Salle Pleyel, 14 mars 2014 : les « Gurrelieder » d’Arnold Schoenberg
Extraordinaires : avec six solistes de classe internationale, un double chœur mixte, un orchestre massif incluant une soixantaine de supplémentaires, et une scène agrandie pour l’occasion, les Gurrelieder d’Arnold Schoenberg programmés à Pleyel ce 14 mars sont un événement hors du commun, dignes de la mission de service public qu’est, pour partie, celle de l’Orchestre philharmonique de Radio France (le concert est disponible en replay ici). Nous y étions.
L’œuvre : les deux heures de musique annoncées s’ouvrent par une première partie où le roi Waldemar (Robert Dean Smith) se réjouit de rentrer à Gurre. C’est là que vit la belle Tove (Katarina Dalayman). Après soixante-dix minutes, celle-ci meurt, assassinée par la reine jalouse, comme le rapporte l’oiseau interprété par Michelle De Young. La deuxième partie est un bref interlude où Waldemar maudit Dieu, lui expliquant que, au lieu des anges qui passent leur temps à lui passer de la pommade, « quelqu’un sachant blâmer » serait plus utile au big boss. La troisième partie fait voler en morceaux la clarté du récit. Un paysan (Gábor Bretz) et un bouffon (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, à la diction ironique si caractéristique) encadrent les dernières interventions du roi, avant qu’un récitant (ici la grotesque Barbara Sukowa) et que le chœur mixte ne concluent en chassant la mort et ses spectres, devenus omniprésents, par l’invocation du soleil qui « monte des flots de la nuit ».
Le concert : alors qu’un Mikko Franck fondu est repéré dans le public, c’est à Esa-Pekka Salonen qu’il revient de diriger cette pièce monumentale. Et le chef est à la hauteur de sa tâche : tensions, brèves dilatations opportunes de la battue, contrastes, maîtrise de la puissance des cuivres et percussions, souci des départs, volonté énergique de dépasser le mélodrame en valorisant tous les aspects dramatiques et esthétiques de cette incroyable partition (jusqu’à cinquante portées environ !), qu’il s’agisse des tutti sidérants, du vibrato poignant des cordes, des envolées des bois (récurrent cor anglais), du contrechant des timbales, de la stridence des piccolos ou de la détresse furieuse des contrebasses… Nuances, différences et dynamiques sont soignées, rendant justice à une composition passionnante de bout en bout, jusque dans le dernier quart d’heure où surgit la séduisante surprise de la voix parlée, accompagnée par une partition orchestrale somptueuse.
Cette énorme machine instrumentale ferraille en premier lieu avec deux wagnériens patentés : Robert Dean Smith manque comme d’habitude d’un brin de puissance pour passer au-dessus de l’orchestre fortissimo, mais il ne fait qu’une bouchée des exigences de la partition, poussant ses aigus comme à la parade, interprétant son personnage de telle sorte qu’on y entend davantage le tragique que la niaiserie stéréotypée. Brünnhilde réputée, Katarina Dalayman se promène elle aussi dans les difficultés qui hérissent sa partition d’une heure dix, campant une Tove sûre et volontaire, et jouant sur les différents registres de la partition pour rendre magnifiques les billevesées sirupeuses jalonnant son texte. Michelle De Young, au rôle très ténu, intervient pourtant avec force et intelligence quand vient son tour, après une heure de poireautage sur scène, séduisant le public par une voix précise et sans afféterie (aime bien ce mot, moi, même s’il m’énerve – peut-être parce qu’il ressemble à « friterie », ce qui n’est pas très élégant dans le contexte).
Des seconds rôles masculins, surnage Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, dont la diction inimitable renvoie à son Mime de l’Opéra de Paris. La voix du chanteur est belle, la présence du comédien est séduisante, même dans cette forme « concert » ; surtout, comme on est débarrassé des tics qui transformaient Mime en folle de son cul, c’est une joie d’applaudir cet interprète sans être partagé entre l’admiration et l’agacement suscité par son rôle de mentor tafiolique, le néologisme est faible, de Siegfried. Quant aux chœurs, au rôle quantitativement faible mais musicalement essentiel, ils montrent leur capacité à tonner juste. En fait, le seul regret est lié à la présence de Barbara Sukowa, récitant ridicule aux accents de Chantal Goya germanophone : elle fait passer l’invocation de la nature pour un remake du sketch des Inconnus rendant hommage aux insectes nos amis. Pour ce crime, nous proposons sa mise en congé sabbatique définitive des scènes musicales.
En conclusion, une soirée passionnante, une musique hors du commun, une œuvre captivante, une interprétation ambitieuse et pleine d’allant. Le peuple pourrait réclamer plus, mais, en fait, non. Comme quoi, il n’est pas toujours aussi con que supputent les élites.