Saskia Lethiec et Jérôme Granjon, « Sonates françaises », Cascavelle

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À l’ère de la mondialisation et du métissage obligatoire, il y a quelque chose de joyeusement dissonant dans le culte que certains mélomanes, musiciens et producteurs entretiennent pour une musique nationale voire nationaliste. La dilection pour la musique française brassant large mais fortement ancrée autour des années 1870-1920 entre, avec une pudeur très consensuelle, dans cette danse. Mais, enfin, les préventions qui sentent leur pin’s avec une main jaune n’y peuvent mais.

  • L’élégance des mélodies,
  • la finesse de l’harmonisation,
  • l’élégance – voire, contrairement à ce que certains titres génériques laissent supposer, la variété – formelles et
  • l’immédiate séduction du propos

contribuent à la réputation du répertoire, notamment chambriste et orchestral – et c’est heureux que la veine locavore serve aussi, parfois, la grande et belle culture.
C’est dans cette veine que s’engouffre le nouveau disque de Saskia Lethiec et Jérôme Granjon, virtuoses éclectiques et pédagogues de grande renommée. Dans le disque qu’ils viennent de publier aux éditions Cascavelle donc chez VDE-Gallo (label qui, nous avons eu l’occasion d’en causer ici, a largement rendu hommage à la veine sinon nationale, du moins confédérale), ils associent trois « sonates françaises ». Première sur le pupitre, la Première sonate pour violon et piano op. 13 de Gabriel Fauré se revendique d’une veine patriotique visant à reconquérir la musique, longtemps monopolisée par les ennemis de l’époque : l’Allemagne et l’Autriche, ces maudits.
Dès l’introduction pianistique de l’Allegro molto, l’amateur du son lisse des grands Yamaha en sera pour ses frais. C’est un Erard de 1875 qui chante, manié par un pianiste passionné de pianoforte – a priori, l’instrument historique peinerait à se trouver dans de meilleures mains. Un violon de 1741 monté en cordes en boyaux le rejoint bientôt, sous l’archet et les doigts d’une artiste aussi éclectique que son complice, dans la mesure où elle aime taquiner, entre autres, tous les quatuors de Mozart et Haydn mais aussi le travail de Betsy Jolas. À l’écoute de cette volonté, les micros d’Étienne Collard ne cherchent pas à trahir cette quête de granularité sonore par une amplification ou une réverbération consensuelle. Ils captent d’emblée l’oreille grâce à la matité du rendu, qui sait cependant n’être point sécheresse. Ce sera la particularité majeure de cet enregistrement, disons-le tout de go : valoriser les plus belles qualités des partitions – grandioses – choisies pour le disque tout en évitant avec une admirable lucidité les écueils qui leur sont associés. En gros, faire du beau mais sans chercher à faire joli. De l’élégant, pas du lisse. De la musique, pas du sépia.

 

 

Dès lors, la sonate tubesque acquiert une présence singulière qui marque l’engagement esthétique des interprètes. Dans une discographie pléthorique, le choix d’un son peu commun signale une prise de risque appréciable. Le mouvement vif est pris avec l’énergie requise, qui contraste avec l’impression de grande proximité donnée par la spatialisation sonore. Cette version perd beaucoup à être entendue ; elle s’adresse à l’auditeur qui souhaite écouter pour

  • vibrer devant
    • les questions-réponses,
    • les nuances,
    • les respirations,
    • les changements de dynamique ;
  • distinguer les mutations de climat qui font frémir la partition par-delà la virtuosité exigée et la musicalité requise ;
  • percevoir
    • la précision derrière l’atmosphère,
    • l’énergie de l’attaque derrière le fondu soyeux du duo,
    • la vision d’ensemble derrière les cahots de la partition.

