Quatuor Stanislas, Intégrale des quatuors à cordes de Ludwig van Beethoven, Forgotten Records
Depuis qu’Oldelaf (et pas que lui) a popularisé cette idée sombre à souhait, chacun sait que, même quand on s’entasse sur la place Stanislas, Nancy, ce « petit mouroir gris / entre l’Allemagne et la vie », « c’est du Vesoul / en un peu moins sexy ». Pourtant, c’est aussi le lieu où s’est épanouie la carrière de Jean de Spengler, intronisé violoncelle solo de l’orchestre de Lorraine dès 1983.
Pendant un quart de siècle, avec une chronologie sciemment zigzagante, le quatuor forcément Stanislas, dont Jean de Spengler est la colonne vertébrale (laquelle passe aussi par Laurent Causse au premier violon, les deux autres complices variant avec modération), va jouer en concert à la salle Poirel (de Nancy) les 16+1 quatuors de Beethoven et les faire capter par Nicolas Lenoir et Philippe André. Désormais rassemblée en huit disques, cette aventure est disponible chez Forgotten Records grâce à une campagne de crowdfunding largement réussie – l’éditeur ne se foulant pas des masses pour valoriser le produit sur sa page officielle, comme souvent quand ces prestataires de service ont touché leur pas-si-p’tit billet. La réalisation se distingue de nombreuses autres intégrales par le temps écoulé entre les premières prises et les dernières – à titre d’exemple, on est loin de l’urgence tokyoïte du quatuor Kuss pour Rubicon, gravée en la seule année 2019, et qui ajoutait au menu copieux le Sixième quatuor à cordes de Bruno Mantovani. Chez les Stanislas Boys and Girl, il y a là moins un projet éditorial marketté qu’une quête quasi autobiographique, structurante et volontaire, réalisée au plus haut niveau sans les petites douceurs qu’offre le flonflon médiatique.
On aborde donc le monstre avec gourmandise et sympathie. Pourtant, patatras, c’est par un cliché qu’il faut ouvrir le présent compte-rendu : on retrouve dans ce coffret une haute ambition artistique fagotée dans un projet artisanal méritant. Aux inconvénients sonores du live répond l’audace de l’instant, préférable dans la circonstance à l’élégance d’une interprétation lourdement patchée (même si une générale alternative a permis de lisser les « aléas du concert », reconnaît Jean de Spengler dans le livret) ou clinquante d’une pureté exacerbée. Ici, le public tousse, les artistes respirent voire reniflent (enregistrement du 30 janvier 2012 ou du 13 octobre 2008 : c’est hélas notable, par ex., dans l’adagio de la Malincolia : il peut faire froid, entre Vesoul et l’Allemagne !), les pages tournent et claquent, la justesse se dérobe quelquefois (un ex., forcément minuscule quoique objectif, CD 2, piste 7, 6’37-6,40 – détacher quelques secondes sur une dizaine d’heures d’enregistrement est saugrenu, mais ne point exemplifier un propos serait un peu facile, et quelque mauvais esprit, fi, pourrait à l’inverse souligner que l’on n’a point pris la peine d’ouïr les disques, fût-ce aléatoirement ; de même, le dialogue entre les violons, dans le deuxième mouvement du Douzième quatuor semble, par quelques interstices, privilégier volontiers l’échange à une justesse proprette).
Ces signes de vie et la fatuité du pseudocritique n’en peuvent mais, la musique s’impose, et c’est le silence que l’on entend quand, après un fortissimo, la partition suspend son vol. Certes, la spatialisation du son ne met pas toujours en valeur, selon ce qui nous est restitué par notre lecteur, le violons 2 et l’alto ; mais est souvent fort bien rendue la capacité des musiciens à
- permuter les rôles de lead ou de ploum-ploum,
- s’associer à deux ou trois et
- travailler sur la polymorphie de leur ensemble.
De même, aux quelques décalages patents faisant le propre du concert tout hyperpro fût-il, répondent, épatants,
- les audaces,
- les inspirations et
- la cohésion d’un ensemble mutant mais soudé.
Ainsi des remarquables respirations et synchronicités vers 5’10, dans l’opus 18 n°1, que ne souillent point les départs un peu grillés comme celui de l’alto à 6’08, ou les hésitations du violon à 7’03 : le concert est un instant de vibrations, pas de perfection froide, et l’émulation des quatre artistes réjouit – comme vers la fin du premier Allegro du premier numéro de l’opus 58 (CD 3, piste 1, vers 8’05), ou au début de la Grande fugue, le vrai dernier mouvement du Treizième quatuor où, dans le tourbillon des rebonds croche – double, la tonicité des coups d’archet l’emporte sur la clarté sèche parfois ouïe en studio.
