Salvatore Pronestì, Basilique de Saint-Denis, 18 septembre 2022
Étrange paradoxe que ce récital ! Inscrit dans la tournée européenne de Salvatore Pronestì, le plus italien des Italiens en général et des facteurs-organistes en particulier, il se présente comme une visite en musique du premier monstre fomenté par Aristide Cavaillé-Coll. Partant, son contenu sonnera joyeusement comme un programme pour Fête de la musique tardive et un peu moins, c’est le paradoxe, comme une Fête de l’orgue. En effet, si l’artiste parvient à masquer le fait que le clergé lui a à peine laissé le temps de registrer, il ne peut dissimuler la spectaculaire fausseté de l’instrument.
Rien d’étonnant : tous les orgues d’église souffrent beaucoup l’été. Il est fréquent que les températures élevées et les conditions hygrométriques avivent les faiblesses structurelles des instruments, causent des dégâts exigeant le passage d’un facteur et, donc, rendent inutilisables les jeux d’anches en les désaccordant violemment. Ainsi, l’église de la Madeleine a récemment décidé de repousser les récitals prévus à la rentrée, l’état de « son » Cavaillé-Coll n’ayant pas été jugé compatible avec l’exécution des pièces de répertoire prévues lors des manifestations de rentrée, lancement de l’intégrale César Franck par Jean-Luc Thellin en tête. Par chance, Salvatore Pronestì, réputé pour être un organiste à hauteur d’homme – et non à Rotterdam, pas pu m’en empêcher – sachant faire ruisseler sur tout orgue sa faconde charismatique et ses inclinations sooo italiennes, par opposition aux hypertechniciens extraterrestres dont les interprétations virevoltantes coupent le souffle, a choisi de propulser un programme peu ou prou entièrement improvisé, ce qui permet en théorie d’adapter la sélection de jeux à l’état de la Bête…
… ou d’assumer sans fard la réalité. Le « Processionnal de fanfares » liminaire attaque bille en tête sur les anches, claironnant que le musicien s’est décidé pour la seconde option. S’il veut apprécier l’association très pronestienne entre solennité triomphale et intuition mélodique, le public nombreux va devoir s’habituer à cette fausseté au parfum nostalgique de fin d’été. Un écran de petite taille offre une retransmission bienvenue mais, admettons-le, médiocre de ce qui se passe à la tribune. Là encore, on peut choisir
- de s’étonner de la disproportion entre la qualité de l’image eu égard à la majesté de la basilique et de l’instrument, ou
- de saluer la volonté des organisateurs de faire du mieux qu’il est envisageable.
Ceux qui préfèrent la première indignation ont toute latitude de filer, et ils seront peu nombreux ; ceux qui restent acceptent de privilégier la seconde partie de l’alternative, parce que c’est grâce à elle, si modeste soit-elle, qu’ils peuvent associer l’image au son au cours (court) d’un instant musical si peu typique d’une ville où la notion d’exotisme s’est inversée.
Le « Past time with good company » de Henry VIII cache, sous ses airs guillerets, un texte dégoulinant de moraline contre l’oisiveté et la luxure – concept fort englobant chez ceux qui s’émoustillent en s’offusquant. Salvatore Pronestì traite l’affaire avec sa bonhommie, oubliant la chougnerie pour garder, cultiver et laisser rutiler les plaisirs
- du contretemps,
- du rebond et
- de l’association a priori cocasse entre un orgue de 1833 et une chanson du début du seizième siècle.
Or, cet attelage plutôt inattendu fonctionne à merveille, d’autant qu’il s’inscrit dans la double veine irriguant le concert :
- l’exploration sonore de l’orgue et
- la science du déploiement instrumental qui sied à l’artiste, feat.
- effets d’écho,
- travail sur l’équilibre et le déséquilibre des plans,
- énergie des rebonds,
- mutation des couleurs, etc.
Après des applaudissements nourris, une pause pédagogique suspend le concert. Nous n’avons jamais été très fan de la tendance à couper la parole à la musique ; nous ne le sommes pas devenu cette fois, moins par la teneur des propos, clairs et contenus, que parce qu’un programme en couleurs est à la disposition des spectateurs… et, surtout, que le temps est compté : 45′ après le début du show, le clergé vient préparer l’autel, c’est hélas de bonne guéguerre, pour bien rappeler que la musique devra fermer sa mouille soixante minutes après l’heure prévue pour le premier son.