L’Andante en ré mineur (puis en Ré majeur) tranche par son balancement tranquille, agrémenté par des arpèges comme suspendus. Tour à tour, les deux musiciens s’accompagnent et prennent le lead. Le flux discursif est assez posé pour s’ouvrir à la poésie ; et les parties en doubles croches sont assez tendues pour éviter que ladite poésie ne s’embourbe dans une mièvrerie capitonnée… jusqu’au dernier arpège que l’on jurerait sorti d’une harpe !

 

 

L’Allegro vivo, en La derechef, sautille avec une légèreté valorisée par des articulations idéales qui emportent la modulation en Ré bémol dans son élan. La partie centrale, ternaire, permet de d’apprécier singulièrement le son si particulier du piano à nu. Les deux interprètes oscillent avec talent entre, d’une part, le lyrisme porté par l’archet et, d’autre part, l’inquiétude qui sourd parfois des marteaux. La réussite de l’interprétation tient beaucoup à ce que, cette fois, les interprètes renoncent au contraste tonique d’ambiances pour installer un flux sinusoïdal d’émotions

  • tantôt tendrement alanguies,
  • tantôt parcourues de pulsions tamisées, et
  • tantôt nostalgiques des rebonds liminaires qui resurgissent.

L’écriture, maligne et astucieuse, sait à la fois

  • installer le riff qui reste en tête,
  • le développer voire le distendre grâce à la virgule ternaire qui attire l’oreille, et
  • le conclure avec une malice roborative dont les interprètes font leur miel.

(Non, tout à fait, je ne vois pas comment on peut faire du miel avec de la malice, fût-elle roborative, mais on n’a qu’à dire que c’est une licence poétique visant à challenger le monopole des abeilles, un truc comme ça.)
L’affaire se conclut sur un Allegro quasi presto en 6/8, où les compères commencent par se passer rhubarbe et séné. Passées ces délicieuses politesses, les musiciens parviennent à colorer ce qui pourrait n’être qu’un badinage de bon aloi en alternant les éclairages sur un thème obsédant et traité de manières diverses. Çà, c’est l’intensité d’un accent pianistique (2’) qui nourrit l’intérêt ; là, c’est la vigueur d’un coup d’archet (2’26) enveloppé de phrasés amples qui anime l’écoute.

  • Art du crescendo-decrescendo,
  • complicité des synchronisations (par ex. quand la main gauche double brièvement le violon),
  • science de l’expressivité,
  • aisance technique
  • et même, à titre anecdotique, signes de vie (tourne à 3’55, par ex.)

contribuent au charme de cette gravure singulière.

 

 

Deuxième œuvre au programme, la Première sonate pour piano et violon op. 75  de Camille Saint-Saëns s’organise autour de deux mouvements, eux-mêmes divisés en deux. Ben oui, faut suivre, on écoute pas un album de Jul, hein.
L’affaire démarre sur un Allegro agitato en 6/8 mêlé de 9/8. Avec dextérité, Saskia Lethiec et Jérôme Granjon installent d’entrée le climat électrique qui va bien. Ces fritures sur la ligne soulignent combien leur duo fonctionne. En effet, dès l’introduction, il ne faut pas seulement des doigts (ne le nions pas, il en faut une quinzaine par mains, et des solides) : en sus, il convient à la fois de jouer l’un avec l’autre et l’un contre l’autre afin de rendre l’agitation du texte. Les bariolages pianistiques permettent d’apprécier le réglage de l’Erard, qui en remonterait à quelques mécaniques contemporaines. L’agitation en profite pour multiplier ses formes : y contribuent notamment

  • le mélange de mesures distinctes,
  • la célérité digitale,
  • le choc entre les duettistes,
  • les modulations (en La puis en Fa),
  • les contretemps dans le passage à 2/4, et
  • la récurrence du thème qui sonne comme un ressassement irrité d’une même idée.