En écoutant, en découvrant, l’on goûte itou avec délectation l’ivresse des accents qui seraient sans doute excessifs en studio et qui, ici, associés aux contrastes qui vont bien, transcrivent l’énergie du direct – ainsi de l’ouverture de l’Allegro ma non tanto de l’opus 18 n°4. Ce qui, dans une version studio, pourrait sonner comme une bousculade, devient, en concert,
- manifeste esthétique,
- engagement musical,
- pulsion de vie déchirant d’un trait de lumière sonore
- le sucré,
- le compassé,
- le poudré et
- la convention.
Par-delà ces clichés sur l’opposition entre concert et studio, l’écoute des quelque huit heures de musique est une photographie de la qualité paradoxale qui anime cette énième lecture des quatuors de Beethoven : la capacité qu’a la bande à de Spengler à penser le corpus comme un tout sans jamais s’abstenir de faire entendre la diversité des parties, tant dans l’ensemble du répertoire qu’à l’intérieur des quatuors les plus saisissants – ainsi des variations d’atmosphère ménagées dans le Seizième quatuor, dont le dernier mouvement se refuse – et c’est heureux – à l’univocité.
On se gouleye notamment, tant pis si ça ne veut rien dire,
- d’un mélange de solennité et de sautillements (Allegro liminaire de l’op. 18 n°5),
- d’un allant sachant éviter la précipitation (Allegro con brio tubesque de l’op. 18, n°6, voir vidéo supra),
- de groove portée par manière de walking bass au mitan de l’Adagio molto e mesto du Septième quatuor ou par les pizz du violoncelle opposé à ses trois compères dans l’Andante con moto du Neuvième,
- de sursauts dramatiques et de pétillance (si, si) de l’Allegro ouvrant le deuxième numéro de l’opus 18, qui contraste avec les variations d’ambiance particulièrement soignées de l’Adagio cantabile ;
- et, pour poursuivre le focus sur le deuxième numéro de l’opus 18, l’on se gouleye de la légèreté du Scherzo et de son ornementation quand le tempo et les accents rendent à merveille l’indication d’esprit qui surplombe l’Allegro molto quasi presto, parcouru de dialogues toniques exécutés avec une efficacité jamais en repos.
À une échelle encore plus petite, on appréciera moult microattentions, parmi lesquelles
- le soin porté aux différences d’attaque dans l’Allegro du troisième numéro de l’opus 18,
- la capacité de scander les retours du fugato dans le scherzo du Quatrième quatuor, ou
- l’art de différencier les séquences constituant des formes longues (telle la Canzona de l’opus 132, qui dure plus d’un quart d’heure dans une œuvre qui en pèse le triple), sans craindre de
- poser le tempo,
- jouer avec le silence,
- varier les nuances et
- mener avec fermeté les breaks.
Bref, on ne sait si l’on doit louer
- l’ambition,
- l’opiniâtreté,
- l’audace et
- l’irrévérence face aux diktats de l’éphémère et du « pfff, la discographie est pleine, n’encombrez pas les bacs avec une nouvelle version ! » :
ce compliment pourrait paraître réduire le projet musical à une forme de longévité têtue, selon le refrain bien connu des musiciens, celui de tu-t’es-fait-plaisir, comme si se faire malheur était préférable. En effet, cette obstination du quatuor Stanislas démontre la pertinence du projet. En témoigne la volonté constante et réjouissante
- de contraster,
- de tonifier sans expulser le lyrisme (Huitième quatuor),
- de dialoguer coll’arco ou en pizzicati tuilés (premier mouvement des « Harpes », autour de 6’20),
- de rendre le sautillement varié dans le Scherzando vivace de l’opus 127 (impossible de l’écouter sans savoir le smile !).
Ainsi, l’on se pourlèchera les esgourdes du mystère envoûtant qui nimbe le premier mouvement (sur sept !) du Quatorzième quatuor, comme l’on s’amusera du motif qui évoquera aux pianistes l’ouverture des Scènes d’enfant de Schumann – composées onze ans après la publication du quatuor, donc rien à voir – qui émerge de tel Adagio (CD 7, piste 1, 2’46). Peut-être certains mélomanes curieux découvriront-ils, à notre instar deux « CD 6 » dans leur coffret : ce n’est pas une raison décisive pour acquérir cet ensemble – nous avons glissé d’un peu plus sérieuses motivations ou presque infra – mais, en ces temps de calendrier de l’Avent, ce suce-pince peut être le p’tit plus qui suscite la curiosité des amateurs d’intégrales indépendantes, têtues et joyeuses, dont celle-ci concentre maintes qualités à même de séduire l’écouteur en éveil.