Romain Watson, “Comment j’ai disparu” (2024) – 2/2
Récapitulons ce que nous avons pointé dans le premier épisode de cette notule : pourvu de racines assez profondes pour qu’il leur crie « Lâchez-moi », Romain Watson ne « comprend pas » la logique d’une vie où, tel Diam’s, il n’est pas d’humeur à ce que quiconque lui prenne la tête, même lui. Résultat, il préfère se perdre, disparaître « faute d’idéaux », à peine assez vivace pour espérer « échapper aux autres » en gagnant demain. (Suivez-moi pour d’autres résumés discographiques.)
On en était donc là, à ne pas savoir si le fait qu’aujourd’hui n’existe pas signifiait que le chanteur était mort ou que demain était déjà arrivé, quand survient une chanson proclamant que « Demain n’est plus important » à force de « devoir tous les jours vivre sans toi ». Assez de faux suce-pince : on ne saura pas qui est ce « toi ».
- Une jolie demoiselle ?
- Le fantasme d’une identité recomposée ?
- L’image de l’artiste dans le miroir de sa psyché (« je suis moitié, tu es l’autre moitié ») ?
Chez Romain Watson, sous des dehors quasi gentillets, tout est brouillard ou rien n’est.
- L’évident,
- le solide,
- l’objectivable
n’ont pas leur place dans sa poétique. Sans aller jusqu’à oser l’album-concept, sans créer une musique tourmentée où la dissonance sonore traduirait la stridence intérieure, l’artiste semble découvrir, au fil des chansons, que son identité est moins
- dans l’ipséité (je suis ce que je suis, par mes racines et mon histoire), moins
- dans l’altérité (le « tu » peut devenir « je » ou « nous ») que
- dans la quête donc dans le mystère.
Le chanteur, en l’espèce grand amateur de jeux de rôles, n’est pas quelqu’un qui met en musique ses émotions mais qui transforme ses troubles en
- notes,
- groove et
- feelings,
à la lisière entre
- générosité (autant que mon expérience serve mes auditeurs),
- nombrilisme (ce que j’ai vécu peut résonner chez autrui) et
- nécessité ontologique (si je ne sais plus qui je suis, je peux le redécouvrir en dialoguant via ma musique).
Dès lors, rien d’étonnant si, au fil du disque, la deuxième personne du singulier s’impose comme une première personne. Attention, la phrase qui suit décoifferait même Gilles Gabriel : Romain Watson construit son personnage comme la personne aux deux personnes dont il manquerait une personne, la première.
- Les enjambements (« J’ai parcouru ton ombre assez de fois pour ne pas / m’y soustraire »),
- l’enrichissement d’un rythme basique,
- le changement de registres associant voix de poitrine et voix de tête traduisent ces préoccupations.
Ainsi s’exprime aussi « Le manque », marqué par la place accordée à
- l’infinitif (« s’enfuir avant le réveil », « mettre sur pause ») auquel fait écho la boîte à rythmes,
- l’espoir d’une analepse tourbillonnante (« je reviendrai (…) comme (…) un souvenir qui me revient ») et à
- l’illusion d’un devoir rassurant, horizon de volonté préfabriquée déjà évoqué dans « Tête » (à « faudrait qu’j’arrête » succède « il faudrait que tu te poses un instant »).
En écho à cette distance entre la vie, le ressenti et la théorie de ce qu’il faudrait faire, éviter, être, la musique travaille
- la résonance d’un clavier goût piano,
- la suspension de la voix et
- le rôle du non-verbal.
Romain Watson pousse la quête
- de cet approfondissement de soi,
- de ce prolongement de lui-même,
- de cette nécessité de l’autre en tant que miroir reformant et non déformant
jusqu’à co-chanter avec Zèbre et co-écrire avec Maxime Faivre cette tune. Tout se passe comme si la personnalité de l’artiste et son art se délitaient et nourrissaient le délitement de l’être. Ainsi, la chanson devient triple : elle est le constat d’une faille intime, elle creuse cette fêlure jusqu’à inventer la source d’une joie dans le mal-être, et elle permet de reconstruire son moi grâce à cette joie.
Car il s’agit bien
- d’une reconstruction surtout pas à l’identique (cela prolongerait l’effet schizophrénique du double qui perturbe tant l’artiste),
- d’une refabrication inventive,
- d’une reconstitution identitaire
et non d’un repli passéiste, façon archéologue sapiental. Chez Romain Watson, la réalité ne semble tenir que par
- l’imaginaire,
- la musique et
- la créativité.
En témoigne le tube de l’album où l’artiste se figure en extraterrestre, renversant la logique goldmanienne. Quand JJG traînait « au hasard, le soir était tombé, avec mon sac et ma guitare, j’étais un peu fatigué », le narrateur de « J’me balade tranquille » traînait carrément « au hasard dans la voie lactée ». De même que JJG, grâce au hasard, a eu une « bonne idée » qui le conduira jusqu’aux spaghetti et à Frédéric Dard, ce qui n’est pas rien, Romain Watson constate que « le hasard fait bien les choses ». Porté par l’aléatoire
- des événements qu’il renonce à maîtriser,
- de la poésie (donc des enjambements dont il a fait sa marque de fabrique pour avancer envers et contre toutes les règles – prosodiques mais pas que) et
- de l’intranquille légèreté de l’être (les sifflements du riff évoquent les Monty Python incitant à regarder on the bright sight of life and death, y compris sur le bois de la croix, ce qui est sans doute le message chrétien le plus inattendu et le plus imagé de cette bande de frappadingosses),
le chanteur semble avoir franchi un palier. À en croire « Faire mieux », à force de ressasser, de chanson en chanson, son espoir de se poser et d’être « tranquille », il a basculé dans l’espace, l’a « redéfini » et s’est laissé aspirer dans la galaxie en s’asseyant sur « un banc de sable ». Ce n’est pas une happy end, déjà parce que c’est pas la fin mais aussi parce que la joie n’est pas l’objectif le plus évident de l’olibrius.