Là encore, ce qui pourrait n’être que clinquant devient brillant grâce à l’assise sonore du violon – agité, mais pas perturbé – et à la légèreté du piano – agité, mais pas hystérique. La minifugue qui tente sa chance, la coquine, ne peut tenir longtemps, dans un contexte où le bouillonnement est plus propice au surgissement qu’au sage ordonnancement imposé par l’exercice. Les modulations reprennent donc de plus belle : voici le passage en Sol, le fragment en Si bémol ; puis voici les contretemps rythmant le passage en 2/4 semblant cheminer vers un apaisement vite fragilisé par les mesures irrégulières qui secouent la partition depuis le début. Ces mutations progressives d’un calme apparent vers un déchaînement maîtrisé montrent les interprètes sinon à leur meilleur, du moins à leur plus fin. Sakia Lethiec et Jérôme Granjon sont capables, ensemble ou en s’escagassant mutuellement, de changer une atmosphère presque sans que l’on s’en aperçoive. Ils ont peu de pareils pour, par exemple, nous faire passer d’un balancement rassérénant, genre clapotis hypnotique incitant à reprendre un mojito avec plus de rhum s’il-vous-plaît, à l’excitation houleuse d’un ring de boxe ou à la gouaille d’une altercation urbaine… et retour, ce qui est encore plus appréciable.
L’Adagio ternaire, enchaîné, installe progressivement son Mi bémol et laisse presque à découvert la respiration de la violoniste – oui, même les virtuoses sont des êtres vivants et ont besoin de capter de l’oxygène pour aller au bout de leur boulot. Une petite danse s’esquisse et se déploie en modulant, entre violon et piano, avant de s’éteindre pour chercher un nouveau souffle en Mi bémol. Elle ne trouvera point de nouveau souffle véritable et finira par s’éteindre sur une tenue marquée triple piano.

 

 

Cette transition prépare l’auditeur à l’Allegro moderato en sol mineur qui débaroule en sautillant. Saskia Lethiec se délecte des

  • trilles,
  • détachés et
  • contretemps

qui font rebondir son archet ; Jérôme Granjon accompagne avec

  • rigueur,
  • sens de l’écoute et
  • art de la respiration – écoutez à 1’15, sur la piste 6, comme juste un p’tit silence microsecondaire permet d’aérer le changement de couleurs et de meneur, quand un enchaînement immédiat aurait desservi l’interprétation, et quand un silence trop long aurait eu l’élégance d’un coup de Stabylo sur un incunable.

Le dialogue entre les deux partenaires est riche en mutations et modulations, Saint-Saëns tâchant de traiter le domestique pianistique presque aussi bien que la vedette violonique. Puis le compositeur suspend le discours. Prenant le temps de la transition et de la modulation, il précipite les deux partenaires d’un seul coup d’un seul dans un Allegro molto riche en doubles croches pour la violoniste. L’efficacité de l’écriture, avec

  • ses torrents de notes,
  • ses accords répétés,
  • sa simplicité thématique,
  • son goût pour la modulation,
  • son souci de faire dialoguer les zozos aux prises, et
  • ses contrastes

est traduite en sons avec un luxe de raffinements (

  • précision,
  • nuances,
  • confort technique,
  • engagement,
  • maîtrise du son et
  • liberté intelligente dans les détentes

). Entre

  • fleurette,
  • communion et
  • duel,

le duo met à profit cet exercice de virtuosité pour étinceler et faire à la fois de la musique et beaucoup d’effet.

 

 

Dernière des trois sonates proposées, le monument du patriarche César Franck se profile. C’est par sa Sonate pour piano et violon en La majeur que s’achève le disque. De cette sonate, Ernest Reyer disait, comme le rappelle utilement Jacques Bonnaure dans sa notice :

Ce n’est pas une sonate, mais c’est bougrement beau quand même !

