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Après une première partie de récital secouante,

  • où les harmonies ultratonales de Denis Bédard se frottaient aux surgissements indomptés d’Éric Lebrun,
  • où l’écriture élégiaque d’André Caplet défiait l’énergie sciemment virtuose de Thierry Escaich, et
  • où le swing harmonique de Naji Hakim succédait à l’inclination pour la méditation d’Olivier Messiaen,

se poursuit le programme échafaudé par SaxOrgue, soit les trois saxophones de Fabien Chouraki (soprano, alto et ténor) à l’orgue Louis Debierre de Saint-Lambert de Vaugirard, la tribune toujours en reconstruction d’Olivier Dekeister.

 

 

Enjott Schneider propose au saxophone de se pavaner au gré de variations sur un thème de Luis de Milán, vihueliste du seizième siècle comme chacun sait. Après quelques transcriptions, voici donc une œuvre conçue pour saxophone alto (ou cor anglais) et orgue – une version substituant un ensemble de saxophones à l’orgue existe. D’entrée, le soliste est invité à imiter le cri du paon (« pfaauu », selon la partition), bientôt suivi par l’orgue manualiter. Après ce prélude, le thème se déploie, partagé entre orgue et soliste. Enjott Schneider veille à associer les deux instruments dans le partage du lead, l’orgue étant en sus chargé de poser des harmonies oscillant entre seizièmismes assumés et modernismes intéressants. Les interprètes rendent aussi raison de breaks fréquents, permettant la bascule entre variations. Une partie centrale, plus mystérieuse, permet à la musique de s’extraire de problématiques dansantes ou rythmiques en laissant voire lissant le temps comme en suspension. Le retour du cri du paon laisse imaginer un finale en écho au thème matriciel. Le compositeur le fait habilement attendre avant de le concéder du bout de la plume, via une fin déceptive que l’on imagine comme un pied-de-nez aux paons qui nous entourent et que nous sommes a minima quelquefois.
Après un « Mystère du Rosaire », voici la Sonatine opus 51 d’Éric Lebrun. Créée par les interprètes, la pièce de 6′ s’articule en trois mouvements. « Furtif » dessine un duo travaillant les échos plus que les confrontations. Des traits brefs ou cycliques se succèdent et s’irritent, incitant même l’orgue à envoyer du décibel avant que le motif liminaire n’apaise cette brusque envolée. « Instant », auquel le titre de l’album fait sans doute pour partie référence, s’ouvre calmement sur les ondulations de l’orgue. Le sax esquisse une proposition mélodique dont les cinq premières notes et le climat évoquent la Première gymnopédie d’Erik Satie. La répartition des rôles entre un accompagnateur et un soliste se trouble çà d’un soudain bouillonnement partagé. Cependant, le retour du thème « satiste » a tôt fait d’effacer cette folie qui ne paraît pas correspondre au tempérament artistique du compositeur ! Pour autant, le bref Finale ne lésine pas sur les traits et joue finement sur les multiples couleurs celées dans l’orgue comme dans l’âme des humains à peu près presque fréquentables. La fin soudaine pourra être imaginée comme une allusion à la brièveté inexplicable voire à la finitude imprévisible de la vie humaine. L’ensemble, narratif et condensé, ne cherche jamais à séduire de façon aguichante mais, en usant avec art des richesses recelées dans le duo orgue et saxophone, capte l’attention de l’auditeur et ouvre des perspectives d’écriture – ce qui est souvent plus palpitant que de les épuiser.

 

 

