Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 5/5

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Première du disque

 

Roi du remix comme chacun sait, Pierre Boulez s’est souvent plu à développer des extraits de certaines de ses œuvres pour accoucher de nouvelles propositions. Ainsi de ces Anthèmes inspirés par un extrait d’…explosante fixe…, finalisé pour honorer une commande du concours Yehudi-Menuhin. D’un point de vue technique, selon l’analyse de Robert Pincikowksi,

 

la pièce est fondée sur un bloc sonore de sept sons dont sont dérivés ses développements par imbrications et interruptions alternatives, ainsi que sur la permanence d’une note-pivot (ici le ré bécarre).

 

D’un point de vue musical, l’affaire démarre sur une série de contrastes :

  • notes
    • précipitées,
    • trillées,
    • répétées,
    • tenues ;
  • nuances allant du triple forte au quadruple piano (allant jusqu’à l’inaudible) ;
  • dynamiques se dérobant à toute univocité à travers
    • attaques,
    • coups d’archets et
    • phrasés.

Rachel Koblyakov transforme en sensation de liberté

  • les mille et une annotations du compositeur (oscillant entre grande précision et flou heureusement artistique comme “pas trop long” ou “pas trop lent”),
  • les multiples changements de
    • tempo,
    • mesure et
    • caractère, ainsi que
  • les variations de couleur sonore
    • (harmoniques,
    • appogiatures,
    • traits en septolets…).

Le surgissement de pizzicati lance un passage groovy que

  • l’instabilité des mesures,
  • la recherche des contretemps,
  • l’imprévisibilité des intervalles,
  • l’efficacité des descentes répétées et
  • le travail sur les accents

habitent et nourrissent. Comme un golfeur, Pierre Boulez travaille son swing en intercalant entre ces passages “rigides”, selon son terme, des moments libres, où

  • tenues,
  • harmoniques et
  • glissandi “sans terminaison précise”

offrent une respiration tant à l’interprète qu’à l’auditeur. Répondant au funk en pizz, un passage avec archet dégaine à la fois les mêmes armes et d’autres plus spécifiques

  • (travail sur la place des crins,
  • contrastes entre phrase et staccatissimi,
  • opposition entre talon et pointe,
  • usage des appogiatures comme tremplins d’énergie et de trilles comme liant sous lequel bat la pulsation…).

Par-delà la démonstration de virtuosité technique, chère aux morceaux de concours, bat chez l’interprète une volonté de privilégier la musicalité en dépit de la difficulté volontaire du texte

  • (vision d’ensemble et non succession de segments,
  • science de la bousculade maîtrisée,
  • art des nuances qui s’interpolent façon autos tamponneuses ou se transforment façon caméléon).

À ce stade de l’œuvre, Pierre Boulez a clairement rendu reconnaissables les cubes idiomatiques qu’il compte manipuler, notamment :

  • succession de passages agités et libres,
  • usage abondant des trilles,
  • rôle prépondérant des contrastes évoqués supra.

Ainsi l’auditeur parvient-il paradoxalement à s’orienter peu ou prou dans les cahots d’une écriture refusant le développement linéaire pour privilégier

  • la secousse rythmique,
  • le surgissement de l’accord, de l’intervalle ou de la note unique, couronné d’une trille, et
  • le jaillissement d’une multitude
    • de groupes de notes,
    • d’accents contradictoires ou
    • de sonorités imprédictibles.

Incompatibles a priori, se mêlent pourtant

  • liberté et rigueur,
  • flexibilité et précision,
  • feeling et minutie.

 

 

Tel semble être le projet d’une partition où les indications du compositeur, censées clarifier le travail de l’interprète, s’amusent parfois à friser le crypto-hermétique. La mesure 98 est ainsi indiquée dans un tempo “lent” ; juste au-dessous, le mot “veloce” accompagne une série de triples croches. Rachel Koblyakov fait clairement entendre la fécondité de ces

  • tensions,
  • oxymorons et
  • absurdités

apparents. En l’espèce, la vitesse n’est jamais plus perceptible que par opposition à la lenteur. Or, comme le changement de tempo n’est pas encore connu de l’auditeur, c’est dans l’intention de l’exécutant que se joue l’efficacité du propos. Dès lors, celui qui n’a pas la partition sous les yeux éprouve le plaisir (si, même dans du Boulez…) d’être

  • décontenancé,
  • étonné,
  • happé

par

  • des fulgurances,
  • de brusques retraits,
  • des foucades,
  • des tiraillements

palpitants mais eux aussi contradictoires. En effet, peu à peu, nous nous habituons au bouillonnement intranquille libéré par la violoniste. En quelque sorte, Anthèmes crée une familiarité entre le mélomane et

  • l’étrange,
  • l’indomptable et
  • l’anti-tragique (au sens où, contrairement à la tragédie, nous ignorons et le fin mot de l’histoire et le mécanisme qui nous y mènera).

Ce phénomène est porteur d’une puissante capacité narrative – en presque clair, tout se passe comme si un récitant nous racontait confusément une histoire, cette confusion devenant peu à peu encore plus séduisante que l’anecdote elle-même.

  • Changements d’attaque,
  • insertion de ternaire imperceptible, et
  • travail sur les différents registres, du sol grave aux suraigus,

animent le dernier long passage, savoureux. Pierre Boulez malaxe sa pâte sonore et paraît vérifier si bis in idem en multipliant

  • régurgitations de motifs pré-cités,
  • itération de nouvelles formules,
  • reprises ad lib. jusqu’à l’épuisement du ré matriciel repris in extremis  en battuto et quintuple piano.

À travers

  • inflexions,
  • contrastes et
  • répétitions,

le compositeur et sa porte-voix semblent chercher, entre vigueur et pointillés, une impossible synthèse. Pour peu que l’on oublie l’agacement que la figure boulézienne peut voire doit susciter, il est fort joyeux de se laisser porter par

  • la virtuosité,
  • la musicalité et
  • l’énergie

de Rachel Koblyakov dans un répertoire dont elle met à jour des séductions souvent confinées à un cercle riquiqui de convaincus quelquefois extrémistes dans leur adulation.

  • Cette ouverture que propose la violoniste,
  • cet engagement dont elle fait preuve et
  • sa capacité à intéresser l’auditeur à un répertoire
    • rare,
    • mal connu et
    • volontiers stigmatisé par les benêts que, enfermés dans nos minichapelles, nous, amateurs de musique savante, aimons à être avec la fierté du sot,

ne sont pas les moindres qualités d’un disque

  • toujours impressionnant,
  • largement ébouriffant et
  • sérieusement passionnant.

 

Retrouver les épisodes précédents
Paul Hindemith, Sonate pour violon seul opus 31/1 (1924)
Orlando Bass, Sonate pour violon seul (2015)
Wolfgang Rihm, Über die Linie VII (2006)
Matthias Pintscher, Study III for Treatise on the Veil (2007)


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