Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 1/5

admin

Première du disque. Photographie : Esther Assuied.

 

Parfois considéré comme le plus célèbre des altistes-compositeurs, Paul Hindemith était en réalité itou violoniste (il fut violon solo à l’opéra de Francfort à ses débuts). Avec sa sonate op. 31 n°1, composée en 1924, il propose une promenade variée en cinq mouvements dans les possibles d’un instrument qu’il connaît sur le bout de l’âme; et c’est avec cette œuvre presque archéologique au regard des autres pièces choisies que Rachel Koblyakov – issue de la Julliard School et du CNSMDP – entamait en 2021 sa traversée en solitaire du disque.

 

 

Le premier mouvement, tagué “sehr lebhafte Achtel”, semble s’amuser des diverses manières d’impulser le rythme, notamment

  • par la vitesse, certes,
  • par le changement de débit
    • (insertion de triples croches au milieu des doubles,
    • friction entre binaire et ternaire,
    • ajouts d’appogiatures et de trilles,
    • jeu sur la mesure d’ensembles 6/16 assemblés par trois ou par quatre),
  • par la variation des formes de sons
    • (staccato bondissant,
    • legato précipitant l’écoute,
    • sforzendissimi répétés),
  • par la variation des hauteurs
    • (montées en cavalcade,
    • descentes vertigineuses,
    • bariolages créant un suce-pince,
    • sautes de registres) et
  • par le travail sur les sonorités
    • (piani inquiétants où semble se concentrer l’énergie,
    • fortissimi éclatants où semble rutiler l’explosivité ambiante et
    • crescendi vibrants donnant l’illusion d’une accélération essentiellement intérieure).

Sans conteste, il y a de la vie, dans ces notes et dans leur incarnation violonistique – vie qui passe par une association intime entre 

  • virtuosité exacerbée,
  • travail sur le souffle (ça ne dure qu’1’30, mais quelle pétarade – mazette, du cossu !) et
  • respect des redoutables exigences musicales, qu’elles soient intuitives – par exemple pour faire pulser tel grupetto en respirant quelques fractions de seconde avant – ou spécifiées sur la partition
    • (texte,
    • nuances,
    • attaques,
    • phrasé).

 

 

Le deuxième mouvement, siglé “sehr langsame Viertel”, substitue au 6/16 un 3/8 très modulable pour ajouter un sain déséquilibre au swing souvent induit par le principe ternaire. Sa lenteur permet cette fois d’explorer

  • les mutations d’intervalle polluant volontiers la tierce par des descentes chromatiques,
  • les contrastes rythmiques grâce à la dilection de Paul Hindemith pour la connexion – et non l’opposition – entre régularité et disruption,
  • les saccades rythmiques perturbant l’extrême lenteur par le surgissement d’un presto et
  • le son,
    • grâce au travail
      • d’archet, de
      • vibrato et
      • de tenue de l’interprète mais grâce aussi
    • aux suspensions prévues par le compositeur
      • (basse posée sous le motif aigu,
      • points d’orgue et même
      • “courte pause”).

Il sourd du ressassement thématique

  • une mélancolie solaire,
  • une inquiétude diffractée (et hop) et
  • une aptitude à la méditation créative que laquelle l’interprète semble partager avec le compositeur.

 

 

Comme ses prédécesseurs, le troisième mouvement, marqué “sehr lebhafte Viertel”, donc très animé, s’axe autour de trois temps (évidemment adaptables au propos), cette fois 3/4. Nous voici plongé dans un maelström de contrastes dont témoigne l’usage de l’ensemble de la tessiture violonistique… mais pas que !

  • Aux phrasés presque lyriques s’opposent
    • bondissements,
    • accents et même
    • notes silencieuses en quadruple piano ;
  • à l’unité du violon s’oppose sa schizophrénie
    • (basses d’accompagnement,
    • questions-réponses,
    • sautes thymiques soudaines ou progressives et dans le débit et dans l’intensité) ;
  • à l’énergie décidée
    • des rythmes pointés,
    • des trilles dynamisantes et
    • des triolets frénétiques s’opposent
    • une langueur sporadique étirant le son,
    • une itération de motifs ne provoquant pas d’évolution du discours, et
    • une immobilité provisoire quand le texte se prend dans des bariolages jusqu’à s’éteindre en triple piano).