L’Allegretto « Ben Moderato » qui ouvre le bal en 9/8 s’ouvre avec la modération idoine, heureusement propulsée par les octaves graves du piano. La tentation de l’alanguissement est contrebalancée par la pulsation pianistique interprétée avec une légèreté digitale très habitée. Cet allant dissimulé donne sa sapidité au balancement rythmique et harmonique. Ici, ni autorité autoritaire, ni désinvolture déboutonnée : l’usage de la pédale de sustain témoigne et participe de ce désir de sculpter le son pour faire musique en créant une résonance qui n’ôte rien à la finesse rouée de l’écriture.

 

 

L’Allegro troque les trois dièses pour un bémol et le 9/8 contre un 4/4 à l’armature. Manière d’emportement quasi scriabinien – renforcé par les couleurs de l’Erard choisi par le pianiste – secoue alors le clavier, avant qu’un violon noir à souhait ne lui fasse écho. La retenue du tempo quand la tentation du Ré bémol furète jusqu’à juxtaposer ternaire (au piano) et binaire (au violon) permet de goûter l’espèce de bouillonnement intérieur qui s’effiloche jusqu’à un « quasi lento » de transition. Comme si, à force de ne pas exploser la pulsion créative se concentrait dans une suspension discursive… non point impasse mais calme précédant la tempête en Do dièse (pour commencer). Les complices parviennent à fomenter une révolte où le brio de l’un puis de l’autre ricoche sur

  • l’énergie,
  • l’écoute,
  • le goût de la confrontation ou de la confortation.

En résultent

  • discussions,
  • interrogations,
  • irritations et
  • contrastes.

Elles sont ici rendues avec une maestria qui troque le clinquant pour le puissant. Une mise en place remarquable permet l’expression de sentiments que l’on a rarement ouïs exprimés avec un soin aussi prononcé pour rendre les riches miroitements du mouvement, par-delà l’indispensable bravoure que les notes requièrent.
Caméléonisme magistral des musiciens ou modification des réglages des micros ? L’acoustique paraît différente pour le « Recitativo-Fantasia » en C barré, annoncé « Ben Moderato ». Tout se passe comme si l’affaire prenait une autre ampleur, une résonance plus spatialisée, qui s’accorde au caractère mystérieux du prélude partagé entre les deux instruments. Un Molto lento accentue cette impression d’étrangeté brumeuse, au point que l’on croit entendre çà et là de curieux points de montage (1’20, par ex.). Entre rubato et a tempo, les musiciens concatènent avec un savoir-faire patent l’incertitude du discours avec le projet « molto dolce e tranquilo » jusqu’au splendide crescendo-decrescendo qu’ils maîtrisent à outrance. De la sorte, ils nous ouvrent la voie à un superbe passage « a tempo moderato » où le choix de la granularité sonore incarnée par leurs instruments donne du relief à une fantaisie qui hésite entre

  • la jubilation de l’apaisement,
  • la joie du frisson et
  • le plaisir sporadique du sursaut.

 

 

L’Allegretto poco mosso est sans doute pour partie un tube parce que, en contrepoint d’un mouvement énigmatique – en dépit de son leitmotiv – , il associe un thème simple énoncé d’emblée en écho, où le piano veille à être plus en back-up du violon plutôt qu’en concurrence. Cette maîtrise du volume sonore ne manque pas de charme lors du développement en double qui alimente les échanges entre les duettistes. D’autant qu’il faut une tenue forte et une conception tonique de la sonate pour que cette jolie musique ne succombe pas au démon séraphique qui gronde sous son aspect charmant. En sécurité avec les interprètes, on jubile devant une musique ici portée notamment par

  • les contrastes d’intensité et de dynamique,
  • l’aisance technique et
  • l’art d’accompagner une modulation par un phrasé laissant sentir que cette anicroche est naturelle est nécessaire.

Voilà une façon parfaite de conclure un programme remarquable auquel Saskia Lethiec et Jérôme Granjon donnent un lustre à la fois personnel, respectueux, brillant-mais-pas-que, bref, original et réussi.

 

 


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