Salle Pleyel, 8 février 2014 : Bryn Terfel
Bryn Terfel, l’un des barytons-basses vedettes, a averti son public depuis plusieurs mois : finis, pour lui, les grands opéras. Désormais, il se produira surtout en récital, genre sans doute plus rémunérateur et assurément moins gourmand en temps. Le semi-retraité est venu à Paris célébrer sa reconversion avec l’Orchestre national de Belgique, dirigé par Garet Jones. Nous y étions.
La première partie du concert joue sur la diversité des compositeurs et des humeurs. L’orchestre lance le bal avec l’ouverture de Don Giovanni, enlevée sans brio excessif mais avec efficacité : les contrastes d’atmosphère sont bien rendus (même si, par goût personnel, on aimerait plus de nuances et de différenciation entre les caractères de cette pièce liminaire) ; ils préparent pertinemment l’entrée en scène de la vedette, venu chanter l’air phare de la trahison de Leporello, « Madamina, il catalogo è questo ». Le valet y énonce et dénonce tout à la fois le catalogue des maîtresses de son maître, avec une verve bouffe que traduit l’iPhone du chanteur, présentant quelques-unes des mille et trois conquêtes espagnoles – en attendant mieux – de son patron. L’effet serait sans doute lourdaud si le chanteur ne prenait garde à soigner les détails vocaux. Ainsi, les dérapages volontaires sont sertis dans une ligne qui s’amuse des difficultés (souffle, variété de timbres, netteté des attaques et liberté de l’interprétation). D’emblée, le public est conquis, et le ton de la première moitié du récital est donné. Ce que confirme le bref intermède proposé par Bryn Terfel pour préparer le public à l’air suivant, d’une humeur beaucoup plus sombre : « Io ti lascio, oh cara, addio ». « Pour moi, ce ne sera pas difficile », admet le Gallois qui avoue l’avoir mauvaise après que son équipe de rrrru(g)by s’est, dans l’après-midi, fait écraser par l’équipe d’Irlande pour la deuxième journée du tournoi des Six-nations.
En deux airs, avant de profiter de la célèbre « polonaise » de Tchaïkovski pour prendre un peu de repos, l’artiste parvient à poser l’enjeu de la soirée (ni un opéra, ni une simple succession d’airs : un récital choisi et incarné), et à séduire par une voix puissante, charnelle et joueuse. Suivent deux tubes extraits du Faust de Gounod, piochés dans le catalogue de Méphistophélès : « Le veau d’or » et son inquiétante allégresse vouant l’humanité à se battre « au bruit sombre des écus » (contraste subtilement rendu par le flippant Terfel) ; puis « Vous qui faites l’endormie », sur l’art de savoir à qui donner un baiser. La leçon est un peu tardive pour Marguerite, mais le contraste fonctionne encore et permet au chanteur de jouer librement de sa voix. En effet, loin de chercher systématiquement le beau son, il n’hésite pas à faire primer par moments l’expressivité sur la jolie musique, avant que sa technique parfaite ne saisisse l’auditeur par un retournement de style spectaculaire, prouvant que ces dérapages sont volontaires et contrôlés d’amont en aval. Après l’ouverture de Nabucco, c’est encore cet art de l’interprétation – et non de la simple exécution – qui entraîne l’adhésion du public. Bryn Terfel intervient avant de se lancer dans « Ehi! Paggio!… L’Onore! Ladri! » pour avouer qu’il aimerait chanter Falstaff à Paris, ne serait-ce que pour battre le record de fois qu’un artiste a chanté Falstaff dans le monde entier. Comme Anne Sylvestre, l’honneur, ça fait bien rire Falstaff, qui n’en voit l’usage ni pour les morts, ni pour les vivants. Bryn Terfel en rajoute dans le cabotinage et le gag (en écho au texte, il interagit avec le chef et le premier violon pour leur demander si l’honneur peut leur remettre un cheveu ou un tibia en place), mais cet accès de bouffe est cohérent avec l’air. En fait, l’artiste en rajoute – sans perdre le fil de la justesse et de la finesse interprétative – afin de donner du sens à un air qui, sans cela, ne serait qu’un exemple de virtuosité, mais, avec, devient un mini-opéra. Les hourrah de la salle signalent peut-être l’efficacité du comédien, mais celle-ci n’est appréciable que grâce à la sûreté du musicien. Les deux mélangés sont un délice.