C’est en randonneur revendiqué qu’Olivier Dekeister se propose de nous peindre des Paysages. Sur un fond d’orgue, un saxophone mélancolique paraît s’ébrouer avant de se lancer à l’assaut du chemin sur un rythme ternaire. La route peut paraître lancinante, à en croire le souffleur auquel le compositeur laisse toute sa place, à deux respirations près ; toutefois, l’énergie ternaire électrise bientôt de nouveau la progression, la parcourt, la booste. Entre sursauts qui ragaillardissent et répétitions des gestes mécaniques (la meilleure façon d’marcher consiste quand même à mettre un pied d’vant l’autre et de r’commancer), le duo se dirige fatalement vers une fin joyeuse que, grand seigneur, l’organiste-compositeur délègue au détaché et à la vitalité digitale de Fabrice Chouraki.
Er Voraerion (Les marins) de Christopher Gibert, organiste et surtout chef de chœur, est un diptyque – ne pas se fier aux indications fournies par le disque, qui inverse les deux mouvements, le premier est bien gravé avant le second ! L’introduction rythmique et grave de l’orgue prépare à l’énoncé du thème par le saxophone. Le compositeur brode autour de la musique – popularisée par Alan Stivell – habillant un poème de Yann-Ber Kalloc’h sur la dure vie des marins qui affrontent la peur, le danger et la lassitude grâce à la bienveillance de sainte Anne qui calme les vents (pas toujours) et à la foi en Dieu qui donne de la force (parfois). Sur des accords sourds et inquiétants, la liberté du saxophone s’enrichit bientôt d’un contrechant en boucle de son partenaire, à la main droite puis à la main gauche. De brefs duos à la tierce ne permettent pas à la narration de s’évader longtemps loin de la fatalité harassante des laboureurs de la mer. On n’échappe pas souvent à son destin… Pourtant, le second mouvement s’ouvre sur l’esquisse d’une tempête qui peut aussi être conçue comme l’inextinguible puissance de la vitalité. Sur le groove de l’orgue, parfois rehaussé d’un jeu soliste, le saxophone s’amuse à entremêler des bribes pouvant former un air populaire. Olivier Dekeister, appuyé sur une pédale solide, participe de cet éloge du rythme dont la progression finale vers les aigus et le fortissimo, pour attendue qu’elle soit, fait son effet.

 

 

Candidat malheureux au conseil d’administration de la SACEM (sa candidature est en une sur son site au moment où ces lignes sont rédigées, d’où la précision…), Denis Levaillant est l’un des grands noms de la musique savante revendiquant son accessibilité. Son slogan : « Une musique d’aujourd’hui pour tous. » Le projet pourrait sentir son Richard Clayderman, mais il oppose une posture claire (assumer de penser à la fois

  • la créativité,
  • l’art,
  • l’artisanat et
  • la réception de l’œuvre)

à une autre radicalité affirmant que seul le compositeur compte, avec une conséquence déviante : plus sa musique semble inécoutable, plus son génie est censé irradier. L’opposition entre ces deux pôles est factice, comme la plupart des dichotomies, mais elle a sans doute alimenté la réflexion ayant conduit à ce récital. En effet, il n’est pas anodin de terminer le disque sur une pièce de Denis Levaillant, marquant ainsi le souhait de combiner des langages variés tout en rassurant l’auditeur par le recours à des musiques volontiers consonantes « même si c’est de la musique souvent récente ».
Le Sixième chant d’amour, dédié « à Marilou » et issu des Quatre chants d’amour profane pour piano solo, a été adapté pour piano et saxophone en 2015 « à la demande de Kurt Lueders, pour une création avec Jean-Michel Goury”. La version pour orgue et saxophone, datée de 2016, s’ouvre en Si bémol mineur, sur une mélodie du sax soprano doublée théoriquement par l’orgue – à l’oreille, il semble qu’Olivier Dekeister préserve cet unisson pour le finale. Sur des fonds doux, la grosse Bête égrène des accords paisiblement, ainsi que l’exige l’indication de tempo (Adagio, 66 à la noire, vitesse respectée par les interprètes).

  • Des sautes de registre du saxophone,
  • de brèves ruptures et
  • une partie centrale plus profuse en notes pour l’accompagnateur

conduisent à l’inévitable reprise de la partie A, distillant une mélancolie sucrée que la dernière note tenue par le saxophone prolonge dans un fade-out maîtrisé.

 

 

En conclusion, voilà un disque qui allie trois qualités :

  • un programme rarement (parfois jamais !) ouï,
  • un souci qualitatif d’accessibilité et de variété,
  • et une interprétation de très haut niveau… même si l’orgue n’est pas souvent audible.

Point de soli pour compléter le programme, les artistes ayant assez de matériau en duo pour ne pas se soucier de briller individuellement. De fait, SaxOrgue cherche

  • moins à éblouir de manière extravertie qu’à attiser la curiosité intérieure,
  • moins à bouleverser qu’à varier les plaisirs,
  • moins à subjuguer qu’à convaincre de l’intérêt de son association.

Si l’on regrette l’absence d’une œuvre-phare qui déjouerait le risque d’une impression de catalogue en rayonnant sur les autres pièces, on se laisse séduire devant ce vitrail bigarré présentant non pas une vision mais plusieurs visions des possibilités d’un duo entre saxophone et orgue qui farfouillerait dans la musique savante des 130 dernières années. Le résultat n’est pas tellurique, exceptionnel, fracassant : il est stimulant et plaisant. C’est moins spectaculaire, certes, et cependant pas forcément moins agréable pour le mélomane attentif !


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Pour assister au prochain concert parisien du duo, c’est le 16 août à 15 h 30,
en la chapelle des Spiritains (30 rue Lhomond, Paris 5).