 

 

Le quatrième mouvement, binaire, est à la fois un “intermezzo” et un “lied”. Il est annoncé “vraiment calme”, donc “à jouer délicatement”. Mais les indications de Paul Hindemith ne s’arrêtent pas là ! La séquence est aussi annoncée “ruhig bewegte Achtel” et “grazioso”. C’est dire si l’artiste doit affronter une interprétation à la fois inspirée et très encadrée… Or, les indications ne sont point inutiles car la partition joue habilement d’une tension entre d’un côté,

  • la clarté de la pulsation
  • et l’élégance
    • d’appogiatures,
    • de trilles et
    • d’envolées aériennes,

et, de l’autre côté,

  • l’incertitude tonale et
  • la quête martelée par des séries chromatiques et diatoniques exprimant manière de langueur qui désamorce tout risque de mignonnitude, guère compatible avec l’écriture hindemithienne.

On y goûte

  • l’intensité de l’interprétation,
  • la finesse des couleurs obtenues par l’interprète et
  • une virtuosité
    • de texture (choix de l’épaisseur du son),
    • de grain (choix de le garder
      • uni,
      • vibrant ou
      • changeant) et
    • de ciselage (manière
      • de l’introduire,
      • de le tenir et
      • de le couper avec des contours
        • tranchants,
        • flous ou
        • presque évanescents).

La variation de nuances finales allant du piano au triple piano avec decrescendo illustre ce que nous avons essayé de rendre avec nos petits mots.

 

 

Le cinquième mouvement est oxymorique – ce qui n’étonne guère dans une sonate où les contradictions, frictions et sursauts sont légion. Voici donc un Prestissimo à jouer avec sourdine, autrement dit

  • un morceau éclatant à jouer sans briller,
  • une pièce spectaculaire à interpréter sans rugir,
  • un moment virtuose à claquer sans pouvoir faire résonner la cymbale dans le cornet des auditeurs.

Pour un musicien, le paradoxe n’est qu’apparent. La sourdine

  • empêche de balancer du décibel à fond les ballons mais point de laisser courir les petites saucisses de la senestre ;
  • elle limite les intensités envisageables mais pas les formes d’attaque de la corde ; surtout,
  • elle transforme le son mais n’interdit pas de le manier (en violoniste expert, Paul Hindemith exige par exemple que certain trait soit joués sur deux cordes).

Ainsi la sourdine crée-t-elle

  • un effet de curiosité lié à cette “préparation” du violon et à ses conséquences immédiatement perceptibles,
  • un effet d’acuité puisque l’auditeur est obligé d’écouter davantage sinon mieux, et
  • un effet d’intensification puisque, si les limites sonores sont resserrées, elles n’empêchent pas l’interprète de déployer un large spectre de nuances (Paul Hindemith exige d’ailleurs de nombreuses déclinaisons, allant du pianissimo au triple forte)

de sorte que la limitation qualitative valorise le travail qualitatif de l’artiste. En un sens, moins de bruit, plus de son ! Sur son Guadagnini de 1750 prêté par le CNSMDP, Rachel Koblyakov s’empare du défi pimpant la virtuosité digitale consubstantielle à un prestissimo

  • en galbant ses crescendi /decrescendi, forcément très prompts,
  • en animant les cycles itératifs avec un souffle rare pour un instrument à archet,
  • en bondissant sur les à-coups de la partition qui complètent la cavalcade par la puissance des accords, et
  • en associant le plaisir de la célérité exacerbée au confort d’une musicalité souplement maîtrisée…

Dans le livret dont elle signe les notes, la violoniste salue la “charmante spontanéité” de cette sonate. Spontanéité ? Pourquoi pas. Charmes au pluriel, ça, incontestablement.


Pour écouter la sonate d’un seul coup d’un seul, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. .