Salvatore Pronestì enchaîne avec une improvisation plus abstraite – en cela qu’elle n’est pas fondée sur un thème spécifique – visant à faire sonner l’orgue dans une « fantaisie de sons et de couleurs ». Graves et aigus tremblants amorcent l’exploration dans une ambiance très orgue Hammond. Le musicien a la bonne idée d’assumer le côté improvisé de l’improvisation, loin des grosses machines huilées à l’avance selon des astuces battues et rebattues dont l’objectif est de laisser croire que l’improvisation est écrite à l’avance. Il donne ainsi au spectateur l’impression d’un voyage en commun, en train de s’inventer, et ce n’est pas qu’une impression ! Soudain, une anche arrive pour établir un dialogue entre accompagnement sur les fonds et jeu solo. L’arrivée d’autres jeux d’anches, avouons-le, fait saigner des oreilles, mais posons que cette douleur part d’un double bon sentiment : d’une part, sauver le récital ; d’autre part, plonger l’auditeur dans la réalité d’un orgue au début de l’automne ! (Dilemme de l’organiste devant un orgue souffrant : ne pas faire entendre que l’orgue est en souffrance et laisser les auditeurs dans l’ignorance de cette réalité, ou faire admettre aux auditeurs que, oui, il serait temps d’investir instamment dans un entretien plus fréquent du monstre…) En ces journées du patrimoine, les effets wow de crescendo interrompu par les flûtes puis de l’explosivité puissante du tutti ont beau crisper certaines ouïes trop sensibles, ils éveillent aussi les curieux à la découverte d’un instrument protéiforme.
Ayant assumé la fausseté douloureuse des anches, fors le cornet, souvent le dernier des siens à faire illusion, Salvatore Pronestì n’hésite pas à en jouir ostensiblement dans « Une jeune fillette » et ses variations. L’improvisation articule
- énoncé du thème sans forfanterie (rare chez cet énergumène !),
- sourdine sur la digitalité fofolle pour privilégier la caractérisation de chaque variation,
- plaisir de l’évolution des sonorités et, attendu,
- grand crescendo vers le tutti tenace pour les dernières reprises du thème.
Les connaisseurs et les cuistres, qui ne sont pas toujours les mêmes, apprécieront la création suivante, autour du passus duriusculus. Le jeu consiste – comme chacun sait – à jouer tous les demi-tons d’une quarte (motif auquel ont recours des musiciens de bebop autant que Johann Sebastian Bach !). Salvatore Pronestì s’empare de la contrainte et l’émoustille sous forme de chaconne. Dans cette perspective, il prend le temps de velouter une première partie douce – oui, « velouter une partie douce », je tente – avant de filer vers le crescendo convenu. Le clergé ayant commencé les pressions préalables à l’évacuation de la basilique, nous n’entendrons pas la « Marcia sinfonica » d’Angelo Lamanna, mais on ne coupe pas ainsi la chique à un organiste jouissant de l’orgue de Quentin Guérillot.
Voici donc venu le temps des « Grave e toccata fantastica », décapsulés sur un ré mineur majestueux ainsi qu’annoncé. Le « fantastique » qui lui succède se concentre dans une tonicité forte de bout en bout. Les contraintes de pré-registration et l’urgence d’en finir semblent suggérer à l’organiste d’emprunter derechef la voie du grand crescendo, tout en lui inspirant un projet thématique et chromatique qui fait écho à la pièce précédente. Salvatore Pronestì ayant le sens du show, il nous rappelle heureusement que non bis in idem : une partie registrée pour sonner façon musique de film précède la spéciale de l’Italien, le trait de pédale appuyé qui prépare les accords finaux.
Le triomphe contraint l’artiste à proposer un encore rapide : peut-être pas la « moderne danse française » annoncée, mais manière de sortie de messe « pas trop longue » où se mêlent
- simplicité du propos,
- sens mélodique et
- joie de partager les sons d’un grand orgue.
La jubilation pronestienne enthousiasme un public divers, allant des organopathes aux badauds surpris, en passant par la dionysienne-type, entièrement voilée… et restée jusqu’au bout du concert. Que Salvatore Pronestì, grâce à sa musique souriante et sans chichi, parvienne à ouvrir un espace temporaire où la culture savante et la musique d’orgue préludent à une rencontre, éphémère et infraverbale, entre étrangers n’est pas la moindre performance de son récital, mais elle s’inscrit, plus durablement, dans son caractère. En effet, l’artiste lui-même est une interface culturelle. Très ancré dans son personnage d’italianissssssime, il va jouer de par le monde (il prépare son retour à West Point) et invite à son tour ses collègues, surtout depuis qu’il a été nommé « directeur artistique du festival international d’orgue du Panthéon de Rome dans le secteur des relations internationales ».
Son prochain invité ? Quentin Guérillot, précisément, le titulaire des grandes orgues de la basilique de Saint-Denis. Cet italianophone bardé de prix pourra faire briller sa personnalité associant virtuosité et esprit alla francese. De la sorte, celle-ci contrastera joyeusement avec celle de son hôte, un instrumentiste qui, à défaut de couper le souffle de l’assistance par une technique vertigineuse,
- sait sourire avec les notes,
- tirer le meilleur des orgues avec malice et
- jouer avec le cœur.
En ces temps où maints musiciens s’adonnent à une compétition circassienne préférant parfois le brio à la musicalité, on a connu pire proposition artistique.