- Toujours en suspension, ses troubles d’identité (je / tu / on / nous) n’ont pas disparu.
- Sempervirens est son espoir qui est aussi sa crainte d’une normativité salvatrice (« il faudra que je défasse », « il faudrait qu’on s’taille (…) si tu t’sens de taille », en écho au couplet écolo de « J’me balade tranquille » où il rêve de « se tailler ailleurs).
- Persiste itou sa désorientation : lui qui ne comprend pas la « logique de la vie » au point de s’être « perdu », « entrave que dalle ».
Ce nonobstant, le tissu d’échos entre les chansons du disque commence à former un motif plus net – toujours compliqué, jamais parfaitement dicible, mais plus net. Enfin, l’ACI admet que « créer, c’est me tisser une couverture de survie, (…) enfouir mes pensées dans un rêv’ d’infini ».
- Le mid-tempo berçant le titre,
- la place à peine dissimulée de la guitare sèche symbolisant manière
- de vérité,
- d’authenticité,
- de courage aussi pour regarder la réalité en face
- (celle du monde,
- la nôtre et
- celle de nos rêves), ainsi que
- le rôle des chœurs élargissant l’espoir du chanteur
traduisent en musique cet apaisement heureusement incomplet. Car si, avec « Nouvel an », ses sons synthétiques, ses sifflements, ses détournements rythmiques, ses emballements presque alla Placebo, Romain Watson semble avoir réinventé son identité, c’est l’identité d’autrui qui, désormais, semble incertaine. Son adieu à l’année ancienne creuse l’ambiguïté de l’abandon. Comme Jean-Jacques Goldman laissait « des bouts de moi au creux de chaque endroit / un peu de chair à chaque empreinte de mes pas », Romain Watson a laissé son âme et son sang « si c’est important » dans « Demain n’est plus important » ; à présent, il déclare : « J’ai des raisons de te laisser, mêm’ si tu me plais », personnifiant l’année passée et persistant dans son refus de clarifier ces « tu » dont il sème ses paroles, et sans doute pas que pour jouer au mystérieux.
Dans la dernière chanson, le tubesque « J’veux pas qu’ça s’arrête », il l’avoue : « J’commence par me parler à moi-même, / Je crois qu’c’est comm’ ça que j’m’emmêle. » Le verbe revient plus loin : « Je crois que j’ai un sérieux problème. » Bien vu, Romain : dorénavant, ton problème, c’est que tu crois, donc que tu es. Celui qui a passé quarante minutes à se morfondre parce qu’il ne savait pas paraît découvrir la solution – savoir est inaccessible, croire l’est moins.
Croire ouvre des possibles sans dissiper l’ambiguïté consubstantielle au personnage qu’est, comme son patronyme fictif l’indique, Romain Watson. Car, enfin, on ne sait pas ce que désigne le « ça » dans « ça s’arrête », et c’est sans doute mieux ainsi. Bah, oui, laissons les certitudes aux mélomanes sans imagination, et saluons la performance d’un chanteur capable
- de claquer des titres intimistes,
- de balancer des hymnes imparables, et
- de construire son album comme un roman discret mais supérieurement échafaudé,
ce qui étonne presque peu de la part d’un artiste également co-auteur de romans imaginatifs pour la jeunesse au côté de l’ami Maxime Fontaine. On ne peut qu’être bleufé, et hop, par l’art que possède le chanteur pour mêler
- narrativité du disque (enfin un chanteur qui prend au sérieux l’album au-delà de la collection de ses derniers titres !),
- spécificité de chaque titre et
- maîtrise d’un personnage de scène à la fois
- fabriqué au sens étymologique de fingere qui a donné « fiction », et
- d’une authenticité bluffante grâce au masque ainsi utilisé qui universalise, en quelque sorte, ses troubles forcément proches, à un titre ou à un autre, de nos propres doutes.
Dans Comment j’ai disparu, qui n’est pas qu’un hommage à la chanson éponyme mais bien le titre d’une œuvre sur la fragilité d’une identité qui se dérobe et se refagote
- grâce aux autres,
- contre et avec eux, donc
- tout contre eux,
on se réjouit de découvrir douze titres qui, même quand ils ne sonnent pas une cloche dans nos préférences chansonniques, parviennent à capter notre attention grâce
- à l’arrangement,
- à la particularité des choix vocaux, et
- au travail impressionnant sur le son.
Cerise sur le clafoutis, le disque
- ne s’enferme pas dans un concept intello, même si le terme, sous nos saucisses, n’aurait rien d’une insulte ;
- n’a rien d’une longue chougnerie sur l’air de « la vie, quand même, parfois, quelque part, ben pardon, hein, j’veux dire, je souffre de ouf, du coup » ;
- n’étale pas un savoir-faire compositionnel – pourtant acquis au fil de nombreuses années et de non moins nombreuses expériences musicales – comme on étale ses lettres au Scrabble.
Au contraire, il vibre d’une singularité savante qui
- ne trahit pas qui elle est en trichant, en mentant,
- ne s’offre pas en pâture complaisamment tatouée comme un code-barres,
- ne prétend pas ou plus aller toujours droit devant, mais raconte une histoire avec
- ses mots,
- ses notes,
- son artisanat et
- son art.
C’est
- divers,
- intéressant,
- audacieux et
- maîtrisé.
De la belle ouvrage qui s’apparente plus à un travail de Romain qu’à un disque élémentaire, mon cher Watson (voilà, ça, c’est fait, il était temps, petit navire).
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