes de minéralité.
Autant la couleur pouvait çà s’associer à la forme, au mouvement et à une géographie du paysage, autant elle semble ici se substituer au réel ou, a minima, devenir sa substantifique moelle. L’art de Paul Signac libère le réel du poids du réel pour en offrir le suc à ceux qui regardent ses tableaux ; et ce suc n’est autre qu’une couleur

  • non plus réaliste mais miroitante,
  • non plus descriptive mais évocatrice,
  • non plus destinée à rendre présent mais à effacer ce que nous croyions connaître du monde.

Partant, bien qu’elle paraisse soyeuse, agréable, captivante à souhait, la subversion picturale à laquelle s’adonne l’artiste secoue notre perception et, fût-ce de façon très éphémère, réactive notre capacité d’émerveillement et de réenchantement du monde, par temps de brume comme de grand soleil.

 

Paul Signac, « Marseille. Le vieux port » (1906). Photo : Rozenn Douerin.

 

En conclusion

Exposition riche mais à taille humaine, propos passionnant mais permettant de deviner certaines singularités et de titiller la curiosité du visiteur, focalisation sur Signac-néo-impressionniste riche mais élargie à d’autres aspects de son travail : les paris et partis pris par les commissaires de cette exposition se révèlent payants – même si l’on s’étonne de voir que la provenance des tableaux est celée. La visite permet aux experts comme aux néophytes de parcourir une œuvre remarquable et pas si univoque qu’il pourrait sembler au premier abord, et de la replacer par petites touches (ha, ha) dans le bouillonnement pictural de l’époque.
Pragmatiquement, la possibilité de jouir à plein de cette exposition grâce aux jauges très réduites devrait encourager tout hésitant à se précipiter dans cet hôtel particulier délicieux où, de surcroît, passé le cerbère amorphe du porche, on est souvent accueillis avec le sourire, détail certes pas si négligeable que ça. Profitons-en tant que nous ne sommes pas rerereconfinés ou, au contraire, complètement déconfinés !

 

Paul Signac, « Sainte-Anne (Saint-Tropez) » (1905). Photo : Rozenn Douerin.

 


Renseignements ici.