La seconde partie du concert est annoncée 100% wagnérienne. Autant dire que le cabotinage disparaît donc d’un coup. On va moins rigoler. Beaucoup moins. Et alors ? Après un prélude (Lohengrin, III) exécuté vaillamment par l’orchestre (beaux cuivres, contrastes plus travaillés que pour le Mozart liminaire, malgré un léger manque de puissance et d’énergie à notre oreille), Bryn Terfel revient pour un extrait des Maîtres chanteurs de Nuremberg, le célèbre « Was duftet doch der Flieder ». Loin du Wagner tonitruant, cette ode à l’insaisissable (« Il n’est point de senteur pareille à celle des lilas, mais comment la saisir et la dire ? » demande en substance Hans Sachs) remet clairement les choses en place : non, Bryn Terfel n’en a pas fait des tonnes en première mi-temps pour masquer un déficit de travail ou de voix. Ce premier air le surprouve (?) en saisissant d’emblée l’auditeur : pianissimi sublimes, diction aux petits oignons, aisance dans l’ensemble du registre… Même l’orchestre semble suspendu à la gorge de la vedette tant ce qui est produit est splendide.
La romance à l’étoile de Tannhauser confirme la puissance d’émotion que Wolfram peut dégager, malgré un texte saturé de clichés (en allemand sans sous-titre, c’est un chouïa moins grave pour les non-germanophones de ma trempe) en évoquant cette « nuit, prémonition de la mort » où brille l’étoile qu’il invoque. Et évoque. Et convoque. Bref, bien que l’ultragrave ne soit pas son registre de prédilection, le baryton bouffe a résolument muté en basse prenante, riche et quasi profonde, que font respirer les battements des vents, les frottements légers des vents et les ploum-ploum harpistes. La « Chevauchée des Walkyries » remet le feu aux poudres. Certains cuivres semblent parfois « limite de rupture » ? Tant pis, le tempo allant et le rythme bigarré de cette pièce préparent plutôt bien l’arrivée de Wotan pour « Leb wohl, du kühnes, herrliches Kind! ». Dans cet air kolozzal, le boss des dieux sacrifie sa fille préférée, coupable de désobéissance aux ordres de bobonne. Après l’adieu, tonne l’invocation de Loge, dieu du feu, chargé de faire jaillir le brasier qui protègera la Walkyrie des minus. Bryn Terfel, qui connaît ce long morceau de bravoure mieux que sa poche, l’interprète pourtant avec un soin et une incarnation remarquables. Certes, l’orchestre, honnête et concentré, paraît un peu court pour rendre la solennité du moment ; reste la puissance d’un chanteur capable, malgré la difficulté de ce finale, de communiquer tant l’affection et la tristesse d’un père tourmenté (il a aussi choisi de trahir la fille qu’il abandonne, quand même) que la maîtrise tellurique des éléments du Grand Schtroumpf. Selon le mot à la mode, c’est superlatif.
D’autant que, pour ne pas quitter ses admirateurs sur une note trop dramatique, Bryn Terfel enfourche en bis un dernier air faustien, en l’occurrence le méphistophélique « Son lo spirito che nega » d’Arrigo Boito, un air qu’adoraient les chiennes de son père car des sifflements le ponctuent. Ce bonus le confirme : à son sens époustouflant de l’interprétation, à la puissance savamment dosée de sa voix, à la variété des tempéraments qu’il affiche et à la musicalité qu’il dégage dans le répertoire farcesque comme dans les airs les plus dramatiques, Bryn Terfel ajoute une simplicité apparente « à la galloise » et un savoir-faire scénique patent. La présence massive du public venu applaudir l’artiste souriant à sa sortie de scène traduit in fine l’efficacité de cette performance musicale et scénique.
En conclusion : hats off, man. Et bonne chance au Pays-de-Galles pour le prochain ma(t)chchch !